Jerry Goldsmith (1929-2004) : la carrière d’un roi (3/4)

Un Gremlin dans la place

Portraits • Publié le 19/08/2019 par

#1 – Ce garçon qui venait de Los Angeles
#2 – La musique en équation
#3 – Un Gremlin dans la place
#4 – L’extase et l’agonie

Tout juste oscarisé, Jerry Goldsmith s’attelle en 1977 au MacArthur (MacArthur, le Général Rebelle) de Joseph Sargent, au Damnation Alley (Les Survivants de la Fin du Monde) de Jack Smight et au Capricorn One de Peter Hyams. Frank Sinatra, qui a un droit de regard sur le choix des compositeurs de pratiquement tous les films dans lesquels il joue et qui n’a pas oublié l’auteur de Von Ryan’s Express et The Detective (c’est en réalité lui qui l’avait engagé), le réclame à nouveau expressément pour le téléfilm Contract On Cherry Street (Contrat à Cherry Street) diffusé sur NBC. Avec Coma (Morts Suspectes) puis un an après The First Great Train Robbery (La Grande Attaque du Train d’Or), il retrouve également le romancier et réalisateur Michael Crichton qu’il a rencontré dès 1972 pour le téléfilm Binary (Pursuit), participe au deuxième volet du retour de l’antéchrist avec Damien: Omen II (Damien : la Malédiction 2) dirigé cette fois par Don Taylor, collabore avec Sir Richard Attenborough pour Magic, s’amuse à pervertir la valse viennoise à la demande de Franklin J. Schaffner dans The Boys From Brazil (Ces Garçons qui Venaient du Brésil) tandis que son talent se révèle très vite être la seule chose à sauver de The Swarm d’Irwin Allen dont on ne peut que louer, une fois n’est pas coutume, l’à-propos du titre français (L’Inévitable Catastrophe)…

 

Lorsqu’il aborde 1979, Jerry Goldsmith ne sait pas encore que les mois qui vont suivre figureront parmi les plus compliqués de sa carrière. Non qu’il s’agisse de s’attarder plus qu’il n’est nécessaire sur le Players (Smash !) de Anthony Harvey, un film sportif presque totalement oublié aujourd’hui et pour lequel il retrouve le producteur de Chinatown Robert Evans, mais ce sont pas moins de deux projets autrement plus ambitieux qui vont voir le jour cette année-là. Tout a commencé quelque temps auparavant grâce à Lionel Newman, directeur musical à la Fox, qui suggère au réalisateur Ridley Scott de rencontrer le compositeur pour son second long métrage en préparation, Alien. S’il semble bien avoir été particulièrement enthousiaste à la description du projet, Goldsmith va cependant déchanter une première fois lorsqu’il s’aperçoit que le monteur Terry Rawlings a jugé opportun, suite à l’officialisation du contrat musique fin 1978, de concevoir une trame temporaire entièrement basée sur nombre de ses anciennes partitions. Faisant fi de cette initiative qu’il juge malheureuse, il se fait projeter le film (qui l’effraye autant qu’il l’impressionne) et conçoit une musique qui, de l’usage en complément de l’orchestre d’instruments singuliers (didjeridoo, conche marine, serpent…) à l’influence manifeste de techniques allant de Debussy à Penderecki en passant par Bartók, Ives ou Ligeti, fait montre une fois de plus d’une sophistication extrême. Peu expressif pendant le travail, Scott lui demande après un premier enregistrement de repenser une poignée de séquences dont une introduction jugée trop douce et romantique : le compositeur s’exécute de mauvaise grâce (le contraste de son effet est perdu) au terme de quelques sessions supplémentaires. Mais lorsqu’il découvre enfin la version définitive du film, il est furieux : sa partition a été tronquée, certains segments déplacés et, en plus de l’adjonction d’un mouvement de la Symphonie n°2 d’Howard Hanson, certains des morceaux plaqués sur l’image sont tirés de son Freud de 1962 et issus de la fameuse trame temporaire…

