Prokofiev / Eisenstein

L'opéra cinématographique

Portraits • Publié le 29/08/2010 par

 

Eisenstein a tiré le scénario d’Alexandre Nevski (Aleksandr Nevskiy) du Paterikon de Kiev, une chronique de saints et de héros datant du XIIIème siècle dans laquelle sont rapportés la vie et les exploits héroïques d’Alexandre Nevski (1220-1263), Grand Prince de toutes les Russies. L’histoire relate la défense russe de Novgorod en 1242 lorsque les chevaliers teutoniques furent maintenus en échec, notamment au cours d’une spectaculaire bataille sur les eaux gelées du lac Tchoud.

 

La composition d’Alexandre Nevski, qui comprend vingt-et-une sections distinctes, occupe Prokofiev entre le printemps et l’automne 1938. Avec l’aide du poète Vladimir Lougovskoy, il rédige lui-même les textes et les chants de la composition. La première projection sonorisée du film a lieu le 1er Décembre 1938 et sera un triomphe populaire.


L’année suivante, à l’occasion du dix-huitième congrès du Parti et du soixantième anniversaire de Staline, Prokofiev réorganise sa partition sous la forme d’une cantate en sept parties écrite pour mezzo-soprano (Valentina Gagrina), chœur mixte et orchestre symphonique. Il en dirige l’exécution dans la capitale, le 17 mai 1939, en conservant la forme globale du récit d’Eisenstein, mais certains effets orchestraux sont repensés et améliorés. Prokofiev a en effet changé l’ordre de son matériau d’origine qu’il a condensé et abrégé en réalisant une complète transcription symphonique à partir de la partition originale écrite pour un petit orchestre de studio. Tout comme le film, la cantate rencontrera un grand succès public.

 


« C’est dans Alexandre Nevski qu’il nous a été donné pour la première fois d’obtenir l’unité de l’image et de la musique. La « musique émotionnelle » de l’image et du paysage que nous recherchons à atteindre tout au cours de notre travail s’est fondue ici naturellement dans une harmonie unique avec ces éléments exclusivement plastiques dont brille profondément la musique émotionnelle de Prokofiev. Sa rencontre a été pour Tissé et pour moi une joie aussi créatrice que notre rencontre il y a maintenant quinze ans. Dans la personne de Prokofiev, nous avons trouvé un troisième associé sur la voie de la conquête de ce cinéma sonore dont nous rêvons. » (Sergei Eisenstein)

 


Composition de l’orchestre d’Alexandre Nevski :

Deux flûtes, un piccolo, deux hautbois, un cor anglais, deux clarinettes, une clarinette basse, un saxophone ténor, deux bassons, un contrebasson, quatre cors, trois trompettes, trois trombones, un tuba, des percussions (caisse claire, tambour, cymbales, tambourin, maracas, wood-block, triangle, cloches tubulaires, tam-tam, glockenspiel, xylophone, timbales) et des cordes (premiers violons, seconds violons, altos, violoncelles, contrebasses, une harpe).
Voix : mezzo-soprano soliste et chœur (sopranos, altos, ténors, basses).


 

OUVERTURE : LA RUSSIE SOUS LE JOUG MONGOL

 

 

Le film s’ouvre sur un paysage de désolation du sol russe, ravagé par les hordes mongoles et tatares de Gengis Khan. Dés le générique d’Alexandre Nevski, sur fond de frémissement des cordes, sul ponticello, le climat dramatique est créé par les sombres sinuosités solistes des bois (hautbois et cors anglais). Des ossements, des crânes, des champs incendiés, des habitations calcinées, des hommes et des femmes emmenés en esclavage, des villes mises à sac… Telle un prélude d’opéra, la séquence d’ouverture projette d’emblée le spectateur dans l’univers tragique et belliqueux du film.

