THE 7TH VOYAGE OF SINBAD (1958)
LE SEPTIÈME VOYAGE DE SINBAD
Compositeur : Bernard Herrmann
Durée : 58:30 | 37 pistes
Éditeur : Varèse Sarabande
En 1957, le producteur Charles H. Schneer, collaborateur de longue date du grand maître des effets spéciaux Ray Harryhausen avec lequel il a déjà créé quelques-uns des fleurons du cinéma de science-fiction des années 50 (It Came From Beneath The Sea [Le Monstre Vient de la Mer], Earth Vs. The Flying Saucers [Les Soucoupes Volantes Attaquent] et 20 Million Miles To Earth [A des Millions de Kilomètres de la Terre]), se lance pour la première fois dans la fantasy avec The 7th Voyage Of Sinbad, adaptation très libre des Contes des 1001 Nuits. Fasciné depuis son adolescence par les musiques de Bernard Herrmann qu’il a découvertes grâce aux émissions radiodiffusées The Mercury Theater et Suspense, Schneer propose immédiatement le film au compositeur, malgré l’insistance de Ray Harryhausen d’engager Max Steiner ou Miklos Rozsa (ce dernier prendra en charge l’opus suivant réalisé en 1974 : The Golden Voyage Of Sinbad [Le Voyage Fantastique de Sinbad]).
Herrmann, même s’il a déjà expérimenté avec bonheur tant dans la science-fiction (The Day The Earth Stood Still |Le Jour où la Terre s’arrêta]) que dans l’exotisme oriental (Anna & The King Of Siam [Anna & le Roi de Siam] et King Of The Khyber Rifles [Capitaine King]), doute de sa capacité à œuvrer avec succès dans un genre nouveau pour lui, et refuse tout d’abord l’offre du producteur. Il faudra six mois et plusieurs rencontres pour que les trois hommes apprennent à se connaître et qu’Herrmann accepte finalement de prendre en main le projet, initiant ainsi le début d’une collaboration exceptionnelle qui se prolongera avec The Three Worlds Of Gulliver (Les Voyages de Gulliver), Mysterious Island (L’Ile Mystérieuse) et Jason And The Argonauts (Jason et les Argonautes).
Selon son auteur, la musique de The Seventh Voyage Of Sinbad se devait de «refléter une pureté et une simplicité qui puisse facilement être assimilée à la nature même de la fantaisie (…), caractérisant les différentes créatures par des combinaisons inhabituelles d’instruments, et en composant des motifs pour chaque personnage principal, chaque action, afin d’envelopper le film entier dans un voile d’innocence mystique». Pour ce faire, il utilisera un orchestre conventionnel augmenté d’une importante section de percussions, et de quelques cuivres et bois supplémentaires, ne faisant quasiment jamais travailler l’ensemble de la formation simultanément et préférant plutôt privilégier les différentes sections indépendamment les unes des autres (presque toutes les pages du score sont rédigées à l’horizontale), ou dans des combinaisons insolites et audacieuses. Il parvient ainsi à donner à chaque personnage et créature une identité propre tout en gardant une unité à l’ensemble.
L’aspect exotique de la composition, dont les fondations peuvent être aisément rapprochées du Scheherezade de Rimsy-Korsakov, permet aussi à Herrmann de puiser dans son œuvre passée, en particulier The City Of Brass et The Arabian Nights, pièces composées en 1934 pour CBS Radio. Le score primal d’Herrmann renforce à merveille le gigantisme des créatures fantastiques de Ray Harryhausen par la densité de ses orchestrations et des instruments-phares choisis : timbales, cuivres et cymbales pour le cyclope, cuivres dans leur plus bas registre et martèlement incessant des timbales pour le dragon… Les cordes sont assez peu sollicitées, à l’exception des deux thèmes associés à la princesse, dans lesquels l’instrument y est sensuel, voire plaintif lorsque cette dernière se retrouve miniaturisée par les maléfices du magicien Sokurah.
L’Ouverture introduit avec un dynamisme extraordinaire un thème enchanteur, héroique et noble qui évoque à la perfection la quête aventureuse qui va se dérouler, et dans lequel alternent cuivres vigoureux et percussions soutenant une ligne mélodique de cordes orientalisantes du plus bel effet. L’ensemble évoque le Carmen de Bizet, et le thème lui-même sera plus tard recyclé par son auteur pour devenir le Love Thème du Marnie (Pas de Printemps pour Marnie) d’Alfred Hitchcock. A la fois envoûtantes et inquiétantes, les cordes minimalistes répétant à l’infini le motif de The Fog soulignent le silence opaque et l’atmosphère feutrée du brouillard recouvrant l’océan sur lequel glisse le navire de Sinbad, masquant créatures et rivages étranges sans pour autant diminuer le danger qui guette.