 

Jerry Goldsmith (à droite) pendant les sessions d'enregistrement de The Great Train Robbery

 

Goldsmith quitte Alien frustré, et c’est une autre expérience douloureuse (quoique beaucoup plus gratifiante) qui l’attend peu après. Engagé alors que le film n’a pas encore de réalisateur officiel, il est plutôt content de retrouver finalement Robert Wise pour la première adaptation cinématographique de la série Star Trek. Néanmoins, il est vite confronté à de multiples obstacles, comme le rejet tardif de certaines approches initiales déjà enregistrées mais qui ne conviennent plus, ou l’urgence de s’adapter aux remontages permanents décidés au gré de la délivrance au compte-goutte des nombreux plans à effets spéciaux. De plus, satisfaire Robert Wise quant au thème principal s’avère compliqué, d’autant que si celui-ci doit s’imposer à la fois héroïque et majestueux, il ne faut à aucun moment qu’il puisse évoquer, même de loin, le récent Star Wars de John Williams. Finalement, six jours à peine avant la date prévue pour la sortie du film, et avec l’aide d’Alexander Courage et de Fred Steiner auxquels il délègue une poignée de séquences mineures, il achève une partition foisonnante et grandiose qui est aujourd’hui encore l’une des plus populaires de son répertoire. Il rencontre également à cette occasion un jeune homme à la rock attitude, ancien collaborateur du groupe The Doors et qui deviendra rapidement son ingénieur du son de prédilection : Bruce Botnick.

 

Malgré difficultés et griefs, Alien et Star Trek: The Motion Picture font tomber l’année suivante dans son escarcelle une double nomination aux Golden Globes et une autre aux Academy Awards. 1980 débute d’ailleurs beaucoup plus sereinement avec le Caboblanco de Jack Lee Thompson, qui permet à sa femme Carol d’écrire les paroles d’une chanson, ce qu’elle a également eu le plaisir de faire auparavant pour The Don Is dead et The Omen. Mais le film s’avère d’autant plus délébile que son mari a déjà en tête depuis quelques temps un projet qui lui tient bien plus à cœur et pour lequel il a été invité à effectuer, avant même le début des prises de vue, un séjour d’une dizaine de jour en Israël : Masada. Déjà, quelques années auparavant, le hasard lui a fait croiser la route d’un Sydney Pollack de retour de repérages pour l’adaptation du roman d’Ernest K. Gann, lui-même inspiré des chroniques de Flavius Josèphe, que le compositeur connaît bien. Celui-ci, déjà, lui confie son absolu désir de travailler sur un sujet qui, comme QB VII et The Going Of David Lev avant cela, fait partie de ceux qui réveillent de temps à autre la judéité du musicien, et ce même si sa famille et lui-même semblent n’avoir jamais été assidûment pratiquants. Devenu finalement une mini-série pour ABC, Masada lui permet en plus de retrouver une vieille connaissance de Playhouse 90, le réalisateur Boris Sagal. Malheureusement, la production ayant pris un retard conséquent, il ne lui sera permis de travailler que pour les deux premiers épisodes, les deux autres étant complétés par son ami et collègue Morton Stevens d’après son matériau thématique : un Emmy, le quatrième, viendra néanmoins couronner sa contribution.

 

Jerry Goldsmith au début des années 80

 

Mais déjà il est à Rome pour enregistrer, dans des conditions rocambolesques (un studio trop petit, des micros défaillants, des musiciens différents d’une session à l’autre) la partition percussive du Inchon de Terence Young avant de conclure avec force et maestria la trilogie Damien avec The Final Conflict (La Malédiction Finale) de Graham Baker. En plus de Raggedy Man (L’Homme dans l’Ombre) de Jack Fisk et The Salamander (La Salamandre), production européenne où Peter Zinner l’impose devant John Williams, il travaille à nouveau pour Peter Hyams sur Outland dont les ingrédients sont taillés pour sa sensibilité (le réalisateur a d’ailleurs effectué pour lui-même un premier montage en se basant sur les musiques de Goldsmith pour Alien, Planet Of The Apes et Capricorn One) mais sur lequel il ne parvient à prendre curieusement que fort peu de plaisir. 1981 est aussi l’année de naissance d’Aaron, son cinquième enfant (et le seul de son second mariage).