 

UNE HISTOIRE POLITIQUE

 

« En préparant la création d’un tel film, je vois le chemin par lequel je me dépouillerai moi-même des derniers traits d’individualisme anarchiste dans ma perspective et ma méthode créatrice. » (Sergei Eisenstein)

 

 

Alexandre Nevski s’inscrit clairement dans la vogue des films historiques des années 30, au cours de laquelle le cinéma russe développait les sujets patriotiques en glorifiant pompeusement les héros soviétiques pour convaincre les spectateurs de la grandeur de la nation. Bien qu’il s’agisse d’un film d’époque, il se place nettement dans une perspective marxiste qui répondait à un souci d’actualité liée à la menace croissante du fascisme et de l’armée nazie. Très tôt, le cinéma en URSS devient ainsi une affaire d’état et les films produits doivent répondre à la doctrine établit par Staline :
« Eduquer les masses dans l’esprit du socialisme.
»

 

 

Dans l’intelligentsia soviétique, la situation d’Eisenstein est à cette période assez préoccupante. Après l’échec de son précédent métrage, Le Pré de Bejine (Bezhin Lug), censuré puis détruit par le Parti et qui aurait dû comprendre une composition de Gavriil Popov, Eisenstein fut forcé de faire son auto-critique et d’assimiler l’esprit du bolchévisme. Il adopta donc pour Alexandre Nevski un récit plus conforme aux attentes des autorités, abandonnant ses théories révolutionnaires sur le montage. La société de production MosFilm avait d’ailleurs prudemment engagé de nouveaux collaborateurs pour empêcher le réalisateur de transformer au fur et à mesure le scénario.

 

Quand à Prokofiev, après un long séjour à l’étranger, d’abord aux Etats-Unis puis en France, il retourne vers sa terre natale, ravi de « trouver en Russie un gouvernement qui le laisserait composer en paix, publierait tout ce qu’il écrirait avant que l’encre ne soit sèche et ferait exécuter chaque note sortie de sa plume. » En réalité, c’est exactement le contraire qui l’attend : l’Union des Compositeurs qui depuis 1932 régit toutes les activités musicales va en effet faire de Prokofiev un bon travailleur artistique au service de l’esthétique du réalisme socialiste définie en 1934 par Maxime Gorki et Andreï Jdanov.

 

 

LA CHANSON D’ALEXANDRE NEVSKI

 

A la fois récit et hommage à la figure valeureuse d’Alexandre Nevski, prince de Novgorod, la chanson relate les péripéties de sa précédente bataille contre les suédois au bord de la rivière Neva. Le chant introduit pour la première fois les chœurs et le thème principal du film dans une remarquable phrase musicale lente et majestueuse.

 

httpv://www.youtube.com/watch?v=Lbij9_z2U7M&feature=player_embedded

 

Il y a eu combat sur la Neva,

Sur la Neva, la grande rivière.

Là nous taillâmes en pièces les ennemis

Les ennemis, les Suédois.

 

Ah ! Comme nous les taillâmes en pièces !

Nos haches de leurs navires ont fait des planches

Notre sang avons versé sans lésiner

Pour notre noble terre russe.

 

 

Dans Alexandre Nevski, les défenseurs russes sont représentés par des thèmes populaires et des lignes mélodiques amples. Ces chants épiques d’une expression pleine de noblesse se rattachent d’ailleurs à l’esprit des grandes pages lyriques de l’opéra russe, où les chœurs unifiés, aux consonances émouvantes, sont tout particulièrement appréciés par les autorités, comme par exemple la scène finale de l’opéra La Pskovitaine de Rimski-Korsakov. Prokofiev avait lui-même utilisé cette forme d’écriture simple et accessible dans son cycle des Chansons de notre Temps, composé peu avant Alexandre Nevski et qu’il poursuivra avec les opéras Simeon Kotko (1940), Guerre et Paix (1942) et L’Histoire d’un Homme Authentique (1948).

 

« Il me faisait part de son désir d’une langue musicale simple et claire. Il y pensait depuis longtemps avec obstination et ces pensées l’agitaient profondément. Même lorsqu’il parlait de clarté et de simplicité, il disait toujours qu’il ne s’agissait pas de la « simplicité ancienne » consistant en la répétition de ce qui avait déjà été dit, mais d’une simplicité nouvelle, liée au sens nouveau de notre vie. » (Mira Mendelssohn, fille du compositeur)

 

LÈVE-TOI, PEUPLE RUSSE !

 

Un deuxième thème populaire associé à la Russie est celui du chant patriotique, plein de vigueur, qui préside dans le film à la constitution de l’armée populaire. « Levez-vous, Russes, pour le combat glorieux, la lutte à mort ! » Le film et la cantate connaîtront un tel succès public que ce passage sera ensuite diffusé sans cesse à la radio et deviendra un symbole dans la lutte contre l’envahisseur nazi.

