Elles forment une troupe hétéroclite d’orphelins et de réservistes qui jamais ne furent envoyés au front, claquemurés pour ne pas fragiliser l’équilibre dramatique patiemment édifié à l’écran ou satisfaire les caprices de stars tyranniques et de producteurs dévorés d’acouphènes. UnderScores se propose, montages à l’appui, de donner la parole aux musiques qu’en tous temps, le cinéma rejeta loin des feux de la rampe.
THE ARTIST (2011)
THE ARTIST
Réalisateur : Michel Hazanavicius
Compositeur : Ludovic Bource
Séquence décryptée : My Suicide
Éditeur : Sony Classical
« C’est un viol ! » s’étrangla d’indignation Kim Novak, il y a de cela dix ans. Voilà ce qui s’appelle ne pas mâcher ses mots — et ce furent les géniteurs de The Artist qui en firent les frais. Qu’avaient-ils donc pu commettre de si odieusement répréhensible pour que l’inoubliable blonde spectrale de Vertigo les lapidât du terme peu amène cité en exergue ? Justement, tout tourne autour de la pièce maitresse de l’œuvre d’Alfred Hitchcock, et de l’inextinguible passion qu’éprouve depuis toujours à son égard Michel Hazanavicius. En cours de production, cette idolâtrie le convainquit d’intégrer au temp track la fameuse Scène d’Amour somptueusement écrite par Bernard Herrmann. La suite est un cas d’école : le cinéaste, épris au-delà de toute raison de ce montage musical censé n’être que provisoire, poussa son compositeur Ludovic Bource à un impossible mimétisme. Tâche de nature à aiguillonner l’inspiration, parfois, mais surtout bien ingrate ! L’écrasante référence finit par engloutir toute créativité à la manière d’un mauvais papier buvard, et Herrmann supplanta son confrère depuis la tombe. Comble de l’ironie : Brian De Palma se souvient encore en se recroquevillant d’effroi de la colère qui empourpra le très caractériel Bernie lorsque celui-ci, invité à musicaliser Sisters (Soeurs de Sang), découvrit un premier montage caviardé, en guise d’hommage au grand homme, de larges extraits des partitions de Psycho, Marnie et… Vertigo. Las ! Le compositeur eut beau vilipender toujours ces méthodes, elles règnent encore en maîtresses tyranniques dans les coulisses du cinéma.
Exit, donc, le morceau qu’avait composé Bource en suivant pourtant au plus près les desiderata d’Hazanavicius. Aveuglé par sa dévotion pour Herrmann, le cinéaste était passé à côté de deux évidences : primo, la Scène d’Amour reste, pour les siècles des siècles, si intimement attachée à Vertigo, à ce point consubstantielle à la quête quasi-nécrophile dans laquelle s’abîme James Stewart, qu’il ne pouvait impunément jouer du bistouri et la transposer loin de son fabuleux écrin — l’ire retentissante de Kim Novak en atteste. Secundo, Bource avait relevé le défi avec tous les honneurs, livrant une musique autrement élégante que le fac-similé rigide qui le guettait au tournant. Dès les notes introductives, malgré tout, sa posture à l’égard de son légendaire aîné parait modèle et disciplinée, preuve en sont les longs sanglots des cordes qui, dans un cas comme dans l’autre, traduisent avec pudeur les troubles émotions du héros. Mais la comparaison, sitôt esquissée, s’arrête là : alors que l’apogée romantique et morbide à la fois du chef-d’œuvre d’Hitchcock renferme en réalité un piège retors, caché sous le luxuriant hommage que rend Herrmann au Tristan und Isolde de Richard Wagner, la star déchue de The Artist s’abandonne, elle, à une détresse sans borne. Une femme éperdue d’amour, l’exact inverse de la créature manipulatrice de Vertigo, se précipite à sa rencontre pour le sauver, mais George Valentin n’en sait encore rien. Et le voici errant parmi une foule d’autres âmes en peine, inconsolable de son aura passée, dont il ne subsiste plus que de pitoyables vestiges. D’enjouée, de primesautière qu’elle s’affichait autrefois, sa signature musicale s’est recroquevillée à l’état de lamento abattu.
Peu à peu, ses pas lourds le conduisent jusqu’à sa petite maison, qu’un terrible coup de sang de sa part a changée en squelette calciné. On eût pu émettre un diagnostic semblable quant à son thème, si Ludovic Bource n’avait choisi ce moment pour l’emplir d’une énergie neuve. Sauf que ce regain subit n’annonce pas un sursaut de volonté chez l’acteur déchu, mais une bien plus sombre résolution qu’attise l’anéantissement. On ne sait exactement quel degré de pathétisme Michel Hazanavicius avait demandé d’atteindre à son compositeur, mais celui-ci, alors que le dénouement approche, ne ménage pas sa peine pour culminer à un paroxysme tragique. Dans la réinterprétation langoureuse, élaguée de ses fugitives et menaçantes aspérités que donne le Brussels Philharmonic de la Scène d’Amour, une bouffée d’espoir reste de mise, une lueur brasillant avec obstination dans les ténèbres personnelles de George Valentin. Rien de tout cela n’affleure chez Bource, qui fait siennes les pulsions suicidaires de l’infortuné. Il les envenime, les fouaille, les observe grossir, comme de hideuses métastases. L’habileté (mélo)dramatique dont il assène la démonstration impressionne d’autant plus venant d’un artisan pop dans l’âme, qui se déclare lui-même bien mieux à son aise à peinturlurer de musique les rocambolesques aventures d’OSS 117 qu’à tenter de ressusciter le romantisme tout adorné de fioritures des « vieux » compositeurs hollywoodiens. Le résultat est pourtant là, et il prend aux tripes, au point de faire craindre irréparable l’onomatopée fatale qui envahit soudain l’écran.