Gravity (Steven Price)

Gravité zéro

Disques • Publié le 18/08/2014 par

GravityGRAVITY (2013)
GRAVITY
Compositeur :
Steven Price
Durée : 71:52 | 16 pistes
Éditeur : WaterTower Music

 

1 out of 5 stars

A George Clooney, beau parleur et décontracté dans sa combinaison de cosmonaute, qui s’enquiert de ce qu’elle affectionne par-dessus tout dans le vide spatial, Sandra Bullock confesse un penchant certain pour l’immuable silence qui y règne. Une profession de foi qu’Alfonso Cuaron, à l’évidence, ne partage pas, le trublion n’ayant rien trouvé de mieux à cet instant de son film que d’ouvrir la porte à un score particulièrement peu aimable, qui va saturer l’écran jusqu’à l’extrême limite du tolérable. Quelques mois seulement après avoir réduit le burlesque aviné et les fragrances très fifties de l’invasion extraterrestre de The World’s End (Le Dernier Pub Avant la Fin du Monde) à une petite gerbe de clichés musicaux, Steven Price récidivait donc en sabotant l’opportunité peu commune que lui offrait Gravity. Se voir confier un film qui jetterait aux orties l’habituel trop-plein d’effets sonores des blockbusters modernes et catapulterait la musique au premier plan, n’est-ce pas le fantasme que caresse en secret tout compositeur digne de ce nom ? Mais on le sait, les studios hollywoodiens ont une sainte horreur de tout ce qui se rêve, même timidement, en dehors des clous.

 

Gavé de dithyrambes à sa sortie, le film a notamment été loué pour son caractère « taiseux », aux antipodes de tous ces bruyants rouleaux-compresseurs dont l’objectif inavoué est de perforer les tympans du spectateur sans défense. Car si Cuaron avait envisagé un temps une bande-son expérimentale, constituée en tout et pour tout des halètements paniqués de l’héroïne, il s’est très vite rallié à une plus pragmatique bannière. Adieu, donc, silence sépulcral de l’infini étoilé, place aux gros sabots de Price, dont la musique s’épuise à recréer les nombreux bruitages (grincements de l’acier tordu, sifflements aigus des pluies de débris et kaboom à foison) sacrifiés sur l’autel d’un prétendu réalisme. Autant dire que les oreilles conservatrices, sous l’impact de ces décibels aussi subtils qu’un coup de marteau-pilon, vont se verrouiller comme un huitre et rêver, incorrigibles qu’elles sont, aux prodiges qu’aurait pu accomplir le majestueux Flight Into Space de Moonraker, quand les astronautes de Gravity s’abîment dans la contemplation émerveillée du globe terrestre ; ou bien les inquiétants accords du Goldsmith d’Alien et d’Outland, qui n’auraient rendu que plus insignifiantes les minuscules silhouettes ballottées dans le gouffre galactique ; ou encore (parce que le tout-symphonique ne sera jamais le remède à tous les maux) Andromeda Strain (Le Mystère Andromède) de Gil Mellé, dont le jusqu’au-boutisme électronique se serait fait l’écho, à la fois subtil et grinçant, d’une technologie humaine réduite à l’impuissance par les terribles forces à l’œuvre dans l’espace.

 

Sandra Bullock et George Clooney

 

Faire de Gravity un épais catalogue de références appuyées n’aurait pas suffi, tant s’en faut, à garantir son excellence. De toute façon, les belles théories échafaudées ici ne sont que littérature. Car ce n’est pas dans un passéisme généralement toisé avec méfiance que Price est allé chercher l’inspiration miracle, mais tout bêtement… dans les bandes-annonces actuelles. Avec l’appui sans faille de Cuaron, le voilà donc qui étend à un film tout entier le brutal crescendo à l’apparence de foreuse sonore qui tyrannise aujourd’hui les trailers américains. Coup de génie conceptuel, exultent les uns, épuisant test d’endurance acoustique, se lamentent les autres. Il y a néanmoins une ambition narrative que l’on nierait en vain derrière ces vrilles grossières, chacune d’entre elles soulignant (d’un trait au néon criard) un basculement d’importance dans le drame spatial qui se noue à l’écran. Ainsi, Debris marque l’abrupte fin du d’ores et déjà fameux plan-séquence liminaire, tandis qu’Aningaaq, où réapparaît à la stupeur générale un Clooney trompe-la-mort, semble s’amuser de la crédulité du public. Maintenant, s’il y a bien là-dedans quelques idées sommairement travaillées, parler d’une authentique stratégie de bataille ou de liens minutieusement tissés entre musique et images est plutôt fort de café. La mine déconfite de nombreux spectateurs, pestant au sortir de la salle après ce tohu-bohu qui a gâté leur plaisir (vous avez dit immersion ?), est à ce titre plus éloquente que tous les pamphlets du monde : survivre aux standards du scoring contemporain n’a rien d’une sinécure, et le quasi-naturalisme de la bande-son de Gravity, loin des bouleversements qu’il prétend opérer, en constitue peut-être la démonstration suprême.

