Leonard Rosenman (1924-2008)

50 Maîtres de la Musique de Film

Portraits • Publié le 11/01/2022 par

UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.

« La plupart des gens qui écrivent de la musique de film ont pour ambition d’être dans le milieu de la musique de film. Moi je n’ai jamais eu cette ambition. Ce fut un accident. ».

 

Leonard Rosenman

Leonard Rosenman a été l’un des tout premiers compositeurs à imposer la musique d’avant-garde dans le cinéma hollywoodien. C’est un musicien hautement qualifié situé à une époque charnière, entre la vieille école symphonique instituée par Max Steiner et celle des compositeurs plus modernes et protéiformes des années soixante et soixante-dix. Il laisse une centaine de partitions pour l’écran, dont celles pour les films d’Elia Kazan, de Nicholas Ray, de Richard Fleischer ou de Jacques-Yves Cousteau. En dépit de ses énormes possibilités, Leonard Rosenman ne sera pourtant presque jamais utilisé comme il aurait été souhaitable de l’envisager. Son langage musical, moderne et radical, a fait entrer de plein pied la musique contemporaine atonale dans le cinéma hollywoodien. Mais si son style a pu faire sensation dans le milieu des années cinquante, il ne s’est jamais vraiment imposé comme une forme dominante. Déçu par le milieu cinématographique, Rosenman va alors consacrer davantage son énergie à l’enseignement musical et à la musique de concert. Une œuvre qui est loin d’être négligeable, mais pratiquement ignorée. Comme un pied de nez ultime adressé à son égard, Hollywood le récompense à deux reprises aux Oscars (pour Barry Lyndon et Bound For Glory) mais uniquement pour son travail d’arrangeur musical.

 

Jerry Goldsmith et Leonard Rosenman, oscarisés en 1977

 

Leonard Rosenman envisageait d’abord une carrière de peintre, mais vers la fin de l’adolescence, il devient de plus en plus intéressé par la musique, surtout après avoir entendu pour la première fois Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinski, dont l’influence, notamment les éléments rythmiques, est évidente sur plusieurs musiques de film du compositeur. Il commence alors à prendre des cours de piano et de théorie musicale avec Julius Herford et fait la connaissance du compositeur Leon Kirchner qui l’incite à composer de la musique dodécaphonique. Après avoir servi dans le Pacifique avec l’Air Force Army lors de la Seconde Guerre mondiale, il décroche un baccalauréat en musique à l’université californienne de Berkeley. Il prend des cours d’harmonie et de contrepoint dans la classe d’Arnold Schönberg mais se lasse assez vite de son enseignement, basé essentiellement sur l’analyse de la musique classique (Mozart, Beethoven et Brahms en particulier). L’enseignement de Manfred Bukofzer et surtout de Roger Sessions, compositeur américain proche de l’avant-garde européenne, lui apporte davantage de satisfaction. Il prend également des cours de piano avec Bernhard Abramowitsch et reçoit une bourse pour étudier avec l’italien Luigi Dallapiccola à Tanglewood, dans le Massachusetts. Largement considéré comme l’un des jeunes compositeurs les plus prometteurs d’Amérique, il commence à écrire ses premières compositions comme les Trois Pièces pour Piano (1950-52) et les Six Chansons de Lorca (1952-54) qui obtiennent un certain succès. Pour subvenir à ses besoins, il compose régulièrement pour le théâtre, notamment la pièce Women Of Trachis (1954), d’après Sophocle.