 

Le respect d’Eisenstein pour la musique de Prokofiev était si grand qu’il était parfois prêt à rallonger ou à raccourcir le travail figuratif pour éviter de porter préjudice à l’intégralité du fragment musical. Certaines parties du film ne comportent d’ailleurs que de la musique et ne font pas intervenir les bruitages. C’est notamment le cas de cette séquence de l’appel aux armes où la formation de l’armée populaire russe se constitue, du départ de quelques paysans jusqu’à la marche d’une troupe nombreuse. Un passage qui s’en remet ici uniquement au chœur pour commenter l’action de façon lyrique.

 

                     

Debout, peuple russe,

Marche au glorieux, au mortel combat !

Debout, peuple libre,

À la défense de notre noble terre aimée.

L’ennemi ne foulera pas

Notre grande terre russe

Debout, aux armes, mère Russie !

 

LA TERREUR CULTURELLE

 

« La recherche d’un langage musical à la hauteur des idéaux de l’ère socialiste n’est pas tâche aisée. Mais c’est une tâche très intéressante. » (Sergei Prokofiev)

 

En 1936, le journal officiel La Pravda publiait une attaque sévère contre l’opéra Lady Macbeth du District de Mtsensk, dans un article intitulé Un galimatias musical. L’auteur anonyme accusait en particulier le compositeur Dimitri Chostakovitch d’avoir délibérément écrit une musique dérangeante qui ne pouvait intéresser que des esthètes formalistes au goût malsain. L’absence de signature sous l’article soulignait en outre qu’il ne s’agissait pas de l’opinion d’un critique ou d’un groupe mais du Parti dans son ensemble.

 

À partir de ce moment, tous les arts passèrent sous les fourches caudines du régime. Les compositeurs devaient alors écrire une musique accessible au peuple, c’est-à-dire éviter les harmonies extrêmes et utiliser des thèmes faciles à retenir, qui aient les caractéristiques d’une chanson (particulièrement d’une mélodie folklorique russe). En 1932, dans le film Contre-Plan, la chanson mélodieuse La Fraîcheur du Matin de Chostakovitch fut d’ailleurs particulièrement appréciée par Staline et deviendra l’une des premières chansons populaires soviétiques issues du cinéma. Quand aux compositeurs qui ne respectaient pas les exigences du Parti, ils pouvaient être mis en prison ou encore conduits aux travaux forcés. Alexandre Mossolov et le dodécaphoniste Nicolaï Roslavets seront par exemple mis à l’écart pour « tendances formalistes » et Chostakovitch devra son salut au seul fait que le régime prisait sa musique de film.

 

On constate d’ailleurs une certaine ironie dans la politique du gouvernement Stalinien. D’un côté, le statut de l’artiste était très respecté en Russie et les autorités mettaient tout en œuvre pour que les compositeurs les plus doués soient les plus féconds. Mais le prix à payer était qu’on ne leur permettait pas de décider par eux-mêmes de la direction de leur créativité. Staline, qui était un grand amateur de musique, fut vraisemblablement le premier parmi les chefs d’Etats contemporains à avoir compris que si les jeunes musiciens de son pays se mettaient à gagner des concours internationaux, il en tirerait profit.

 

 

« Prokofiev est avant tout un mélodiste, ce qui implique qu’il a aussi un sens très personnel et original des démarches harmoniques, et c’est pourquoi il peut encore pratiquer l’harmonie tonale sans tomber dans des lieux communs. » (Ernst Ansermet)

 

 

Sans s’engager pour autant dans une quelconque activité politique, Prokofiev écrit alors de nombreuses compositions officielles, des chansons patriotiques, des pièces pour enfants ou des marches pour des fanfares militaires. En 1937, il a désespérément besoin de composer une œuvre qui soit à la fois populaire et acceptable, car son ambition d’être considéré comme le premier compositeur d’Union Soviétique n’a pas été satisfaite. En particulier, l’ambitieuse cantate Octobre, écrite pour le XXème anniversaire de la révolution russe, fut loin de conquérir les tenants du réalisme soviétique.

