The Artist (Ludovic Bource)

Les feux de la rampe

Disques • Publié le 28/02/2012 par

The ArtistTHE ARTIST (2011)
THE ARTIST
Compositeur :
Ludovic Bource
Durée : 77:58 | 24 pistes
Éditeur : Sony Classical

 

4.5 out of 5 stars

C’est devenu, au fil du temps, un immuable cliché, une pique narquoise que l’on prend toujours plaisir à jeter à chaque nouvelle édition des plus prestigieuses cérémonies de récompenses cinématographiques : trônant au sommet de leur tour d’ivoire, des snobinards endimanchés s’auto-congratulent et couvrent de prix d’obscurs métrages dont la plèbe n’a même jamais eu connaissance. Evidemment, toute caricature recèle un fond de vérité et l’histoire a prouvé maintes fois que celle-ci ne se soustrayait pas à la règle, loin s’en faut. Il peut toutefois arriver, salvatrice exception, qu’un film accomplisse l’exploit de rallier sous sa bannière le noble votant et le quidam ordinaire. Voici précisément le tour de force dont s’enorgueillit désormais The Artist, lui qui, en épinglant coup sur coup les Césars puis les Oscars à son fabuleux tableau de chasse, a conclu en apothéose une tournée triomphalement entamée au précédent Festival de Cannes. Qui eût cru à ce succès critique et commercial, alors qu’un tel projet, embaumant (ou empestant, c’est selon) la naphtaline à des lieues à la ronde, semblait filer tout droit au casse-pipe ? Hommage candide à une époque révolue, noir et blanc passéiste, et surtout ce choix périlleux de signer une œuvre muette qui, non content de rendre les comédiens aphones, projetait la musique au rang de narrateur omnipotent… Ce dernier point, comme on pouvait le redouter, s’est mué cependant en un véritable foyer de discorde, y compris parmi bon nombre des admirateurs sincères du film. Guère habitué à goûter aux largesses de partitions que le cinéma préfère, de nos jours, cantonner à un arrière-plan saturé de bruitages en tous genres, le public a nourri une méfiance instinctive envers cette expérience d’un autre âge. «Assourdissant», «assommant», «imbuvable» et quelques autres épithètes modérément flatteurs ont ainsi chahuté le travail de Ludovic Bource.

 

George Valentin, star déchue

 

Mais y a-t-il vraiment là de quoi vouer le compositeur aux gémonies ? Tandis que Michel Hazanavicius cherchait à renouer par la mise en scène avec l’emphase mélodramatique d’un Pabst ou d’un King Vidor, lui s’échinait à s’imprégner des fastes perdus du Golden Age de la musique de film hollywoodienne. Si, contre toute attente, les spectateurs ont choisi de succomber au coup de poker pas banal du réalisateur, le romantisme torrentiel d’une partition toujours en mouvement leur a imposé un bien plus rude défi. On n’a d’ailleurs pas grand mal à imaginer les mâchoires se crispant et les mains griffant les accoudoirs dès l’irruption du générique, incendié par les cuivres et les cordes grandiloquents de The Artist Ouverture. La suite, bien sûr, est au diapason de ce préambule plein de panache, comme l’atteste aussitôt 1927 A Russian Affair, qui ressuscite par son héroïsme tonitruant l’action effrénée et les improbables coups de théâtre des serials d’antan. Subjugué, le public des fantastiques années 20 applaudit à tout rompre aux exploits de l’intrépide George Valentin, vedette du grand écran dont le charme arrogant et canaille s’accompagne d’une ritournelle au timbre savoureusement rétro. Mais soudain, dans ce florilège de petites percussions espiègles, s’immiscent une douce nappe de piano et une clarinette timide : George vient de croiser le regard de celle qui va transformer sa vie, Peppy Miller. Toute menue et dénuée d’expérience, la jeune femme n’en est pas moins déterminée à embrasser les cieux, et le dynamisme juvénile qu’elle déploie dans Pretty Peppy se confond sans heurt avec le remuant At The Kinograph Studio, témoin enjoué de l’activité déjà débridée de l’Usine à rêves. Il n’en fallait pas davantage pour lézarder la carapace de George, qui se découvre vulnérable au gré des bois touchants de Waltz For Peppy. Loin du mickeymousing redondant et stérile dans lequel elle aurait pu s’empêtrer cent fois, l’écriture de Bource dévoile avec pudeur l’affleurement de sentiments nouveaux, suggère plutôt que de surligner les sourires hésitants et maladroits, les yeux détournés à la hâte tandis qu’ils s’embuent d’émotion.