 

Un beau jour, l’un des acteurs de la pièce vient frapper à sa porte et lui demande de lui apprendre à jouer du piano. Leonard Rosenman ne se doute pas qu’il vient de rentrer à ce moment-là dans la légende des grands compositeurs de film. L’acteur en question n’est autre que James Dean qui, par amitié, va lui demander de composer la musique de son premier film, East Of Eden (À l’Est d’Eden – 1955), réalisé par Elia Kazan. Le réalisateur, qui bénéficie d’une certaine indépendance artistique, a toujours recherché la nouveauté musicale. Il avait déjà incité Alex North à introduire du jazz dans A Streetcar Named Desire (Un Tramway nommé Désir – 1951) à une époque où le genre était encore marginal dans le cinéma. Hollywood cherchait également à se renouveler et les studios n’hésitaient pas à faire appel aux « enfants terribles » du milieu contemporain comme Ernst Toch, Hanss Eisler, Igor Stravinski, George Antheil ou même Arnold Schönberg. Pourtant, ces tentatives ne donnèrent que peu de résultats fructueux. Approché par un producteur pour un film (The Good Earth, réalisé en 1937 par Pearl S. Buck), Schönberg avait par exemple demandé que la diction de l’acteur soit écrite en mesure avec sa partition musicale. Les choses en restèrent donc là. D’abord suspicieux, Rosenman n’est pas tellement emballé par l’idée de se retrouver à travailler pour l’industrie du cinéma, mais les exhortations de Leonard Bernstein et d’Aaron Copland finissent par le convaincre. La partition de Bernstein pour On The Waterfront (Sur les Quais – 1954), le précédent film de Kazan, qui combine jazz et orchestre, sera d’ailleurs un modèle pour le compositeur. Il reprendra certaines tournures musicales, en particulier ces fameuses pyramides de notes dissonantes joués par les cuivres de l’orchestre. Elles interviennent régulièrement dans les musiques de Rosenman, surtout en conclusion des morceaux, comme un effet de signature.

 

James Dean dans East Of Eden

 

Sur le plan musical, il va se révéler moins intransigeant que Schönberg, mais a lui aussi ses exigences : il souhaite composer la musique dès le tournage, en s’inspirant de la méthode de travail des compositeurs russes. Jusqu’à présent à Hollywood, le compositeur ne commençait à travailler qu’après le montage du film. En suivant la voie tracée par Aaron Copland, qui tentait de redéfinir un nouveau son débarrassé du romantisme européen, Leonard Rosenman va adapter le répertoire musical contemporain à la grammaire hollywoodienne, une esthétique à cheval entre le classicisme et le répertoire avant-gardiste. L’orchestre est également beaucoup moins envahissant et Rosenman privilégie les silences et les petites formations (cordes, bois), au détriment des cuivres et des percussions. East Of Eden contient aussi un thème mélodique profondément américain, qui accompagne les scènes romantiques du film. Si les dissonances harmoniques sont encore tapies dans l’ombre, elles ne vont pas tarder à s’affirmer nettement sur la dernière partie du film, au bord des tons dramatiques.

 

Rebel Without A Cause (La Fureur de Vivre – 1955) de Nicholas Ray, tourné l’année d’après toujours avec James Dean, marque également un pas de plus vers l’affranchissement mélodique. C’est une partition tonalement incertaine qui conjugue astucieusement l’influence de la musique contemporaine européenne, le jazz sophistiqué de Stan Kenton et le lyrisme âpre du film noir américain. Le plus intéressant reste les références musicales de Rosenman, qui s’inspire de compositeurs assez peu en vogue dans le cinéma hollywoodien de cette époque : Stravinski pour la fureur rythmique et Bartók pour l’instabilité mélodique. La progression dramatique qui accompagne la séquence du planétarium de Griffith Park rappelle par exemple l’Adagio de la Musique pour Cordes, Percussion et Célesta de Bartók. Une progression que reprendra également Bernard Herrmann quatre ans plus tard sur Psycho (Psychose). Au cours des années soixante, Bartók et Stravinski deviendront les compositeurs néo-classiques les plus « récupérés » par le cinéma, notamment par Jerry Goldsmith, Elmer Bernstein, Jerry Fielding ou Lalo Schifrin. En 1980 dans The Shining, le réalisateur Stanley Kubrick mettra la Musique pour Cordes, Percussion et Célesta à l’honneur et sans doute avait-il également eu l’intention d’utiliser Le Sacre du Printemps de Stravinski sur la séquence finale du labyrinthe (dans le documentaire tourné par sa fille, on peut entendre un bref extrait, utilisé sur le plateau du tournage).

