Le Château Ambulant / Hauru No Ugoku Shiro (Joe Hisaishi)

Joe Hisaishi dessine le château ambulant

Disques • Publié le 07/05/2011 par

Hauru No Ugoku ShiroHAURU NO UGOKU SHIRO (2004)
LE CHÂTEAU AMBULANT
Compositeur :
Joe Hisaishi
Durée : Image album : 48:45 | 10 pistes | Soundtrack album : 69:03 | 26 pistes
Éditeur : Tokuma

 

4.5 out of 5 stars

En ces temps difficiles où, en Occident, plane le spectre de la mort du CD en général et de la musique de film sur support physique en particulier, il est rassurant de savoir qu’à l’autre bout de la planète, il existe un pays – le Japon – où, pour quelques temps encore, semble subsister un véritable engouement populaire pour notre passion, relayé par les plus grands labels locaux. Et parmi les figures les plus emblématiques de l’industrie cinématographique de ce pays, Hayao Miyazaki est sans nul doute l’un de ceux qui, depuis la création du Studio Ghibli, accorde le plus de respect et d’importance à la musique pour l’image. Sa collaboration de toujours avec le compositeur Joe Hisaishi en est la preuve, de même que le soin apporté à l’édition des musiques de chaque long métrage qu’il réalise personnellement, éventuellement produite par le studio. En effet, même si c’est d’animation que nous parlons ici, nous sommes à des années-lumière de la politique actuelle de studios occidentaux tels que Disney (qui, signalons-le, a toutefois signé il y a quelques années un partenariat avec Ghibli et en distribue les films dans le reste du monde par le biais de Buena Vista). Point de disque de variétés, ni de musique uniquement disponible en téléchargement, bien au contraire : pour Miyazaki, la présence d’une musique symphonique de qualité est un élément indispensable pour chacun de ses films – comme c’était autrefois le cas chez Disney, souvenez-vous ! – et la sortie de la bande originale est un événement tout aussi important que celle du film lui-même. Mais ce qui est encore plus remarquable, c’est que le soundtrack (qui contient, comme son nom le laisse entendre, l’intégralité de la musique présente dans le long métrage) est très souvent précédé, plusieurs mois avant la sortie du film, d’une autre édition portant la dénomination, sibylline pour nous occidentaux, d’image album.

 

Mais qu’est donc un image album ? Le concept, spécifique à l’édition musicale nippone et peu ou prou réservé au monde de l’animation, n’est pas une invention du Studio Ghibli. Le plus souvent, il s’agit d’un album où est enregistrée de la musique inspirée par un film ou une série, voire par un manga, et non pas telle qu’elle figurera dans ceux-ci. Le nom lui-même vient de l’idée que cet album tire son origine d’images ou de croquis présentés au compositeur avant que le film soit monté, voire tourné. Il est dès lors aisé de comprendre l’intérêt que peut présenter un tel produit pour le béophile. Bien évidemment, il ne faut pas être naïf au point de croire qu’une telle démarche n’a aucune arrière-pensée commerciale. La sortie imminente d’un film du studio Ghibli est, pour les Japonais, un événement d’importance nationale [Sen To Chihiro No Kamikakushi (Le Voyage de Chihiro) a été, l’année de sa sortie, le film ayant rapporté le plus d’argent dans l’histoire du cinéma japonais], de sorte que celle-ci est préparée de longue date et, telle celle d’un Disney, s’accompagne d’un merchandising conséquent auquel participe évidemment la vente des divers disques consacrés au film – le premier d’entre eux étant, bien souvent, un single de la chanson titre. Aussi bien, la sortie d’un image album ne représente pas un risque financier, bien au contraire. Toutefois, à la différence, là encore, de ce qui se passe à Hollywood, le produit présenté au public procède bel et bien d’une logique essentiellement artistique, dans un total respect de ce dernier.

 

Sophie, la jeune chapelière

 

En ce qui concerne les films de Miyazaki et leur musique, le cas le plus remarquable est celui de Hauru No Ugoku Shirô, tant l’image album et le soundtrack apparaissent comme complémentaires et témoignent de l’immense travail de création artistique mis en œuvre pour l’occasion par Hisaishi. Chronologiquement, c’est bien sûr l’image album qui, le premier, a été disponible dans les bacs au Japon à partir de fin janvier 2004, six mois donc avant la sortie du film. Intitulé Image Symphony Suit, ce CD de près de cinquante minutes frappe dès les premières mesures par son côté abouti, très loin de ce qu’on pourrait attendre d’un tel produit. A titre de comparaison, l‘image album de Mimi O Sumaseba (Si Tu Tends l’Oreille), film d’animation de Takahata dont la musique était écrite par Yûji Nomi, correspond davantage à l’idée qu’on pourrait s’en faire : si les thèmes qu’e lon retrouvera dans le film sont bien présents, ils sont interprétés aux synthétiseurs. Le même constat peut être fait pour l’image album de Gake No Ue No Ponyo (Ponyo sur la Falaise), où les mélodies du film sont, pour la plupart, arrangées sous forme de chansons qui, pour être bien écrites, n’en sont pas moins assez quelconques, et où les thèmes instrumentaux sont interprétés par une formation très réduite et peu inspirée.