 

Pour Alexandre Nevski, le coup d’éclat de Prokofiev fut cependant d’être arrivé à s’accommoder des restrictions du Parti sans rien renier de son style personnel. Sa musique s’inscrit à la fois dans la tradition russe des œuvres de Glinka, Borodine, Moussorgski, mais aussi dans une certaine modernité du langage musical comme par exemple Stravinski. On peut aussi rapprocher son écriture de celle des grands compositeurs post-romantique scandinaves, en particulier Edward Grieg (Peer Gynt) ou Carl Nielsen (Aladdin). Des partitions riches d’invention mélodique marquées par une organisation dynamique des masses sonores.

 

En définitive, Prokofiev fut autant un brise-vitre qu’un classique et sa partition d’Alexandre Nevski illustre bien cette dualité. En confrontant en couleurs extrêmement crues les thèmes des deux armées qui s’opposent, Prokofiev donne naissance à deux sphères musicales nettement tranchées. D’un côté, les combattants russes qui sont représentés en musique par des intonations populaires diatoniques, procédant par les tons naturels de la gamme traditionnelle ; de l’autre, l’armée des teutons, associée à des motifs beaucoup plus dissonants et agressifs de l’orchestre.

 

LES CROISÉS DANS PSKOV

 

 

Sur cette séquence particulièrement funeste, l’armée allemande est accompagnée par les timbres rauques et discordants des cuivres lorsqu’elle s’empare de la ville de Pskov. Les sonorités dérangeantes des trombones et des trompettes s’abattent comme de lourdes masses métalliques sur l’une des scènes les plus terribles du film, celle des enfants jetés au bûcher. A la recherche d’effets acoustiques spatiaux, Prokofiev avait placé un micro près des bassons pour produire des distorsions sonores et dénaturer la couleur sonore des instruments : « Comme les sonorités des trompettes teutonnes étaient certainement désagréables aux oreilles russes, j’ai fait jouer ces fanfares droit dans le micro, ce qui produisit un curieux effet dramatique. »

 

Commence ensuite le long chant monodique des chevaliers, Peregrinus Expectavi, ressassé comme une prière et qui réapparaîtra plusieurs fois dans le film pour signifier l’invasion menaçante de l’armée teutonne. Prokofiev oppose alors la brutalité de l’envahisseur aux supplications désespérés du peuple. La musique devient alors plus plaintive et un thème sombre pour cordes s’élève par dessus les invocations d’un vieillard entraîné pour être mis à mort. « Appelez Alexandre ! Pskov morte, t’appelle, Alexandre ! » Ce motif musical sera également réemployé à la fin du film, dans la cantilène du Chant de la Mort.

 

PEREGRINUS EXPECTAVI

 

Au camp allemand, avant de partir au combat, les chevaliers vêtus de blanc chantent le texte latin Peregrinus, Expectavi Pedes Meos In Cymbalis, accompagnés à l’harmonium par le sinistre moine noir. Un motif lent et implacable interprété par le chœur avec un fanatisme pontifiant qui revient dans le film comme un leitmotiv incantatoire.

 

 

Pour l’élaboration de cette chorale « religieuse », Prokofiev a écrit une séquence musicale entièrement originale en utilisant un texte latin de son invention qui n’a par ailleurs absolument aucun sens (« Un pèlerin, j’attendais que mes pieds fussent couverts de cymbales »). Ecrivant la musique pour des évènements qui se déroulent dans les années 1200, il s’est d’ailleurs refusé à utiliser de l’authentique musique du XIIIème siècle ou à reprendre des chants grégoriens de l’église latine.

 

Prokofiev et Eisenstein ont sans doute voulus souligner aussi, de façon peut-être un peu caricaturale, l’inculture et l’absence de religion des soldats allemands en leur faisant interpréter un texte dénué de tout sens logique. A ce sujet, la soprano Morag G. Kerr fait une remarque intéressante en mettant en parallèle le texte latin de la Symphonie des Psaumes d’Igor Stravinski. Dans les trois mouvements de l’œuvre, on retrouve en effet les mêmes mots (Peregrinus – Expectavi – Pedes Meos – In Cymbalis) que ceux utilisés par Prokofiev, mais séparés par des phrases. Sans doute peut-on y voir une forme d’hommage ou un clin d’œil narquois du compositeur à l’égard de Stravinski !