 

Lauren Bacall et Richard Widmark dans The Cobweb

 

C’est avec The Cobweb (La Toile d’Araignée – 1955), de Vincente Minnelli, que Rosenman va totalement casser les conventions musicales hollywoodiennes. Dans ce drame psychologique assez verbeux, où les médecins semblent tout aussi psychotiques que leurs patients, le compositeur pousse les audaces harmoniques encore plus loin que ce qu’avait pu faire Alfred Newman dans The Snake Pit (La Fosse aux Serpents – 1948), un film ayant lui aussi pour cadre le milieu psychiatrique. Cette composition de Rosenman est surtout réputée pour avoir été l’une des premières compositions dodécaphonique de l’histoire du cinéma hollywoodien. Elle fait appel à l’écriture atonale héritée d’Arnold Schönberg, qui donne aux douze sons de la gamme chromatique une indépendance que ne contraint pas la nécessité d’une mélodie ou d’une harmonie classique. Le sujet du film permet d’accueillir cette nouvelle syntaxe musicale que l’on retrouvait jusque-là principalement dans des courts-métrages expérimentaux comme Regen (1929) mis en musique par Hanns Eisler ou La Symphonie Mécanique (1955) composée par Pierre Boulez.

 

Plus tard, ce langage harmonique, idéal pour exprimer la folie, sera utilisé avec talent par Jerry Goldsmith dans Freud (Freud, Passion Secrètes – 1962) et Ennio Morricone avec Per le Antiche Scale (Vertiges – 1975). Le film et les relations entre les personnages sont volontairement âpres et destructeurs, et même le baiser échangé entre Richard Widmark et Lauren Bacall a comme un goût amer. Rosenman opte pour le silence en lieu et place des traditionnelles effusions de cordes, comme pour suggérer le vide sentimental de cette relation adultérine vouée à l’échec. Un thème lyrique est cependant légèrement esquissé pour accompagner l’amitié entre le jeune couple de malades Sue et Stevie, mais l’ensemble de la partition reste délibérément d’une grande austérité musicale. En réalité, Rosenman n’écrit pas de la musique dodécaphonique pure mais l’intègre dans une partition résolument dissonante, dénuée de thème mélodique facilement mémorisable. En 1959, il poursuit la même radicalité harmonique avec The Savage Eye (L’Œil Sauvage), un documentaire expérimental assez atypique tourné uniquement en voix off. Cette composition résolument abstraite et psychologique provient principalement de la Chamber Music I, écrite à la même époque pour seize instruments. On notera tout particulièrement une séquence de strip-tease tournée dans un night-club où la musique, totalement décalée par rapport à l’action, se transforme en une sorte de jazz atonal bruyant et discordant.

 

Gregory Peck dans Pork Chop Hill

 

Au début des années soixante, il part pour l’Italie diriger l’orchestre de Santa Cecilia. Parallèlement, il compose encore assez régulièrement des musiques pour le cinéma et la télévision. Son style violent et atonal convient idéalement aux films de guerres patriotiques, parmi lesquels on peut citer Pork Chop Hill (La Gloire et la Peur – 1959), qui a recours à l’échelle pentatonique chinoise, The Outsider (Le Héros d’Iwo-Jima – 1961) et Hell Is For Heroes (L’Enfer est pour les Héros – 1962), une partition sombre et cuivrée où les violons et les altos sont délibérément absents. Pour la télévision américaine, il se fait une réputation avec Combat! (1962-67), une série sur la Seconde Guerre mondiale, et Alexander The Great (Alexandre le Grand – 1964) qui rappelle les dissonances du Spartacus (1960) d’Alex North. Cette composition intéressante annonce aussi les sonorités rugueuses et archaïques de Beneath The Planet Of The Apes (Le Secret de la Planète des Singes – 1970), grâce à l’utilisation d’instruments exotiques et primitifs (bouzouki, tabla, cithare, flûte).

