Leviathan (Jerry Goldsmith)

M.A.L. : Musicien Aquatique en Liberté

Disques • Publié le 23/03/2020 par

LeviathanLEVIATHAN (1989)
LEVIATHAN
Compositeur :
Jerry Goldsmith
Durée : 39:16 | 11 pistes
Éditeur : Varèse Sarabande

 

4 out of 5 stars

 

« C’était ma décision, de faire ce film (…), mais je dois dire que j’ai fait des choix affreux, j’ai donné ma parole et écrit des musiques pour quelques films lamentables. » L’aveu date du mois d’août 1989, et si son interlocuteur évoquait alors plutôt le déjà lointain King Solomon’s Mines (Allan Quatermain et les Mines du Roi Salomon) de Jack Lee Thompson sorti en 1984, Jerry Goldsmith avait peut-être bel et bien en tête, lui, un choix beaucoup plus proche… Et pourquoi pas ce Leviathan qu’il a achevé à peine quelques mois plus tôt et qui depuis le 17 mars a d’ores et déjà sévi sur les écrans américains ? Car au cinéma, la fidélité n’est pas forcément bonne conseillère, loin s’en faut. Exemple parmi d’autres au sein de sa longue filmographie, il n’est donc a priori pas nécessaire de chercher bien loin pour expliquer la présence du compositeur au générique de cette calamité sous-marine sinon celle, aux manettes, du réalisateur George Pan Cosmatos avec lequel il a déjà collaboré à deux reprises : pour The Cassandra Crossing (Le Pont de Cassandra) en 1976 puis moins d’une dizaine d’années plus tard pour Rambo: First Blood Part II (Rambo II : la Mission). Pourtant, il n’avait pas hésité à décliner respectueusement son Escape To Athena (Bons Baisers d’Athènes) en 1979 sous prétexte qu’il n’aimait pas le script. Alors ? Celui de Leviathan était-il à ce point prometteur ? Les autres propositions du moment étaient-elles si peu attrayantes ? Ou bien le compositeur a-t-il sauté sans trop y regarder sur une occasion d’explorer dans un registre aquatique ces sonorités synthétiques qu’il aime tant ?

 

Peter Weller dans Leviathan

 

A la vision du produit fini en tout cas, la question essentielle est finalement ailleurs. Et pour tout dire, elle s’impose d’elle-même dès lors que défilent une à une devant nos yeux masochistes les séquences affligeantes qui constituent cet ersatz particulièrement paresseux d’Alien et de The Thing : mais où diable ce sorcier qu’était Jerry Goldsmith, lui qui affirmait haut et fort, juré, craché, ne travailler qu’à l’image, parvenait-il à puiser son inspiration pour élaborer une partition aussi stimulante à partir d’un matériau cinématographique d’une pauvreté aussi… abyssale ? Son ouverture est ainsi tout ce qu’il y a de captivant : après avoir assuré en quelques secondes l’immersion en eaux profondes, lent crescendo et effets électroniques à l’appui, la musique s’y échine déjà à rehausser non sans une certaine emphase (thème introduit à la trompette, repris par les cors) la présentation de la base minière sous-marine qui sert de décor à l’intrigue. On va bien entendu s’empresser d’ajouter que c’est là le propre du travail d’un compositeur : expliciter ce que l’image, seule, ne suffit pas à exprimer, et en l’occurrence ici de participer activement à la crédibilité d’effets spéciaux anté-numériques jusqu’à leur conférer un peu d’ampleur. Mais on se rend très vite compte que cette contribution musicale pour Leviathan tient véritablement en ce sens du cas d’école poussé à l’extrême.

 

C’est tout simple : il n’est RIEN ici dont la musique ne se charge quasiment à elle seule faute de quelconques efforts de mise en scène. La toute première péripétie émaillant le scénario au bout de cinq minutes de métrage donne le ton : un ensemble orchestre et électronique plein d’allant, de rythme, et Goldsmith fait de l’incident de scaphandre le plus mollasson qui soit un péril urgemment mortel jusqu’à son dénouement serein et lumineux. Un peu plus loin, c’est la recherche d’un membre d’équipage dans un champ de tubipores géants et la plate exploration d’une épave qui devient en une poignée d’accords entreprenants un mystère un tant soit peu accrocheur. Il faut dire qu’en quelques notes de harpe, lignes de cordes suspendues ou intrusions d’effets synthétiques, Goldsmith n’a pas son pareil pour instiller une ambiance trouble sur les plans les plus anodins : des choix évidents bien sûr comme un mouvement sous un drap, un bruit suspect ou un acte de suicide pour lequel on reconnaîtra volontiers aujourd’hui des prémices du Hollow Man (L’Homme sans Ombre) de Paul Verhoeven, mais également des séquences beaucoup plus mornes tels que des dossiers personnels passant de main en main, un simple coffre ouvert, un enregistrement vidéo, une flasque, une analyse microscopique ou une visite médicale, chacune d’entre elles se parant entre ses mains d’un attrait certes minimes mais néanmoins inespéré, formant autant d’interventions musicales dont on pourrait facilement croire au passage qu’elles ne sont là que pour garder le spectateur en éveil !