 

PARTITION CINÉMATOGRAPHIQUE

 

httpv://www.youtube.com/watch?v=6KFrdFbX5-w

Si par rapport aux précédents films du réalisateur, Alexandre Nevski se révèle formellement moins audacieux, il y gagne néanmoins en recherche esthétique dans le soin apporté à la composition des plans et en particulier dans son utilisation de la musique, véritable oratorio plastique qui fonctionne en étroite symbiose avec l’image. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, car le réalisateur a toujours été intéressé par les correspondances entre la musique et l’image. En juillet 1928, il publie avec les réalisateurs Poudovkine et Alexandrov un manifeste sur l’Avenir du film sonore et le contrepoint orchestral. Une méthode qui, concluent-ils, conduira « à la création d’un nouveau contrepoint orchestral d’images-visions et d’images-sons ».

 

 

Dès 1926, en collaborant pour l’exploitation allemande de son film Le Cuirassé Potemkine avec le compositeur Edmund Meisel, Eisenstein rompt avec le style traditionnel du cinéma muet avec accompagnement pour rentrer dans le domaine du film sonore, et Meisel renonce à la fonction purement illustrative de la musique, constituée souvent à cette époque de pots-pourris du répertoire classique. La partition est originale, rythmique et grondante selon le souhait d’Eisenstein et culmine dans la séquence devenue célèbre des marches de l’escalier d’Odessa, lorsque l’armée réprime implacablement par la mitraille les manifestations de la foule. Avec la composition de Chostakovitch écrite en 1929 pour La Nouvelle Babylone, de Kozintsev et Trauberg, ce fut assurément l’une des partitions musicales les plus audacieuses de l’époque du cinéma muet.

 

Avec Prokofiev, Eisenstein a tenté de pousser plus loin ses expérimentations sur l’image et le son. Le réalisateur rêvait d’un film-opéra au sein duquel image, dialogues parlés et musique se conditionneraient réciproquement. Sa recherche était influencée à la fois par le concept du théâtre total de Wagner (La Tétralogie du Ring), le mysticisme de Scriabine, qui intègre la couleur à la musique (Prométhée) ou encore le théâtre Kabuki, qui traite comme des éléments de valeurs équivalente, le son, le mouvement, la voix et l’acteur lui-même. Le réalisateur a d’ailleurs exposé ses théories dans son ouvrage The Film Sense, écrit en 1942, dans lequel il décrit entre autres la construction audio-visuelle particulièrement sophistiquée d’Alexandre Nevski.

 

 

Les petits films d’animations de Walt Disney furent également une révélation pour Eisenstein, qui remarqua que la musique pouvait être mariée au montage des images et devenir une composante importante du film. C’est le cas notamment des films musicaux de Mickey des années 30 et particulièrement des Silly Symphonies qui reprennent des thèmes du répertoire classique comme La Marche des Trolls d’Edward Grieg dans The Skeleton Dance (1929) ou encore La Barcarolle d’Offenbach dans Birds Of A Feather (1931). La correspondance entre la musique et l’image était obtenu par l’utilisation d’un métronome électrique à audiofréquence qui permettait au chef d’orchestre d’adapter correctement la partition au rythme des séquences.

 

Prokofiev, qui était un peu bricoleur, était lui aussi très intéressé par les techniques d’enregistrement du son des studios du papa de Mickey Mouse, qu’il avait eu l’occasion de visiter lors de son émigration aux Etats-Unis. Disney projetait d’ailleurs de réaliser un film d’animation sur le conte symphonique Pierre et le Loup de Prokofiev et le compositeur en retour s’est beaucoup inspiré sur Alexandre Nevski de ces techniques modernes hollywoodiennes.

 

Par exemple, sur la séquence de la bataille sur la glace, il enregistra séparément, dans trois studios différents, les chœurs et les différentes sections de l’orchestre pour faire ressortir par le mixage un thème ou un instrument en soliste.

 

« Nous avons installé les trompettistes dans un studio et le chœur dans un autre ; ils exécutaient leurs parties simultanément. De chaque studio partait un fil qui aboutissait à la cabine d’enregistrement, et d’un simple mouvement de levier nous pouvions renforcer ou atténuer l’un ou l’autre groupe, selon les exigences de l’action dramatique. » (Sergei Prokofiev)

 

Malheureusement, les studios de Russie étaient moins perfectionnés que ceux des Etats-Unis et Prokofiev se retrouva face à des problèmes techniques considérables. Au final, la musique d’Alexandre Nevski sera l’une des pires bandes sonores qui ait été enregistrée pour un film. Sur certaines séquences, l’intonation des instruments et des chœurs est mauvaise et l’étendue de la fréquence limitée. On a souvent l’impression d’entendre un orchestre de chambre enregistré à partir d’un téléphone. Comme le dira plus tard le chef André Prévin de façon assez espiègle : « Alexandre Nevski fut la meilleure partition jamais écrite pour un film, mais aussi la pire jamais enregistrée. »