 

En 1966, son ami Richard Fleischer le contacte pour composer Fantastic Voyage (Le Voyage Fantastique), une exploration fascinante à l’intérieur du corps humain. Musicalement, la partition fait suite à la veine atonale de The Cobweb, mais se révèle plus séduisante grâce à une instrumentation riche et colorée (l’orchestre est composé de 86 musiciens). Ce style musical kaléidoscopique se réfère à la technique de la Klangfarben melodie (mélodie de timbres) exploitée par Arnold Schönberg, Anton Webern et Alban Berg. Elle consiste à diviser une ligne musicale ou une mélodie entre plusieurs instruments, plutôt que de l’attribuer à un seul. La différence avec les compositeurs viennois, c’est que Rosenman intègre également des ambiances mystérieuses et anxiogènes propres aux conventions du cinéma hollywoodien, comme par exemple, le motif de quatre notes associé au sous-marin Proteus et qui est utilisé comme leitmotiv. C’est ce qui rend la partition de Rosenman aussi unique, même si on peut trouver des filiations musicales avec d’autres compositeurs, comme ceux du groupe Zodiaque, fondé par Maurice Ohana, un mouvement musical qui essaya de redéfinir une esthétique nouvelle et moins guindée de la musique d’avant-garde.

 

Durant toute la première partie du film, la musique est absente et n’intervient que lorsque l’équipe de scientifiques pénètre dans le corps humain. Les notes et les sonorités, souvent imprécises et flottantes, parfois pesantes et menaçantes, restituent l’aspect complexe et menaçant d’un organisme vivant. Lorsque les personnages sortent de l’œil gauche du patient, la musique redevient ensuite plus familière et triomphale, dans le style tonal et cuivré hollywoodien. Il faut également souligner l’inventivité du générique d’ouverture, composé de sonorités électroniques, de battements de chœurs et de bruitages mécaniques, réalisé avec la complicité du sound designer Walter Rossi. Leonard Rosenman va ainsi ouvrir une voix royale à la musique d’avant-garde atonale dans le cinéma de science-fiction hollywoodien. Ce qui était jusque-là complètement inhabituel, si on excepte le fameux Forbidden Planet (Planète Interdite), conçu dix ans avant par les époux Barron, mais qui appartient davantage au genre de la musique électronique. On conseilla aussi à Rosenman d’écrire du jazz. C’était dans l’air du temps mais le compositeur trouvait cette utilisation hors de propos (même si du jazz atonal n’aurait pas forcément été inintéressant). La musique atonale va ensuite perdurer avec succès pendant plusieurs décennies sur des films comme Planet Of The Apes (La Planète des Singes – Jerry Goldsmith), 2001 – A Space Odyssey (2001, l’Odyssée de l’Espace – György Ligeti), Demon Seed (Génération Proteus – Jerry Fielding) et Altered States (Au-delà du Réel – John Corigliano). Par la suite, Rosenman ne retrouvera plus vraiment la même liberté créatrice dans le cinéma hollywoodien. Il aura néanmoins l’occasion d’explorer le registre musical contemporain dans ses œuvres de concert, notamment Foci I, écrite en 1981, une œuvre abstraite et atonale qui fait idéalement suite à la partition de Fantastic Voyage.

 

Fantastic Voyage

 

L’année suivante, il aura encore l’occasion d’écrire une musique de science-fiction atonale pour Countdown (Objectif Lune – 1967) de Robert Altman. La partition reste cependant moins surprenante, en dépit de la place importante qui lui est accordée dans le dernier tiers du film, lors de l’expédition lunaire. On pourrait aussi émettre les mêmes critiques avec la musique du film d’action Hellfighters (Les Feux de l’Enfer – 1968), qui lorgne un peu trop vers le style jazzy et westernien d’Elmer Bernstein (mais la présence de John Wayne, le héros mythique de la grande tradition américaine, devait y être aussi pour quelque chose). C’est à ce moment-là que le tournant musical va s’opérer pour Rosenman. Une nouvelle génération de compositeurs au style plus immédiat et séduisant émerge, avec comme figure de proue l’immense Jerry Goldsmith. En 1976, Rosenman verra même sa partition pour le western The Last Hard Men (La Loi de la Haine – 1976) remplacée au profit de celle de Goldsmith.

