RYAN’S DAUGHTER (1970)
LA FILLE DE RYAN
Compositeur : Maurice Jarre
Durée : 35:34 | 13 pistes
Éditeur : Sony Music Special Products
Il n’y a rien de plus beau, et rien de plus difficile, qu’aimer. Il faut affronter les doutes, les envies, les souhaits, les convenances, les autres. On croit avoir fait la bonne rencontre, être sur la bonne voie quand soudain un autre être arrive, prêt à vous emporter, vous bouleverser, redonner de l’espoir, des rêves. Rosy Ryan ne connaît qu’une seule chose : aimer. Il n’y a pour elle rien de plus fort, rien d’autre qui compte. Son amour est aussi sauvage, aussi large et fort que cette côte irlandaise où elle a grandi. Elle a su séduire ce veuf, enseignant du village. Charles Shaughnessy est plus âgé qu’elle, c’est un homme cultivé, sage, patient. Pour tous, un mari parfait, un homme idéal. Pas pour Rosy : elle demande trop d’amour à combler, et Charles n’y parvient pas malgré toute son attention. Le père Hugh expliqua un jour à Rosy que le mariage avait été créé pour trois raisons : pour instaurer du réconfort réciproque entre les époux, pour que naissent des enfants, et pour la satisfaction de la chair. C’est bien cette satisfaction qui entraîne Rosy vers ce second homme, le major Doryan, cherchant dans ses bras ce qu’il lui manque encore pour que son amour soit complet.
Rosy Ryan est une femme passionnée, éperdument à la recherche de l’amour, de plus, parce qu’elle veut qu’il en soit ainsi. Là où tous se contentent de ce qu’ils ont et de ce qu’ils sont, lorsque le mal aimé Michael s’émerveille de tout, Rosy Ryan veut plus, parce qu’elle décide qu’il doit y en avoir plus – paroles qui lui valent d’ailleurs une gifle du prêtre. L’amour de Rosy est rempli d’illusions, pas au point de ne pas rejeter Michael, l’idiot du village, comme les autres, pas au point de ne pas savoir qu’elle fait le mal en trompant son époux, mais pour le reste, le vent peut bien souffler, la tempête hurler et les flots battre la côte, seul son amour compte. Le monde de Rosy Ryan n’est pas celui des autres. On pourrait croire que son attitude est égocentrique, mais ce serait très réducteur, parce que lorsque Rosy cherche à accomplir pleinement son amour, c’est pour partager cette passion qui l’habite. Sauf que cette passion est illusoire, fantasmée, et elle croit qu’elle n’a pas pu tout accomplir avec Charles Shaughnessy, d’où son désir pour le major Doryan. Son amour est aussi celui d’un monde où tout demeure possible, où ses espoirs doivent être réalisés.
Là est le contraste avec le reste du village, où, comme se désespère le père Hugh, il ne semble plus y avoir d’espoir ni de possible. Les seuls désirs, les seules envies sont celles de la révolte, de la haine des Anglais et de la passion pour un héroïque rebelle – sans oublier le plaisir d’humilier Michael. Pour le père Hugh, Michael ou Charles, ce monde n’est pas le leur, mais ils vivent avec ; pour Rosy, ce monde n’est pas le sien, un point c’est tout. Dans cette Irlande frappée par le conflit, la violence, il n’y a plus de place pour l’amour. Tous doivent se ranger dans un camp, doivent sinon combattre, au moins soutenir la rébellion irlandaise contre l’occupant anglais. La passion de Rosy Ryan est d’autant plus incompréhensible qu’elle ose quitter son époux, véritable irlandais, pour se jeter dans les bras de l’occupant ! Elle commet ainsi le pire des crimes, inexcusable. C’est l’amour des autres qui la sauve. L’amour de Michael, qu’elle finit par accepter, l’amour du père Hugh, qui saura la défendre quand le village et son propre père, Tom Ryan, voudront lui faire payer la capture du rebelle Tim O’Leary par les troupes anglaises, et enfin l’amour de son époux, Charles Shaughnessy, dévoué.