 

Leviathan ? Mais qu'est-ce qui fait attendre Levi ?

 

A bien y regarder, on réalise surtout que Jerry Goldsmith ne paraît multiplier ces soulignages que pour pallier les insuffisances tant dans la mise en scène que la direction d’acteurs, et d’aviver pour le spectateur un certain intérêt là où un mouvement de caméra ou une attitude plus finement pensée aurait assurément suffi. On loue donc facilement un spotting comme toujours impeccable en ce sens, lequel sait par ailleurs préserver les fonds et effets sonores les plus pertinents (machinerie, surtensions électriques…). Et si par contre il ne peut sauver de la platitude une vague esquisse de romance aussi convenue qu’inutile, laquelle est donc expédiée en quelques douces notes de piano, Goldsmith n’en garde pas moins son sérieux jusqu’au bout, conférant une envergure et un rythme haletant à un final en deux temps a contrario totalement anémique, déroulant même pour le générique l’un des plus excitants développements conclusifs de sa carrière.

 

En fin de compte la problématique n’est pas de distinguer dans le détail ce que la musique fait mais plutôt d’admettre ce qu’elle ne fait pas : sauver le film de sa médiocrité un tantinet crasseuse, encore qu’on puisse estimer sans exagérer qu’elle fait tout son possible pour la rendre plus supportable. A dire vrai, on ne peut qu’admirer une nouvelle fois l’acuité du compositeur, comme ce degré d’osmose qu’il parvient à instaurer entre l’écriture pour orchestre et les synthétiseurs, une maîtrise qui s’impose dans son travail depuis 1982.

 

Parle à ma main !

 

Abondamment plagiée, presque note pour note, par le compositeur japonais Hagita Mitsuo pour l’anime Lodoss To Senki (Les Chroniques de la Guerre de Lodoss), la partition de Leviathan marque également la fin d’une période parsemée de projets cinématographiques particulièrement médiocres pour Jerry Goldsmith qui, sous l’impulsion de son nouvel agent Richard Kraft, en trouvera bientôt de plus aboutis ou attachants dans différents styles. Il est possible également que cette expérience ait pesé, du moins en partie, sur son retrait trois ans plus tard de Tombstone du même George Pan Cosmatos, encore que cette fois on imagine mal Goldsmith renoncer de bon cœur à une rare opportunité à l’époque de mettre en musique un western, genre dont il raffole, et ce même s’il a traité le sujet près de vingt-cinq années auparavant avec Hour Of The Gun (Sept Secondes en Enfer). Cela ne l’empêchera pas de replonger dans des eaux elles aussi particulièrement troubles pour le Deep Rising (Un Cri dans l’Océan) de Stephen Sommers en 1998.

 

En marge du mémorable festival SonCinemad de Madrid en 2005, devant une petite assemblée d’admirateurs venus discuter et partager un verre avec lui, le compositeur Christopher Young confiera pour sa part que Leviathan est tout bonnement selon lui la dernière grande partition authentiquement inventive de la carrière de Jerry Goldsmith. Si on laisse évidemment à l’intéressé la responsabilité de cette appréciation toute personnelle faisant fi des Total Recall, Basic Instinct et autres indéniables réussites ultérieures, elle dénote néanmoins parfaitement la place que mérite avant tout cette musique à nos yeux. Car revoir Leviathan aujourd’hui, et en apprécier sa partition en contexte, ne revient pas tant à porter aux nues le talent unique d’un Jerry Goldsmith (il y a de bien meilleurs choix pour cela dans sa filmographie) que de (ré)affirmer avec force et conviction combien le travail d’un compositeur, sa personnalité, son approche, en un mot son Art, qu’on envisage ce terme avec un grand A ou comme synonyme d’artisanat, peuvent être payants pour l’image quelles que soient les qualités de celle-ci. La leçon n’est-elle pas à méditer en ces temps troublés où la facilité des procédés employés et l’interchangeabilité des partitions sont bien trop souvent de mise pour des projets dont on a du reste de cesse de nous vanter les ambitions ?

 

Leviathan

Florent Groult
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