 

Pour Hauru No Ugoku Shirô, au contraire, on a affaire à un véritable bijou de perfection, tant du point de vue de la composition que de l’interprétation, puisque la partition est jouée, avec la fougue et le souffle qui caractérise cet orchestre, par le Czech Philharmonic sous la direction de Mario Klemens. Point de chansons sur ce disque, mais une musique puissante et évocatrice qui nous emporte dès Mysterious World où, après une ouverture à la trompette qui rappelle la version remaniée de Tenku No Shiro Rapyuta (Le Château dans le Ciel) pour sa sortie américaine, on découvre un thème magnifique, de facture très classique, où dialoguent adroitement cuivres et cordes. Ce morceau, où alternent parties calmes et moments plus intenses dans lesquels apparaît une rythmique presque martiale, donne le ton de l’album : tout au long de celui-ci, l’inspiration sera résolument classique et, pour être précis, à chercher du côté de compositeurs russes comme Prokofiev et surtout Chostakovitch. La parenté avec la musique de ce dernier (et notamment avec celle du ballet Le Boulon) est, du reste, particulièrement manifeste dans Wizard Of The Moving Castle qui, après une introduction pleine de mystère et évocatrice de magie, s’oriente rapidement vers une ambiance très martiale et débouche sur une marche russe façon « Vieille Europe » très bien troussée qui va culminer dans un tutti singulièrement réjouissant.

 

Sophie (moins jeune) et Hauru

 

De façon générale, cet image album nous présente tour à tour dix thèmes, ou plutôt dix « images » de ce que pourrait être le film encore en gestation, thèmes associés pour certains aux personnages du film – comme Sophie’s Tomorrow et Wizard’s Waltz – ou bien, pour d’autres, à des aspects particuliers de l’histoire, tel Temptation Of The Dawn ou encore le jubilatoire War War War, qui servent à évoquer les moments les plus sombres de la guerre qui oppose le pays de Sophie à ses voisins. Mais si ces morceaux sont censés illustrer le film, ils n’en sont pas moins des pièces davantage destinées au concert qu’à un vulgaire mickeymousing. Ce sont, soyons-en convaincus malgré leur présentation très léchée et achevée, des « projets de thèmes » dont l’utilisation n’est qu’hypothétique. Malgré tout, l’album possède une unité qui lui est propre et, tout en donnant à l’auditeur l’illusion (fausse, comme on le verra) qu’il écoute un avant-goût de la musique du film futur, il se déguste comme une luxueuse boîte de chocolats, une sorte de cadeau de Noël ouvert en avance. Chaque morceau possède son caractère, sa personnalité, son ambiance. Le thème de Sophie est alpestre et, par certains côtés, doit autant à Richard Strauss qu’à Chostakovitch déjà évoqué ; celui de l’apprenti de Hauru, Boy, est une opposition constante entre gymnopédie et adagio. Secret Garden est quant à lui une parenthèse minimaliste – tendance Arvö Pärt – assez étonnante de la part d’Hisaishi, dans laquelle la mélodie tourne sans cesse sur elle-même, inexorablement et désespérément, enflant puis décroissant lentement jusqu’à l’extinction finale. Enfin, Cave Of Mind, est construite comme un véritable concerto pour trompette et son thème, de toute beauté, a de faux airs du John Williams de JFK ou de Born On The Four Of July (Né un 4 Juillet).

 

Autant dire qu’on ressort transporté de l’écoute de cet album et, lorsque quelques mois plus tard, le soundtrack du film a enfin été disponible, c’est avec une joie mêlée d’appréhension que les fans se sont jetés dessus. Que pouvait donc apporter en effet une telle édition, tant l’image album donnait le sentiment d’avoir déjà fait le tour du film ? Toutefois, les toutes premières secondes du soundtrack ont répondu à la question de façon irrévocable : ce que l’on croyait jusque-là n’était qu’un leurre car, ô surprise, le générique Opening: Merry-Go-Round Of Life n’a absolument rien à voir avec quoi que ce soit d’entendu dans l’image album ! Le thème qu’on découvre avec peut-être un rien de déception est, dans l’écriture et dans l’orchestration, assez proche de celui de Chihiro, même si, bien sûr, la tonalité et l’époque sont totalement différentes et évoquent avec nostalgie un monde à la fois révolu et… imaginaire, celui d’une Europe de conte de fées où les magiciens tiennent les rênes et assistent les rois dans leurs conquêtes. La déception est malgré tout de courte durée car la mélodie est, comme toujours avec Hisaishi, de toute beauté. De surcroît, on se rend compte à mesure qu’on avance dans la partition que ce thème est la clé de voûte de celle-ci car c’est lui qui la fédère, lui donne une unité – ce qui, on ne peut le nier, rapproche furieusement cette musique des scores hollywoodiens conventionnels reposant sur un nombre très restreint de leitmotiv. Dans la majorité des plages, ce thème apparaîtra sous une forme ou une autre, son avatar préféré étant la valse, laquelle nous emporte, au détour de Stroll Through The Sky, jusqu’au plus haut du ciel.