Chez David Lean, rien n’est petit, pas plus ses personnages que ses décors. L’amour est aussi épique que l’aventure, l’Irlande est aussi extraordinaire que les sables de Jordanie. La vie, la beauté et la passion forment le ressort de ses films. Rien n’est petit dans notre monde, surtout pas les âmes nobles, animées par des sentiments forts, mais ceux-ci peuvent avoir de funestes conséquences. Mise en scène et photographie sont fortes, lumineuses, colorées, vastes. Plus petit serait faire preuve d’un esprit étriqué, esprit que Lean fustige dans tous ses films comme représentant la bêtise, la médiocrité, l’inculture. « L’homme beau est beau seulement pendant qu’on le regarde. L’homme sage et bon est toujours beau », écrivit la poétesse grecque Sapho. C’est aussi ce que montre Ryan’s Daughter, en particulier par les personnages de Michael et de Charles Shaughnessy, les deux facettes d’une même pièce parce que ce sont des hommes qui ne jouent pas, ne trompent pas, ne se leurrent pas du monde et ne cessent pourtant pas de l’admirer.
La photographie de Freddie Young sublime l’Irlande, la parant de toutes les couleurs possibles, le gris, le sombre étant avant tout réservé au village et à ses habitants. La mer, calme ou agitée, reste éclatante, la forêt, toute en contrastes. Toute la beauté du film est contenue dans ce plan, au début du film : Rosy Ryan marche sur la plage, l’ombrelle à la main ; derrière elle, les nuages sombres, la pluie ; devant, le ciel bleu, le soleil. Dans la mise en scène de David Lean, les choses sont claires : la lumière pour Rosy, Charles, Michael et le père Hugh, le gris, le terne à tous les autres. L’autre grande qualité de la mise en scène est le cadre. David Lean ne fait jamais paraître petits les hommes dans la nature. Il cherche à fusionner les deux, sur la plage ou les falaises, dans la forêt ou la tempête. Chaque plan est minutieusement composé pour placer les acteurs, le décor, le tout en allant à l’essentiel. Pour que drame et romance jaillissent, il faut que l’image soit mise à leur service. La simplicité et la pureté sont alors ce qu’il y a de mieux à faire.
Ryan’s Daughter est la troisième collaboration entre Maurice Jarre et David Lean. Plus que dans les deux films précédents, le compositeur et le metteur en scène restent parcimonieux dans les dialogues et la musique, nous laissant souvent aux prises avec les sons de la mer, du vent, le bruissement des arbres, les bruits de pas. Chose qui aujourd’hui n’existe plus – et qui se raréfiait déjà beaucoup à l’époque – Ryan’s Daughter est dotée d’une ouverture et d’un interlude. Ce sont deux moments privilégiés, essentiels, qui donnent à Maurice Jarre le pouvoir de poser l’âme du film.
L’approche de Jarre est simple : il raconte la musique intérieure de Rosy Ryan. Ce n’est pas un film sur l’Irlande, mais une histoire d’amour qui se passe en Irlande. Nous n’y trouverons donc pas les habituelles références à la musique irlandaise – pour ne pas dire clichés – : bodhran, uillean pipes, fiddle, jigue, reel… Il compose pour elle un thème qui va ensuite imprégner tout le film en différentes déclinaisons : balade, marche, valse, illustration scénique, en mineur ou en majeur, découpé en morceaux… Les variations sont nombreuses, fondées le thème de Rosy Ryan. Sur disque, cela donne un album court – trente-cinq minutes – qui, il faut l’avouer, ne donne pas la même impression qu’une écoute brute de Doctor Zhivago (Le Docteur Jivago) ou de Lawrence Of Arabia (Lawrence d’Arabie). Dire que c’est décevant serait exagéré, mais c’est dans le film que la musique prend toute sa force, car elle épouse pleinement scénario et mise en scène. Variations et déclinaisons rayonnent de Rosy Ryan et rebondissent sur les personnages et les situations, montrant comment tout cela se heurte et se complète.
Dans son travail, Maurice Jarre cherche à compléter sa construction musicale par des thèmes que l’on pourrait qualifier de secondaires et qui s’associent à Charles Shaughnessy et au major Doryan. S’associent parce qu’ils ne sont pas des illustrations formelle de ces personnages, mais ils sont construits et utilisés avant tout pour interagir avec le thème de Rosy. Leur présence et leur placement ne sont donc pas aussi nets. Cette composition riche et subtile est une merveille qui forme l’âme du film. Il n’y a rien de sombre dans la musique de Maurice Jarre, car ce qui ressort avant tout, c’est de montrer à quel point l’amour que nous portons peut nous détruire, et que l’amour que nous recevons peut nous sauver. Ryan’s Daughter est l’une des plus belles œuvres de David Lean, si ce n’est la plus belle. C’est une fresque passionnée et intelligente sur la passion amoureuse, passion qui nous transporte, nous transforme, en bien comme en mal.