 

La pétillante Peppy

 

Mais ces subites bouffées de tendresse ne devaient être que le premier d’une longue série de bouleversements dans une existence jusqu’ici réglée comme du papier à musique. Sans crier gare, le récit bondit en 1929 et le ton inquiétant du hautbois nous fait découvrir un George Valentin essoré par la révolution du cinéma parlant. Devenue denrée négligeable dans l’industrie, boudée par son public, la star déchue s’enferre dans un orgueil auto-destructeur, qui lui fait même tourner le dos à l’amour que lui voue secrètement Peppy. Alors qu’elle ne demandait qu’à éclore et s’épanouir, la romance a pris dans In The Stairs un tour mélancolique, dont les dernières notes, comme en suspens, présagent quelque cruelle impasse affective. De fait, c’est la solitude, noire, douloureuse, qui écrase Comme une Rosée de Larmes et The Sound Of Tears, au point de rendre méconnaissable le thème naguère triomphant de George, qui émerge ça et là grâce à un piano gorgé de tristesse.

 

S’abîmant chaque jour un peu plus dans l’oubli, l’acteur se retrouve à écluser godet après godet au comptoir d’un troquet anonyme, nous gratifiant au passage d’un delirium tremens burlesque que le xylophone et la guitare de Jungle Bar s’amusent à tourner en dérision. Une bien éphémère pointe de fantaisie, que le terriblement brutal L’Ombre des Flammes fait voler en éclats à grand renfort de cuivres féroces. Son incipit ombrageux, où les grondements sourds du basson se répandent tel un poison, portait déjà les germes d’une colère trop longtemps réprimée à laquelle George donne enfin libre cours en jetant les bobines de ses succès passés au cœur d’un feu dévorant. Lui-même pris au piège de l’incendie, il n’en réchappe que par miracle. Le moment choisi par Michel Hazanavicius, pourrait-on croire, pour clore The Artist par l’espéré Happy Ending où le thème lumineux de Peppy et celui, soudain revigoré, de George, s’entrelacent et esquissent l’hypothèse d’un dénouement radieux.

 

George Valentin face à ses démons

 

C’était compter sans les vieux démons à l’affût sous de sinistres draps blancs, prêts à fouailler les plaies d’une âme encore meurtrie. La violence montant crescendo de Ghosts From The Past, ses cordes aussi cinglantes que la morsure d’un fouet et les exclamations de stentor de ses cuivres, résonnent comme un prolongement torturé à L’Ombre des Flammes, à ceci près que George, vidé de sa rage cathartique, bascule cette fois dans le plus profond désespoir. En une poignée de minutes, My Suicide conte l’histoire intensément dramatique de cet homme que seuls les yeux implorants de sa partenaire de jadis cramponnent encore à la vie. L’émotion, ici, se hisse à des hauteurs subtiles qui, plus que l’héritage flamboyant des Max Steiner, Korngold ou Waxman dont Ludovic Bource s’est réclamé sans ambages pour The Artist, rappelle la beauté vénéneuse des musiques de Bernard Herrmann pour son pygmalion Alfred Hitchcock. Marnie (Pas de Printemps pour Marnie) vient spontanément à l’esprit, de même que la partition à laquelle on l’a souvent comparé, le mythique Vertigo (Sueurs Froides). A ce propos, le fameux Scène d’Amour qui a tant fait pour la pérennité de cette œuvre phare a finalement remporté les faveurs de Michel Hazanavicius au détriment du pourtant superbe My Suicide, qui vacille certes à chaque instant au bord du pastiche un peu vain, mais réussit grâce à l’épatante richesse de ses textures à n’y jamais sombrer. On ne peut dès lors s’empêcher de penser, à tort ou à raison, que Bource a conservé de cette mésaventure une certaine amertume, d’autant plus âcre que son compagnon de pellicule lui avait précédemment accordé toute sa confiance, à l’occasion d’OSS 117 : Rio ne Répond Plus, pour écrire un délicieux hommage au grand Herrmann.

 

Imbu de sa personne comme il l’était, George Valentin n’aura pas été capable de donner aux balbutiements du parlant une luxueuse locomotive. Providentiellement ramené à la vie par l’amour opiniâtre de Peppy, enfin réconcilié avec lui-même, il s’offre une malicieuse revanche aux côtés de sa muse en devenant l’un des précurseurs de la comédie musicale, coiffant ainsi Fred Astaire et Ginger Rogers au poteau ! Le jazz bondissant de Peppy And George voit les deux héros se lancer à corps perdu dans un numéro que n’aurait sans doute pas désavoué Benny Goodman, le Roi du swing. Et tandis que le déferlement chaleureux des trompettes touche à son éclatante conclusion, Ludovic Bource introduit subrepticement une réminiscence de cet ample matériau romanesque, de toute évidence suranné, aussi étranger aux canons stylistiques modernes que ces derniers l’auraient été pour la jeunesse envolée du cinéma. Mais sans cet apport rien moins que crucial, le fragile équilibre narratif et visuel que Michel Hazanavicius s’est ingénié envers et contre tout à créer n’aurait, c’est une certitude, pas eu la moindre chance d’étinceler de tous ses feux à l’écran. Réflexion faite, cela valait bien la peine de causer quelque indisposition auditive passagère à un public trop engoncé dans ses douillettes habitudes, n’est-ce pas ?

 

Happy Ending...

Benjamin Josse
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