 

Ce dernier devient alors la coqueluche du nouvel Hollywood avec sa partition inventive de Planet Of The Apes (1968). Rosenman devra se contenter quant à lui du deuxième épisode, Beneath The Planet Of The Apes (Le Secret de la Planète des Singes – 1970), une suite à la mise en scène plus traditionnelle mais encore parfaitement honorable. Il s’est démarqué assez habilement du travail de Goldsmith (qu’il apprécie beaucoup par ailleurs), tout en conservant les sonorités rugueuses et primitives du premier opus. Il réutilise par exemple le chofar sur la marche des singes (Ape Soldiers Advancing). Sa musique est également beaucoup plus orchestrale, jonchée parfois d’effets électroniques. Rosenman a réservé sa création la plus discordante aux mutants rassemblés devant la bombe (Psaume de Mendez II), une sorte d’inversion de l’hymne anglican, All Things Bright And Beautiful, entonné par le chœur des mutants, devant l’autel de la bombe et qui évoque un peu par ses dissonances le Canticum Sacrum de Stravinski. En 1973, il signe le cinquième et dernier opus de la série, Battle For The Planet Of The Apes (La Bataille de la Planète des Singes).

 

Richard Harris dans A Man Called Horse

 

Avec A Man Called Horse (Un Homme Nommé Cheval – 1970), il va composer l’une de ses partitions les plus inspirées et peut-être même son chef-d’œuvre musical. La grande innovation de la musique réside dans l’utilisation de rythmes et de chants folkloriques empruntés aux indiens Sioux d’Amérique. Ces voix mixtes, parfois polyphoniques, se retrouvent mêlées à un vocabulaire d’avant-garde hollywoodien constitué d’un orchestre traditionnel de 53 musiciens (mais dénué de violons) et d’instruments natifs comme la flûte et les tam-tams. Le compositeur a particulièrement pris soin d’étudier pendant plusieurs mois les modes musicaux de la tribu des Sioux du Dakota, allant même jusqu’à vivre avec eux. Un travail de collectage qui rejoint l’idéologie salubre du film : donner la première place aux indiens. Délaissant le cinéma au profit de ses œuvres de concert, Rosenman va ensuite se retrouver progressivement cantonné sur des projets de moindre envergure, même s’il saura toujours faire preuve d’une certaine audace. Sur un film comme Race With The Devils (Course contre l’Enfer – 1975), on appréciera le jeu sur les rythmes et les sonorités (clavecin, waterphone, lujon, marimba, cuivres dissonants et violon électrique). Dans The Car (Enfer Mécanique – 1977), c’est l’intégration ingénieuse du Deus Irae joué par des cuivres lourds (tuba, clarinette contrebasse) et des cordes acérées, qui révèle la nature diabolique du véhicule tueur.

 

Boudé par Hollywood mais aussi par le milieu musical contemporain qui lui propose moins de commandes depuis qu’il est devenu compositeur de cinéma, Rosenman trouve refuge à la télévision : un média qui était à cette époque moins tributaire d’impératifs commerciaux et qui permettait de mettre à l’honneur une certaine qualité musicale, malgré la taille modeste des orchestres. La vogue était au fantastique et à l’angoisse, et en compagnie de Fred Steiner (Twilight Zone), Dominic Frontiere (The Invaders), Gil Mellé (A Cold Night’s Death), Billy Goldenberg (Duel) ou Robert Drasnin (Crowhaven Farm), Leonard Rosenman va contribuer à développer pour le petit écran, des ambiances dissonantes et inquiétantes. On peut par exemple évoquer la série Twilight Zone (l’épisode And When The Sky Was Opened réalisé en 1959), Beast In View (1964) tiré de The Alfred Hitchcock Hour, The Cat Creature (1973), The Phantom Of Hollywood (1974), Judge Dee And The Monastery Murders (1974), The Possessed (Les Envoûtés – 1977) et le thriller Ambition (1991).

