Lola (Michel Legrand & Agnès Varda)

On dirait de la soie

Décryptages Express • Publié le 28/11/2016 par

LOLA (1961)L'Intégrale Jacques Demy / Michel Legrand
Réalisateur : Jacques Demy
Compositeur : Michel Legrand
Séquence décryptée : C’est moi, c’est Lola (0:38:50 – 0:40:50)
Éditeur : Universal Music France

 

Des feux d’artifices colorés, virevoltants et grandioses, Demy et Legrand en allumeront, mais nous n’en aurions vu aucun s’il n’y avait eu Lola. Lola, c’est l’étincelle. La première fois. Elle en a la maladresse, la beauté fragile et fière, la fausse assurance masquant mal le trac de ne pas être à la hauteur. La chanson de Lola est la première scène musicale filmée par Demy. D’ailleurs, c’est une scène de répétition. Tout Lola est une répétition, comme si ses auteurs étaient conscients de n’en être qu’à l’ébauche du grand œuvre à venir. Rêvant déjà de filmer une comédie musicale, Demy n’a que l’aveuglement de sa passion pour ne pas voir à quel point il ne pourrait être plus loin de ses ambitions avec la Lola qu’on veut bien le laisser tourner. Le cinéaste débutant voudrait peindre ses scènes avec une palette Technicolor à la main, il doit se contenter du noir et blanc. Il chorégraphie déjà dans sa tête des envolées de caméra épousant les ballets complexes des comédiens et figurants, il doit essuyer le refus de son producteur de financer un musical, et se retrouve à filmer une actrice seule esquissant vaguement quelques pas de danse. Il veut amener le réel dans le genre et faire chanter ses acteurs tout le long du film, il se retrouve à devoir tourner Lola… en muet ! Et comme un ultime ricanement d’un destin bien décidé à contrarier tous les projets du rêveur de Nantes, Quincy Jones, le musicien engagé par Demy, abandonne la production alors que le tournage vient de commencer.

 

Mais la vie est parfois moins forte que l’art : comme si le cinéma de Demy venait à la rescousse du réel en s’y forçant un chemin, c’est le hasard, si déterminant dans ses scénarios, qui va provoquer la rencontre décisive, celle qui va permettre tout le reste, et libérer l’imagination du cinéaste frustré. Forcé de trouver un nouveau compositeur, Demy cherche un musicien brillant, capable de composer une musique accompagnant un chant déjà enregistré. C’est Michel Legrand, touché par le scénario et la foi du cinéaste en son projet, qui accepte de relever le défi. En attendant, la séquence a été enregistrée au petit bonheur, avec en fond sonore à même le plateau un morceau des Platters censé donné un tempo sur lequel onduler et poser le beau texte d’Agnès Varda. Une femme pour dire la tristesse d’une autre attendant désespérément la venue de « celui qu’elle reconnaîtra, entre mille, entre cent ou trois, a qui elle dira toi, toi, toi », et se refusant à tout ceux qui la veulent séduire. C’est déjà le prince de Peau d’Âne que Lola attend.

 

Anouk Aimée dans Lola

 

La bouche d’Anouk Aimée est donc le seul horizon de Legrand. A l’envers, le compositeur va devoir monter sa musique autour de ces lèvres qui bougent, avec pour courtoisie suprême le devoir de rendre les coutures invisibles : il faut donner l’illusion que c’est la musique qui a précédé le chant, et que le talent de la comédienne a naturellement fait le reste. Un trompe-l’œil d’autant plus parfait que ce n’est pas Anouk Aimée, finalement, qu’on entendra dans le film mixé, mais Jacqueline Danno. Tout est donc faux. Pourtant, quelque chose nous touche. Une émotion, celle de voir, révélé d’autant mieux qu’il pointe derrière le lourd écran des artifices, le portrait de la femme masquée par l’icône. Les films de Demy sont déjà tous dans cette séquence : le mensonge du cinéma, cette comédienne trop maquillée, qui esquisse une danse nonchalante, et qui chante d’une voix qui ne lui appartient pas, ne nous rend que plus belle la vérité, tout imparfaite qu’elle soit. Mystérieuse et impalpable, Lola est aussi inconstante et écervelée, évaporée mais triste. Lorsque, sur le départ, elle fait apprécier à sa collègue le soyeux de sa chevelure, Legrand place une petite coda reprenant le thème du personnage, au piano. Enlevée mais légère, la danse qui a précédé, emmenée par une trompette, est dans la veine latine qui a tellement séduit la Nouvelle-Vague et les chanteurs pop au tournant des sixties.

 

Pourtant, quand Lola a fini de répéter, le numéro n’est pas terminé : reprenant après un silence, le piano revient, cette fois seul. Il tourne en ritournelle un peu triste. Derrière le narcissisme frivole de Lola sourd la mélancolie qui est la marque du regard de Demy. Et c’est sans doute sur l’importance que lui accorde dès cette première scène Michel Legrand que se fonde une complicité artistique inégalée dans le cinéma français des deux hommes. Trois accords viennent sonner la vraie sortie de scène lorsque Lola disparaît par la porte. Il faut qu’elle soit sortie du champ pour que le spectacle cesse, comme si le reste du temps, elle était toujours en représentation. Un paravent de mots, de résilles et de plumes défendant ce qui est le plus précieux pour Lola : le droit de se refuser aux hommes qui la regardent, au premier rang desquels Jacques Demy et Michel Legrand, musiciens enamourés et mélancoliques qui passeront presque 30 ans à chanter les amours tristes de femmes payant leur liberté au prix le plus fort, celui du bonheur et de l’innocence.

 

Pierre Braillon
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