 

Pressé par les autorités staliniennes, qui demandaient à ce que le film soit terminé dans les plus brefs délais, il est également possible que Prokofiev n’ai pas eu le temps de finaliser l’enregistrement et que la bande son du film, celle que nous entendons aujourd’hui, ne soit en fait qu’une copie de travail provisoire, destinée à être remplacée par la suite par une bande sonore de meilleure qualité. Dans la précipitation, une séquence fut d’ailleurs omise : Eisenstein s’était endormi dans la salle de montage et une bobine était restée sur la machine au moment où les bandes furent envoyées au Kremlin pour être soumises à l’approbation de Staline. Cette partie manquante ne fut au final jamais réintégrée.

 

LA BATAILLE SUR LA GLACE

 

 

Si Alexandre Nevski demeure une partition plus traditionnelle et moins provocante que les pièces de Prokofiev composées en France comme la Suite Scythe ou la Deuxième Symphonie, on retrouve néanmoins sur certains passages de la partition des fulgurances rythmiques et harmoniques qui rappellent encore cette période iconoclaste du compositeur. C’est particulièrement le cas lors de la longue séquence épique de la Bataille sur la Glace qui accompagne l’affrontement violent entre les armées russes et teutonnes sur le lac gelé de Tchoud.

 

httpv://www.youtube.com/watch?v=FlGANJY6axk

La musique débute par des trémolos aigus, tendus aux cordes, suivis par le motif menaçant de l’invasion exécuté par les trompes. Une rythmique martiale et répétitive qui rappelle un peu le début du second mouvement de la Suite Scythe accompagne l’armée teutonne, filmée en plan d’ensemble, lorsqu’elle s’avance en direction de l’armée russe. La scène qui suit, l’une des plus réussies du film selon Eisenstein, donne ensuite lieu à l’une des grandes batailles symphoniques de l’histoire de la musique.

 

 

L’aspect audio-visuel du film atteint son point de fusion sur la séquence anthologique de l’attaque des Chevaliers, lorsque la charge des armées teutonnes, amenée en musique par le chœur latin Peregrinus (reprise du thème choral Peregrinus, Expectavi Pedes Meos In Cymbalis), se rapproche et s’abat sur les soldats russes, qui font mine de céder pour entraîner leurs adversaires sur la glace. Les teutons adaptent ici une formation appelée la « tête de cochon », semblable à un éperon de cuirassé fait d’une masse compacte de plusieurs centaines de cavaliers, bardés de fer et disposés en triangle. Le combat s’engage et on n’entend plus que le bruit des armes qui s’entrechoquent par-dessus les cris des soldats.

 

Dans la cantate, Prokofiev accentuera encore plus nettement cette sauvagerie du chœur en renforçant l’orchestre par des rythmes barbares et obsédants qui plongent l’auditeur au cœur d’une furie incantatoire hallucinée. « Vincat Arma Crucifera ! Hostis Pereat ! » On pense alors à la puissance tapageuse de sa cantate chorale fantasmagorique écrite en 1918, Sept, Ils Sont Sept, qui relate l’histoire des sept dieux-démons à la tête du destin de l’univers.

 

 

Chronologiquement, on peut se remémorer en amont d’autres batailles célèbres mises en musique comme l’Ouverture 1812 de Tchaïkovski ou encore son opéra Mazeppa, avec la Bataille de la Poltava ainsi que La Bataille du Kerjenets dans l’Opéra Kitège de Rimski-Korsakov. Dans ce cas présent, la musique de Prokofiev est cependant bien plus liée au tempo cinématographique et à une rythmique mécanique. Un peu comme une sorte de symphonie du mouvement expérimental que l’on pourrait rapprocher de la composition d’Honegger pour le film La Roue (1924) d’Abel Gance ou du mouvement futuriste italien. Plus jeune, Prokofiev avait d’ailleurs souscrit à leur manifeste, Une gifle au goût du public.