 

Mais sa partition la plus étonnante reste celle de Sybil (1976), une mini-série psychologique de très bonne facture sur une jeune fille (Sally Field) soufrant de personnalités multiples. Le générique d’introduction est un modèle du genre et démarre de façon innocente par une voix enfantine interprétant une berceuse (I Remember Me). Le chant prend soudain une tournure plus angoissante par l’apparition de longues tenues de cordes dissonantes et de voix fantomatiques qui viennent se superposer à la mélodie initiale. Le travail le plus intéressant est d’ailleurs l’utilisation de ses voix multiples (en référence aux différentes personnalités de l’héroïne) qui viennent se greffer sur la musique, constituée principalement d’un piano en quart de ton et de cordes. Rosenman a également utilisé des micro-intervalles et des glissandis de cordes, que l’on retrouve en plus développés dans sa Chamber Music IV, une partition pour quatre quatuors à cordes et contrebasse écrite à la même époque. Toujours pour la télévision, il est également approché par le commandant Cousteau pour mettre en musique trois épisodes de sa série L’Odyssée sous-marine de l’équipe Cousteau, consacrée à la biodiversité marine. On peut apprécier particulièrement sa partition pour Pieuvre, Petite Pieuvre (1971), qui retrouve dans un registre plus chambriste, les harmonies fluctuantes et indéterminées de Fantastic Voyage.

 

Barry Lyndon

 

En 1975, Rosenman est approché par Stanley Kubrick, un vieil ami d’enfance, qui lui demande d’arranger et de diriger des classiques du XVIIIème siècle pour Barry Lyndon. Le choix de faire appel à un compositeur issu de l’avant-garde peut surprendre mais le réalisateur est coutumier du fait. Dans A Clockwork Orange (Orange Mécanique), il avait déjà demandé à Wendy Carlos d’arranger électroniquement des œuvres du répertoire, et on peut penser qu’il souhaitait obtenir avec Barry Lyndon le même anachronisme musical. Le choix s’est d’ailleurs révélé judicieux sur la Sarabande d’Haendel, écrite à l’origine pour clavecin seul. Rosenman a eu la brillante idée de lui conférer une ampleur dramatique en remplaçant le clavecin par des cordes et des timbales, interprétés majestueusement par le London Symphony Orchestra. Kubrick lui-même avait trouvé le résultat magnifique. Utilisé sur le générique d’ouverture, le thème préfigure déjà le destin tragique du jeune intrigant irlandais incarné par Ryan O’Neal. Pour interpréter la musique militaire qui accompagne les hordes de soldats, Rosenman a utilisé des instruments authentiques de l’époque trouvés dans des musées comme des fifres et des tambours. Le travail fut assez pénible, notamment à cause de la perfection légendaire du réalisateur. Après la 105ème prise, il se plaignait encore que l’orchestre avait un décalage d’un tiers de temps. Rosenman, qui considérait que la seconde prise était déjà pleinement satisfaisante, a fini par jeter sa baguette excédé, et a attrapé Kubrick par le cou en le menaçant de le jeter par la fenêtre. Par la suite, pour conserver son amitié avec le réalisateur, il décida de ne plus jamais retravailler avec lui.