 

N’importe quel béophile averti vous le dira, la perfection des effets sonores, qui a pris dans les années 80 un tour décisif avec l’avènement des normes THX, demeure la pire malédiction à s’être abattue sur l’industrie musicale. Saturées de bruitages incroyablement envahissants dans leur quête effrénée de « réalisme » (qu’un personnage s’avise seulement de se curer le nez d’un doigt inquisiteur, et les épais bruits de succion qui s’ensuivront nous feront profiter de la manœuvre dans ses moindres détails), les enceintes n’ont pas eu d’autre solution que de reléguer le travail du compositeur dans la pénombre de l’arrière-boutique. On mesure sans peine toute l’humiliation de cette figuration forcée, après tant d’années où la musique, choyée et bichonnée, prenait une part active, si ce n’est même cruciale, au bon déroulement des plans du réalisateur. Mais voici qu’aujourd’hui, Gravity jette un éclairage foncièrement neuf sur les vitupérations du mélomane outré. Et si, toute réflexion faite, le rôle purement décoratif dont les partitions de cinéma doivent désormais se contenter était un don des cieux ?

 

Panique dans l'espace

 

Pour la nette majorité des compositeurs américains ou d’autres horizons, l’avantage à voir leur labeur sous-mixé, asphyxié, broyé par l’avalanche tapageuse des effets spéciaux tient à ce que l’inanité de leur écriture et les béances d’un tempo hoquetant ne peuvent que se dérober au commun des mortels. Seul un auditoire vigilant (intégralement composé d’aficionados de musique de film, donc) est capable de passer outre de si apocalyptiques conditions pour juger du véritable aspect, régulièrement piteux, des scores dont on accoutre les rubans de pellicule. En voulant marquer le grand retour à la prééminence narrative et sensitive de la musique, objectif ô combien noble en soi, Gravity a cassé le moule. Avec pour conséquence perverse, face au résultat, de donner à regretter qu’il l’ait fait.

 

Évidemment, rien de tout ceci n’était voué à perdurer. Peut-être parce que Price ne se sentait pas les reins assez robustes pour exhorter jusqu’au bout à l’insubordination, aussi fausse a-t-elle pu être ? Ou bien avait-il été décidé d’emblée de circonscrire tout embryon d’audace au seul néant de l’espace ? Toujours est-il que lors du grand final, à mesure que Sandra Bullock se rapproche de la Terre à bord de sa capsule de sauvetage, la piste sonore se remplit de ces nuisances crissantes dont on s’était accoutumé à l’absence. Quoi de plus logique, ripostera-t-on, pour une plongée dans l’atmosphère terrestre où les sons peuvent à nouveau se propager. Et en un sens, après 90 minutes d’un sound design obèse auquel il était impossible d’échapper, le soulagement est presque palpable de voir Alfonso Cuaron et l’exécuteur de ses basses œuvres bruitistes revenir in fine à de plus familières atmosphères. Du coup, c’est bien sur l’album qu’il faudra vérifier que Shenzou, comme on avait cru s’en apercevoir dans les salles entre deux ronflements de flammes, limite son attirail mélodique à une reprise servile des canons « dramatiques » imposés par Zimmer et ses sbires. Pour un résultat, comme de juste, aussi peu engageant émotionnellement que le concerto pour vieux bouts de tôle torturés qui a précédé… Plus les choses changent, grinçait un certain borgne taciturne, plus elles restent les mêmes. Avec son obséquieux respect des modes, qu’il a caché à la diable sous le glacis d’une soi-disant révolution musicale, Gravity donne à vérifier, plus généreusement qu’aucun autre de ses contemporains, la justesse de cette sombre maxime.

 

Sandra Bullock

Benjamin Josse
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