Le Marginal (Ennio Morricone)

Tout dans les Muscles #15 : Y a-t-il un flic pour sauver la ville ?

Disques • Publié le 27/01/2023 par

LE MARGINAL (1983)
Compositeur : Ennio Morricone
Durée : 74:30 | 25 pistes
Éditeur : Music Box Records

 

 

3.5 out of 5 stars

 

« I’m a poor lonesome cowboy… » Complainte familière s’il en est, et qui trotte régulièrement dans les esprits à la vision du Marginal, tant la croisade contre le crime qu’il narre s’avère flanquée d’allusions orales au vieil Ouest et à son expéditive justice. Comme une évidence, Belmondo incarne ce shérif des jours modernes, craint par les mauvais garçons, vilipendé par sa hiérarchie à bout de patience, sans rival dans les hautes sphères du box-office. Pourtant, les millions de spectateurs qu’il rameuta une fois encore grâce à son seul nom, répandu en lettres d’airain sur toute la largeur d’une affiche peinte avec son brio de toujours par le grand Renato Casaro, arborent rétrospectivement les reliefs gondolés d’un trompe-l’œil. Car en 1983, le star system à la française commençait à péricliter nettement, à l’unisson du circuit exsangue des coproductions européennes, qu’un court partenariat avec la Suisse réussit tout juste à secouer des soubresauts du moribond. Ennio Morricone, loin d’être le dernier, parmi les rangs hétéroclites de la grande famille du cinéma, à bondir depuis sa Botte natale vers l’Hexagone, avait-il senti le vent tourner ? On peut le supputer : au sortir de cette énième « bébèlerie », il cessa purement et simplement de faire la navette entre Cinecittà et la France, tout à sa passion grandissante pour les studios hollywoodiens. Le Vieux Continent venait de perdre le monopole du génie morriconien.

 

Qu’il ait été mûrement réfléchi ou qu’il ne se soit avéré qu’a posteriori, ce baroud d’honneur sous nos latitudes a de la robustesse à revendre. Monothématique à quelques fioritures près, il gratifie le flic risque-tout d’une puissante signature, comme taillée dans l’épais granit d’une détermination indomptable. Une ligne de basse dégingandée déroule ses multiples proéminences, entre une atrabile urbaine pour solistes habités et le staccato péristaltique des cordes, marquées d’une vigueur telle qu’une oreille assoupie pourrait croire entendre le pupitre des cuivres sonner l’hallali. En blue-jeans et baskets, un blouson de cuir jeté sur son débardeur, Belmondo cherchait à dupliquer l’efficacité hâbleuse du modèle américain (voire italien) par tous les moyens, incluant donc cette ébouriffante force de frappe musicale. Assez paradoxalement, cette dernière ne tente à aucun moment d’imposer sa loi à l’écran. Bien au contraire, elle s’épanouit dans l’emploi parcimonieux d’anciennes formules, pour ne pas dire poussiéreuses, qui consistent à snober les morceaux de bravoure et autres spectaculaires acmés en faveur des creux, des poinçons fugitifs au terme d’une bobine. Ces temps morts, Ennio Morricone s’y coule avec adresse, sans rien bouleverser de la structure de son thème ; juste en l’humectant d’un hautbois mélancolique par-là, tirant de la trompette un début de lamento par-ci — saisissant raccourci des états d’âme d’un justicier seul contre tous, qui se sait condamné par sa mission à n’accorder sa confiance à personne.

 

C’est ainsi, en solitaire farouche, que notre héros écume les bas-fonds de la ville. Pigalle et ses péripatéticiennes, dont il ne dédaigne pas le savoir-faire, un antre vermoulu dans lequel s’agglutinent des Antillais dépravés, les bars gays avec panoplies cuir de rigueur, où Roger Crouch de l’éphémère groupe Blizzard jappe un rock coupé au disco… Quand la fantaisie le saisit de planter ces décors bariolés, Morricone ne s’écarte guère d’un pittoresque plutôt caricatural, pour preuve les tam-tams vaguement tribaux, jaillis tout droit d’une jungle d’opérette, qu’il accole aux squatteurs. Avec quels cris d’orfraie les gardiens de l’Ordre canonneraient-ils aujourd’hui Le Marginal et sa vision goguenarde du « multiculturalisme » ! À l’époque, on s’en tint à fustiger l’anémie d’un polar affairé en priorité à servir à sa vedette une soupe en train de vite se coaguler. Jacques Deray, autrefois, fut plus inspiré derrière la caméra, Michel Audiard plus percutant et incisif en tapant sur sa machine à écrire… Ne reste guère, à dire vrai, qu’Ennio. Malgré la fâcheuse inclination que montre sa musique à bégayer (dans la grande tradition italienne, avouons-le), malgré le sentiment d’un disque rayé qui en découle parfois, l’énergie fantastique déployée par le compositeur emporte jusqu’au moindre grief sur son passage. Il semble que le Maestro n’avait pas gardé rancune de la calamiteuse expérience deux ans plus tôt du Professionnel, où sa partition fut presque entièrement évincée au profit de l’omniprésent Chi Mai de Maddalena. À moins qu’il ne faille voir un grain de malice, lancé l’air de rien à la figure de Belmondo, dans le morceau ayant pour titre sibyllin Thème Classique… Une meute de violons y entame un crescendo dramatico-pop, dont le mimétisme avec le thème original du Professionnel se vautre en pleine consanguinité. Peine perdue ! Considéré comme denrée négligeable, celui-là non plus ne survécut pas à la table de mixage — décidément !

 

 

Benjamin Josse
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