Le contraste en est encore augmenté par l’apparition de The Princess, fragile et délicate comme les cordes qui seules l’accompagnent dans la caresse d’un thème mêlant habilement romance et magie. Le répit est de courte durée, et un ostinato descendant de harpes, puis de clarinettes (dont la construction rappelle fortement le passage du Telescope de The Day The Earth Stood Still) introduit The Stone Gate, visage gigantesque taillé à même le roc d’où jaillit bientôt un magicien affolé poursuivi par un Cyclops furieux. Première apparition de la créature, mais aussi de son thème, un leitmotiv de cuivres entrainant, après un interlude à la harpe, un déchainement de percussions (ce motif, simple et terrible à la fois, servira 15 ans plus tard de base à Herrmann pour le thème central du Sisters / Sœurs de Sang de Brian De Palma).
Fort heureusement, tous échappent à la colère du cyclope et la fanfare puissante de The Trumpets annonce le retour des héros à Bagdad, qui nous plonge dans le mystère et la séduction de l’orient des 1001 Nuits avant un retour romantique des violons pour l’idylle du marin et de la princesse. A noter que pour Bagdad, Herrmann s’est librement inspiré de Egypt : A Tone Picture, pièce inachevée écrite en 1934 et déjà recyclée en 1935 par son auteur pour une revue de Broadway. Sultan’s Feast, reprise festive du thème principal entendu lors de l’Ouverture, laisse bientôt place à The Vase et à la première apparition d’un nouveau motif symbolisant la menace, qui sera beaucoup réutilisé dans la suite de la partition. Aussi sinueuses et inquiétantes que les mouvements de la femme-serpent, les flûtes ondulantes de Cobra Dance sont suivies d’une tout aussi sombre Prophesy, pièce à la structure similaire au thème du cyclope, puis à l’interlude romantique de The Pool, avant que la malédiction d’un Night Magic au motif ascendant accompagne la transformation de la jeune fille en Tiny Princess, qui plutôt que de réutiliser le thème qui était jusqu’à présent associé à la jeune fille, introduit un motif secondaire éthéré et mystique.
The Ship développe la fanfare introduite dans The Trumpets, alors que l’équipage de bagnards prépare déjà la mutinerie qui les confrontera à Sinbad dans The Fight, composition tribale utilisant uniquement des percussions et dont les timbales et cymbales soulignent avec force la violence de l’affrontement et la défaite de Sinbad. Après une séquence sans musique qui laisse place aux chants envoûtants des sirènes, le navire parvient enfin à destination. The Return, et son bref retour des cordes, introduit déjà la tension qui s’amplifiera rapidement par les cuivres menaçants de The Skull, variation assez méconnaissable du motif présenté dans The Trumpets. Autre nouveau motif pour The Cave, autre variation sur le thème de la menace, et qui annonce en crescendo le danger que provoque l’approche du cyclope. Le thème de ce dernier réapparait alors dans toute sa puissance dans The Capture, aux cuivres infatiguables et au rythme presque guerrier, puis dans The Fight With The Cyclops, ou les percussions sont bientôt rejointes par les cuivres, les timbales et les cloches pour s’achever avec le toujours plus brutal Cyclop’s Death, hallali de cuivres hurlant à l’unisson de la créature agonisante.
Le périple continue alors que la troupe escalade The Cliffs, qui signe pour un temps le retour à une ambiance pesante. The Egg tire de toute évidence son inspiration dans la partition d’Anna & The King Of Siam et met en avant un usage plus intensif que jamais des sonorités étranges du gamelan javanais. The Request accompagne le diner des aventuriers (le contenu de l’œuf : un poussin géant à 2 têtes !), avant de citer encore une fois le thème de la Tiny Princess dans une version presque désespérée. Cette dernière part en exploration à l’intérieur de la lampe du magicien et rencontre l’agaçant habitant de The Genie’s Home au son descendant d’un carillon soutenu par d’une harpe, d’un celesta et d’un xylophone. C’est alors qu’arrive The Roc, oiseau gigantesque qui attaque les aventuriers à grands coups d’arpèges des cuivres et des vents, introduisant au passage un nouveau thème et soustrayant finalement Sinbad à ses camarades pour le déposer dans The Nest, dont les accents minimalistes opposent les cordes descendantes et les cuivres ascendants.