 

En plein cœur de la bataille, on assiste ensuite à une scène assez singulière : lorsque l’armée teutonne commence à flancher, des fifres aux intonations typiquement paysannes et des tambourins renchérissent l’exaltation des soldats russes dans une atmosphère de kermesse. Le combat devient foire.

 

Sur cette brève séquence, Eisenstein fit spécialement construire des instruments, les filma sans le son et demanda ensuite à Prokofiev de composer la musique en s’inspirant des images. Prokofiev fournit exactement l’équivalent musical de ce qu’Eisenstein attendait. On retrouve d’ailleurs ce même thème de baladin à la fin du film, lorsque le peuple russe fête dans l’allégresse victoire et mariages.

 

Pour régler le sort de la bataille, Nevski provoque ensuite le chef teuton en combat singulier. La musique stridente est mixée par dessus le martèlement métallique des épées qui retentissent comme de véritables instruments de percussions. Les soldats cessent de se battre en attendant l’issue du duel. A la fin du combat, lorsque le chef teuton est vaincu et fait prisonnier, les chevaliers de l’armée allemande sont obligés de se replier sur le lac couvert de glace.

 

Sur Alexandre Nevski, Prokofiev a voulu réagir contre certaines conventions musicales et imposer un rythme nouveau en utilisant de nombreuses percussions qui dynamisent et rythment l’action (il aurait même réquisitionné une baignoire à Mosfilm pour l’employer comme instrument de percussion). C’est particulièrement le cas sur la séquence finale de la bataille, lorsque les chevaliers se replient : de violents coups de tambours et de timbales retentissent lorsque la glace se rompt sous le poids des chevaliers.

 

La séquence s’achève de manière assez grotesque par un glissando de trombone accompagnant la noyade des teutons au fond du lac qui rappelle le final de l’intermezzo pour neuf percussions de l’opéra Le Nez de Chostakovitch.

 

LE CHANT DE LA MORT

 

Celui qui est mort pour la Russie,
Je baiserai ses yeux éteints,
Et je serai pour le vivant
Une compagne aimante et fidèle.


Je ne prendrai pas un homme beau,
La beauté s’efface.
J’épouserai un homme brave.
Ecoutez bien, fiers faucons !

 

A la fin du combat, lorsque la nuit descend sur l’étendue de glace où gisent des milliers de soldats morts et blessés, s’élève le triste et bel air de la jeune fille cherchant ses morts sur le champ de bataille, le flambeau à la main. Musicalement, cette scène est la seule qui fasse intervenir une voix soliste (mezzo-soprano). La mélodie n’est pas une citation textuelle d’un chant folklorique russe préexistant, mais ses intonations rappellent celles des ballades populaires.

 

Dans l’intensité dramatique, on peut percevoir dans cette cantilène particulièrement poignante et dépouillée l’influence de la Sérénade des Chants et Danses de la Mort de Modest Moussorgski, en particulier dans la version symphonique orchestrée par Chostakovitch. Cette séquence fait d’ailleurs partie du passage musical le plus apprécié par le compositeur russe, même s’il n’appréciait guère l’ensemble de l’œuvre, la considérant comme trop bruyante et manquant de substance musicale. Mais à cette époque, les deux compositeurs n’hésitaient pas à se lancer publiquement des piques, parfois même de façon un peu gratuite.

 

httpv://www.youtube.com/watch?v=3j81-5MuLVM

Extrait du concert donné à Auxerre en 2008

à l’occasion du centenaire de la musique de film.

L’ENTRÉE D’ALEXANDRE DANS PSKOV

 

La musique du film se termine idéalement dans l’allégresse générale par une vaste apothéose chorale qui reprend le chant d’Alexandre Nevski : « Sur notre terre natale russe, jamais nous ne laisserons venir l’ennemi. » Le peuple autour de son chef entre dans la cité libérée. Un message au caractère typiquement nationaliste se superpose au message final du film : « Quiconque viendra chez nous avec l’épée, périra par l’épée. »

 

Dans la cantate, Sergei Prokofiev ajoutera un chœur enjoué, rythmé par les cloches et le xylophone, qui entonne un chant populaire d’où réapparait la mélodie patriotique de l’Appel aux Armes : « Réjouis-toi, chante, mère Russie ! L’ennemi ne foulera pas la terre russe. L’ennemi ne verra pas les villages russes. Mort à l’agresseur ! »

 

 

 

 

 

Julien Mazaudier
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