 

Rosenman a eu à nouveau l’occasion de travailler comme arrangeur musical sur Bound For Glory (En Route pour la Gloire – 1976), un film intéressant réalisé par Hal Ashby sur la carrière du chanteur Woody Guthrie. Là encore, on peut s’étonner de la présence de Rosenman sur le générique en tant qu’arrangeur de folk songs. Étant lui-même marginalisé par le milieu musical, il n’a pourtant pas dû être insensible au parcours erratique du songwriter américain, en lutte avec sa maison de disque. Le film pose d’ailleurs de manière assez juste la question de la réussite et de l’intégrité artistique. Pour préserver son folklore protestataire, Guthrie préfère finalement quitter la Californie et repartir sur les routes en toute indépendance. Pour l’acteur interprète David Carradine, Rosenman va réadapter les chansons originales de Guthrie (This Is Your Land, So Long, It’s Been Good To Know You…) allant même jusqu’à composer des suites musicales pour orchestre, guitare, harmonica et banjo. Ces musiques, qui permettent d’apprécier une facette plus traditionnelle et lyrique du compositeur, seront peu utilisées sur le film, mais l’édition CD d’Intrada parue en 2012 permet heureusement de les écouter en intégralité.

 

The Lord Of The Rings

 

En 1978, Rosenman fait un retour en force avec The Lord Of The Rings (Le Seigneur des Anneaux), une partition ambitieuse pour chœur et grand orchestre. Si le film d’animation réalisé par Ralph Bakshi reste dans l’ensemble assez décevant, il contient quand même une poignée de séquences marquantes, à l’image de la première apparition terrifiante du cavalier noir, soutenue par un chœur masculin sinistre, des pizzicatos de cordes et le timbre étrange du waterphone. C’est d’ailleurs sur les séquences de terreur et de batailles que la musique de Rosenman fonctionne le mieux grâce à une utilisation inventive des rythmes, du chœur et de sonorités pittoresques : trompe médiévale, cloches, clavecin, tambour à cordes, glissandos électroniques. La partition vaut surtout pour le remarquable Helm’s Deep, qui accompagne la bataille du gouffre de Helm. Rosenman déploie toute sa science musicale avec cette pièce tonitruante, gorgée de rythmes, aux lignes vocales puissantes et barbares, évoquant tout à la fois la grandeur épique de Carl Orff et la musique tribale d’Heitor Villa Lobos. Pour le chœur masculin qui accompagne l’armée des Orques, Rosenman a même inventé un langage vocal, comprenant son propre nom prononcé à l’envers : Dranoel Namnesor. On notera également l’utilisation du blaster beam, que l’on peut entendre sur l’édition CD entièrement remixée mais non sur le film. Il s’agit d’un énorme instrument métallique et électrique au son caverneux, qui sera par la suite popularisé dans les films de science-fiction, notamment par Jerry Goldsmith sur Star Trek: The Motion Pïcture (1980). Il semble d’ailleurs que Leonard Rosenman soit l’un des tout premiers compositeurs à l’avoir utilisé. On retrouve l’instrument sur le film d’épouvante Prophecy (Prophecy : Le Monstre – 1979), réalisé par John Frankenheimer. Son utilisation est parfaitement efficace sur les séquences d’actions horrifiques, celles qui accompagnent les attaques d’un énorme ours mutant, né des substances chimiques déversées dans la nature.

 

Ce que l’on pourrait sans doute reprocher à Rosenman, et qui a d’ailleurs contribué à son éloignement des grands studios hollywoodien, c’est de ne pas avoir su davantage diversifier son langage musical en s’enfermant trop souvent dans la même esthétique héritée de Stravinski, Bartók et la seconde école de Vienne. Là où un Goldsmith ou un Schifrin vont ressourcer leur inspiration dans le jazz et l’école française impressionniste, Rosenman s’est enfermé dans un style plus étriqué. Il a pourtant essayé d’écrire des musiques éloignées de son registre habituel mais le résultat reste un peu moins convaincant. On peut noter le thème générique de Birch Interval (1976) qui évoque Fauré et le sentimental Making Love (Une Autre Façon d’Aimer – 1982) pour piano et orchestre. Cross Creek (Marjorie – 1983) rappelle un peu l’impressionnisme pastoral de Frederick Delius, avec une instrumentation légère, dégraissée de l’apport des cuivres et des percussions. Circles In The Forest (Des Cercles dans la Forêt – 1989), obscure production sud-africaine, est sans doute la plus belle réussite dans le genre, avec une belle utilisation des voix, des bois ou des flûtes, pour évoquer l’épaisse forêt de la région de Knysna. C’est une partition symphonique assez peu connue dans l’œuvre du compositeur et qui mérite d’être réévaluée.

