On ne va pas y aller par quatre chemins : Michael Kamen était un artiste entier et un touche-à-tout de génie. N’écoutant que son insatiable boulimie de musique, il est devenu un arrangeur de première force pour plusieurs icônes pop-rock. Il a investi avec brio la scène dite «sérieuse», un terme dont il goûtait peu l’élitisme pédant. Il a gracieusement parrainé des écoles vouées à l’enseignement de sa passion. Et bien sûr, aux côtés des Goldsmith, Silvestri, Newton Howard, Poledouris et quelques autres chiens fous, il a insufflé une vigueur débordante à ce qui reste à n’en pas douter le dernier âge d’or musical d’Hollywood (encore que les fans d’un certain Hans Z. trouveront probablement à redire à cette très partiale vision des choses). Comment expliquer, dès lors, l’invraisemblable sous- représentation dont ce monstre sacré a souffert durant un temps à peine croyable dans le milieu de l’édition ? Rétrospectivement, on contemple d’un œil effaré les huit années séparant tel un gouffre sans fond le dernier score paru de son vivant, Open Range, et la réédition luxueuse de Die Hard chez La-La Land. Une véritable éternité dont la monotonie n’a été rompue que par la brève partition d’un épisode d’Amazing Stories (Histoires Fantastiques) et par les synthés additionnels du Lifeforce d’Henry Mancini. Autant dire, rien.
Tout au long de ce qui a parfois ressemblé à une interminable mise en bière, les mordus de Kamen n’ont eu de cesse de se demander à qui jeter la pierre. Les dirigeants des labels constituaient une cible de choix, eux qui ont régulièrement pris pour alibi un soi-disant casse-tête contractuel paralysant l’œuvre tout entière du compositeur. C’est la pure vérité en ce qui concerne Highlander, ça l’est aussi (ou du moins, ça l’a été jusqu’en 2010) pour le toujours inédit Frequency (Fréquence Interdite). Mais hormis ces quelques titres abandonnés pieds et poings liés, personne ne pouvait docilement avaler une pilule aussi «hénaurme». Cette frilosité éditoriale s’explique plus volontiers par un désintérêt étonnamment généralisé envers la carrière, pourtant riche et polymorphe, de Kamen. Une apathie ayant frappé aussi bien les maisons de disque, qui n’ont jamais vu en feu Michael le potentiel d’une inépuisable vache à lait, que les béophiles eux-mêmes, dont beaucoup donnent l’impression d’avoir tourné la page d’un geste désinvolte.
Certes, on nierait en vain les succès fracassants qui ont auréolé le nom du compositeur ces dernières années. Les redoutables aventures symphoniques de John McClane, parues dans leur intégralité en un laps de temps assez court, ont fait couler des flots d’encre en même temps que les CDs partaient comme des petits pains. Mais pareil enthousiasme était couru d’avance, pour ne pas dire programmé. La trilogie Die Hard était l’un de ces serpents de mer qui surgissaient de loin en loin dans la wish list des mélomanes, à l’instar de Lethal Weapon, Robin Hood: Prince Of Thieves et deux ou trois élus taillés dans un bois aussi vigoureux. Néanmoins, quid des dizaines d’outsiders rongeant leur frein dans l’ombre ? Appâté par le triomphe du Die Hard concurrent, le suprêmement réactif Intrada a aussitôt sorti Renegades et Road House des cartons où ils devaient prendre la poussière depuis des lustres, entérinant par la même la résurrection de Michael Kamen. Mais des chiffres de vente tout sauf mirobolants ont eu tôt fait de prouver que le grand homme n’allait pas, du jour au lendemain, envahir le marché surabondant des rééditions en invincible conquérant.
Le camouflet était de taille pour Intrada, accoutumé pourtant depuis des lustres à faire son beurre avec à peu près n’importe quoi, y compris les plus obscures et exécrables musiquettes des années 80. D’autres ont voulu jouer le jeu. De bien timides tentatives, en vérité, qui peuvent se compter sur les doigts d’une main : Back To Gaya, le score testament de Kamen achevé par de vieux collaborateurs, Crusoe ou Mona Lisa, un album dont on n’aurait peut-être pas fait grand cas (déjà que…) si le kommandant Zimmer ne s’était pas invité en seconde partie de soirée avec Castaway, une œuvre de jeunesse. Pas de quoi pavoiser, comme l’ont démontré le dédain poli de la communauté béophile et l’insuccès de ces disques aux qualités non négligeables, mais esseulés. S’il y a bien un public pour le compositeur, il n’est à l’évidence guère disposé à voir au-delà des grosses machines de combat dans lesquelles le prestige de leur géniteur réside tout entier.
Ce n’est pas la première fois, non plus la dernière, qu’un artiste phare se trouve résumé par pure commodité à une minuscule frange d’œuvres emblématiques. Cette coutume du «tri sélectif», pratiquée autant par la critique que par les fans de tous bords, a cependant failli réussir à précipiter le nom de Michael Kamen à sa perte. Eventualité sinistre s’il en est, qui a pris l’aspect flou d’un mauvais rêve en ces temps plus cléments où les labels ne dédaignent pas inclure l’un de ses titres à leur planning (La-La Land surtout, dont la désormais traditionnelle réédition des fêtes de Noël est dévolue cette année à rien de moins que la saga Lethal Weapon), mais qui continue à glacer l’échine pour le simple fait qu’on l’ait jadis très sérieusement envisagée. Kamen ne devrait pas retourner de sitôt dans l’infamante léproserie où il a trop longtemps croupi, et c’est en soi un merveilleux acquis. Maintenant, il reste encore à terrasser le manque de curiosité patent, les mauvais réflexes qui perdurent. Et, une bonne fois pour toutes, à partir à la rencontre de ce type formidable pour lui tomber dans les bras.