Sinbad, s’il s’évade facilement du piège, se retrouve isolé et fait appel au génie de la lampe, qui le guide vers l’antre du magicien et son gardien : The Dragon. Cuivres grondants et timbales sont associés à cette créature reptilienne mythique qui occasionne aussi le retour attendu de percussions plus frénétiques que jamais. Enchainé, celui-ci ne peut cependant empêcher Sinbad de s’introduire dans la forteresse où il obligera le magicien à preparer la potion qui restaurera la princesse à sa taille normale. La Transformation qui s’ensuit provoque une dernière variantion sur le motif de la menace, cette fois soutenu par l’ensemble de l’orchestre. La vengeance du magicien ne se fait pas attendre : une nouvelle fanfare introduit The Skeleton, un tuba grondant met en place les protagonistes, et The Duel With The Skeleton peut commencer : cliquetis et dissonances soutiennent l’affrontement, et Herrmann orchestre un fantastique duel musical entre les trompettes du héros et le xylophone du squelette pour une pièce virevoltante qui donne à la séquence un dynamisme sans précédent. The Sword apporte en fanfare une conclusion au combat, et à la défaite du magicien et de sa créature.
Libéré par Sinbad afin d’affronter un autre cyclope, l’animal chimérique se déchaine dans Dragon and Cyclops, dans lequel Herrmann inverse le thème du cyclope, signifiant ainsi son inévitable defaite. Quand au dragon, son temps est compté, et le motif guerrier et pesant de The Crossbow, tout en basses minimalistes et piano martelé avec vigueur pour cette arme à l’échelle du monstre, illustre puissamment la fatalité du destin de la bête. Les clarinettes, relayées par des cuivres au plus bas du registre, accompagnent son trépas. Une dernière intervention du love thème, puis une reprise flamboyante du thème d’ouverture amènent enfin un Finale qui clôt à la perfection cette partition fondamentale.
Il est fascinant de constater à quel point le compositeur, tout d’abord réticent, parvient non seulement à assimiler l’univers nouveau qui lui est donné à illustrer, mais aussi et surtout à transcender cet univers en l’intégrant à son propre univers musical. En effet, si le début de sa partition se situe encore à la frange de la grande tradition du score épique, il dérive implacablement vers un schéma de plus en plus radical et sans concessions. Par cette rupture brutale avec les codes établis et son mépris des conventions, Herrmann impose sa vision presque subversive du genre, dans une démarche finalement très représentative de son approche globale de ce que doit être la musique de films.
La grève des musiciens américains qui avait déjà empêché Herrmann de diriger les sessions de Vertigo (Sueurs Froides) à Los Angeles (Muir Mathieson s’en était chargé, d’abord à Londres puis à Vienne) sévissait toujours. Pour cette raison, l’enregistrement du score est crédité au même Mathieson, à la tête du Graunke Symphony Orchestra de Munich. En réalité, Herrmann, fort mécontent de la direction d’orchestre de son collègue, enregistra en secret (la plupart des musiciens anglais soutenaient leurs collègues grévistes d’outre-atlantique) sa partition aux studios de Shepperton avec des musiciens londoniens.
Un album contenant environ 35 minutes de score fut édité l’année suivante par Colpix, puis réédité cette fois en stéréo par Varèse Sarabande, d’abord en LP en 1980 puis en CD en 1986. Celui-ci est bien sûr épuisé et introuvable depuis bien des années. Herrmann enregistrera en 1973 avec le National Philharmonic Orchestra une courte suite pour l’album The Fantasy Film World Of Bernard Herrmann, mais c’est le réenregistrement édité en 1998, toujours par Varèse Sarabande et interprété par le Royal Scottish National Orchestra sous la baguette énergique de John Debney, qui offre la présentation la plus complète avec près d’une heure de musique, et bénéficie d’une qualité sonore bien supérieure aux enregistrements précédents (c’est d’ailleurs cette version qui a été utilisée comme référence pour l’analyse ci-dessus) et d’un magnifique habillage graphique signé Matthew Joseph Peak. Il ne s’agit cependant pas d’une intégrale, puisque même si les pièces essentielles sont effectivement disponibles, 23 morceaux totalisant environ 15 minutes de musique restent totalement inédits (le score totalise 68 minutes). Une édition complète reste donc à espérer, et pourrait être envisagée quand on connaît la popularité du score d’Herrmann tant auprès des amateurs de musique de film que des mélomanes de tous horizons.