 

Star Trek IV: The Voyage Home

 

De facture hollywoodienne, Star Trek IV: The Voyage Home (Star Trek 4 : Retour sur Terre – 1986) renvoie au symphonisme rutilant et héroïque d’un John Williams. Mais Rosenman ne possède pas la même aisance mélodique que son illustre confrère et ses thèmes restent moins accrocheurs. C’est un peu ce manque d’idées thématiques qui fait aussi défaut à Robocop II (1990), même si le compositeur démontre qu’il est toujours aussi habile dans le traitement des masses orchestrales héritées du golden age hollywoodien. La meilleure idée étant sans doute l’inclusion de quatre voix sopranos éthérées sur des morceaux tels que Robot Cruiser ou Creating The Monster. On retrouve cette présence du chœur féminin sur le générique du téléfilm Keeper Of The City (1992). Pour personnifier la nature religieuse et l’instabilité du tueur en série, Rosenman a recours à des chants latins dissonants. Un procédé qui rappelle celui de Lalo Schifrin dans Dirty Harry (L’Inspecteur Harry – 1971), qui utilisa les voix féminines pour accentuer les troubles psychotiques du tueur Scorpio (d’après ses dires, il « entendait des voix »). La même année, Rosenman a l’occasion d’écrire une partition importante pour le documentaire télévisuel The Bible (La Bible), présenté par Charlton Heston. Les dissonances si chères au compositeur sont désormais diluées dans un style musical plus apaisé mais qui n’en conserve pas moins un caractère épique et élégiaque sur les scènes principales (notamment l’Exode et la Crucifixion). En 2001, il signe avec Jurij son ultime musique de film, une composition néo-classique comprenant une chaconne baroque pour violon et orchestre, inspirée de Tomaso Vitali.

 

Malgré les récompenses qu’il reçut à Hollywood, Rosenman considérait sa carrière comme un échec, car sa musique ne fut jamais vraiment reconnue à sa juste valeur. Ses pièces de concert sont d’ailleurs pratiquement indisponibles sur disque malgré un catalogue assez bien fourni comprenant essentiellement de la musique de chambre. On trouve notamment le Concertino pour Piano et Bois (1948), le Concerto pour Violon n°1 (1951), Six Chansons d’après Lorca (1952-54), la Chamber Music I, pour 16 instruments (1959), l’inventive Chamber Music II, pour voix, 10 instruments et électronique (1968), la pièce multi-média A Short History Of Civilization Or The Death Of Vaudeville (1972), la Chamber Music III (1972), le Duo pour deux Pianos, dédié au pianiste compositeur Richard Rodney Bennett (1975), la Chamber Music IV pour orchestre à cordes (1976), la Chamber Music V, pour piano et 6 instruments (1979), Foci I (1981, révisé en 1983), le Concerto pour Violon n°2 (1991), le Double Concerto pour Hautbois et Clarinette (1993), Time Travel, pour voix et orchestre de chambre (1996), When Alpha Met Beta, pour quatuor à cordes (1996), l’intrigante Dinosaur Symphony, pour orchestre symphonique, dispositif informatique et récitant paléontologue (1999) et A Walk In New-York, une pièce inachevée pour orchestre de chambre et bande magnétique (1999).

 

 

À écouter : East Of Eden / Rebel Without A Cause, enregistré par le London Sinfonietta et dirigé par John Adams (Nonesuch Records), The Fantastic Voyage (Film Score Monthly), A Man Called Horse (Film Score Monthly), The Lord Of The Rings (Intrada).

Julien Mazaudier
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