 

Calcifer, démon du feu

 

Mais qu’en est-il des thèmes composés auparavant ? Certains ont survécu, d’autres non. Et ceux qu’on retrouve sont parfois méconnaissables, tant le travail accompli sur eux – d’édition ou de re-création – a été exigeant. De la symphonie guerrière War War War ne subsiste que la marche militaire façon Indiana Jones And The Last Crusade (Indiana Jones et la Dernière Croisade), soit à peine quarante-cinq secondes de source music pour illustrer la parade que Sophie croise dans sa fuite dans les rues de la ville. Le thème d’ouverture de l’image album, par contre, n’a pas été retenu pour la version finale et peut être qualifié, sans doute, de « score rejeté ». La plage 7 de l’image album, elle, a été réutilisée pour la malédiction de la sorcière des marais, et l’on peut imaginer que la valse triste qui y figurait a pu donner l’idée à Hisaishi d’employer ce rythme pour son « nouveau » thème principal. De même, la plage 9 a été copieusement réarrangée pour toutes les parties « guerrières » du film. Toutefois, le compositeur a également créé pour le soundtrack un nouveau thème héroïque qu’on entend dans To The Lake Of Stars et surtout Sulliman’s Magic Square And Return To The Castle. Ce thème, signalons-le au passage, correspond du reste davantage à ce qu’on attend d’une musique d’action écrite pour un film, notamment quant à son alternance de parties très fortes, dominées par les cuivres, et de moments plus intimistes, où piano et hautbois prennent le relais sur fond de cordes.

 

Cependant, les morceaux où la réécriture des thèmes originaux est la plus flagrante sont The Secret Cave et surtout Moving. Dans la première, on retrouve bien le thème de la plage 10 de l’image album, mais il est ici introduit non par une trompette, mais par une flûte très douce voire féminine, ce qui change radicalement l’atmosphère du morceau. La trompette intervient par la suite mais de façon moins élégiaque, avant d’être à nouveau remplacée par flûtes et hautbois. Toutefois, signalons que le thème d’origine se trouve également dans The Boy Who Drank Stars, morceau qui clôt la partie symphonique du soundtrack. Par contre, ce qui change dans Moving n’est pas l’atmosphère du « thème de Sophie » présent sur l’image album mais bien le thème lui-même ! De façon subtile, certes, mais évidente si on compare note à note les motifs d’introduction : ré-si-sol-ré-mi-do-ré-si pour l’image album, ré-si(long)-do-la-si-sol-ré pour le soundtrack. A l’oreille, le bouleversement n’est pas grand mais suscite la question du pourquoi d’une telle démarche. Ce thème sera repris plus tard dans Family de façon plus intimiste avec flûte et cordes en pizzicatti.

 

Hauru et Sophie (jeune à nouveau)

 

Et tant qu’à parler de changement entre les deux états successifs de la partition, il convient sans doute d’évoquer le changement d’influence dont fait montre le soundtrack: ce que l’image album devait à la musique russe, le score du film le doit davantage à l’école allemande – même si, dans les plages guerrières comme le terrifiant Love Of War, l’esprit cosaque demeure très présent. Les paysages montagneux « façon Heidi » semblent avoir fait pencher l’inspiration d’Hisaishi vers Richard Strauss, déjà évoqué pour ce qui concernait l’image album mais de façon moins prégnante. L’album se conclut, sans surprise cette fois, par une de ces chansons dont Hisaishi a le secret pour les génériques des films de Miyazaki, chanson qui reprend une dernière fois le thème principal du film, The Merry-Go-Round Of Life. Puis, une fois la chanson achevée, l’orchestre récapitule les divers thèmes en un finale assez proche dans sa structure des génériques de fin « à la Williams ».

 

En définitive, que dire de ce second album ? A priori, le comparer à son prédécesseur serait une erreur car leur fonction est, par essence, différente, de même que leur construction – structurée pour l’image album, linéaire et chronologique pour le soundtrack. Mieux vaut sans doute les considérer comme deux facettes d’un même travail. Peut-être l’image album a-t-il l’avantage de s’écouter plus facilement hors des images, ne serait-ce que parce qu’il a été conçu pour évoquer et non illustrer celles-ci, alors que le soundtrack, avec ses plages parfois minuscules (illustration oblige), souffre d’un mickeymousing un peu dommageable auquel Hisaishi, avouons-le, ne nous avait pas habitués. Reste que cette seconde partition est d’une qualité tout aussi irréprochable que celle dont elle est – en théorie – issue, et son interprétation par le Nouvel Orchestre Symphonique du Japon l’est tout autant. La conclusion est donc qu’on ne peut que conseiller l’achat simultané des deux albums, tant chacun est une contribution significative – et jubilatoire – de Joe Hisaishi à la musique de film. Leur écoute attentive nous fera (re)découvrir qu’un magnifique film d’animation peut encore, de nos jours, donner naissance à une musique qui l’est tout autant.

  Hauru No Ugoku Shiro