 

Du strict point de vue créatif, les années qui suivent figurent parmi les plus fertiles de la carrière du compositeur. 1982 voit ainsi les sorties en salles de The Challenge (A Armes Égales) de John Frankenheimer, de Night Crossing (La Nuit de l’Évasion) de Delbert Mann, de First Blood (Rambo) de Ted Kotcheff, premier succès du studio Carolco des indépendants Andrew G. Vajna et Mario Kassar, et surtout de Poltergeist. C’est à la demande de Steven Spielberg, producteur du film et grand admirateur de ses partitions depuis, à l’en croire, la fin des années 60, que Goldsmith s’est vu attribuer le projet dès l’année précédente : les deux hommes aurait d’ailleurs pu se croiser dès 1973 pour Ace Eli And Rodger Of The Skies, un petit film basé sur une histoire de Spielberg qui a bien failli devenir son premier long métrage officiel (il sera finalement réalisé par John Erman). Il se murmure également que le futur réalisateur de Jaws (Les Dents de la Mer) avait sérieusement envisagé le compositeur pour Sugarland Express avant de se faire présenter un certain John Williams. Se peut-il d’ailleurs qu’une telle idée ait été soufflée par la monteuse Verna Fields, qui n’est autre que la belle-sœur de l’orchestrateur Arthur Morton ? Allez savoir… Par contre, s’il y a toujours eu maintes rumeurs pour attribuer la stricte paternité de la mise en scène de Poltergeist à Spielberg plutôt qu’au réalisateur Tobe Hooper, pour Goldsmith les choses sont bien plus claires : il n’a eu affaire qu’avec le producteur, allant jusqu’à se faisant décrire par lui chaque séquence en l’absence des effets visuels, non encore achevés. Fructueuse (la splendide partition rapporte une autre nomination à l’Oscar), l’entente entre les deux artistes est telle que lorsque dans la foulée il met en musique The Secret Of NIMH (Brisby et le Secret de NIMH), son tout premier film d’animation, Goldsmith ne peut s’empêcher de partager l’enthousiaste qu’il éprouve devant le talent des artistes réunis autour de Don Bluth, attirant en personne sur eux l’attention d’un Steven Spielberg qui, convaincu à son tour, produira leur long métrage suivant, An American Tail (Fievel et le Nouveau Monde).

 

Caméo de Goldsmith (en haut à droite) et Steven Spielberg (en bas) dans le Gremlins de Joe Dante

 

Par ailleurs, dès la fin de l’année 1982, le compositeur commence à travailler sur les quatre segments de The Twilight Zone: The Movie (La Quatrième Dimension : le Film), adaptation cinématographique de la série sur laquelle il a lui-même œuvré plus de vingt ans auparavant : là encore, Spielberg est d’abord son interlocuteur unique (il ne croisera jamais John Landis et George Miller). Mais après le fameux accident d’hélicoptère qui vient endeuiller le tournage, c’est au quatrième larron du groupe, Joe Dante, qu’échoit le soin de superviser l’entièreté des sessions d’enregistrement. La complicité entre les deux lascars est immédiate et il ne faut guère attendre pour qu’ils se donnent rendez-vous pour un premier long métrage ensemble, Gremlins. Avant cela, le compositeur ne manque pas l’occasion de succéder à Bernard Herrmann pour Psycho II (Psychose II) de Richard Franklin, hommage autant que petite revanche envers un aîné qu’il a admiré et côtoyé à la CBS (et nul doute que Goldsmith en a tiré quelques leçons) mais dont le tempérament notoirement difficile ne l’a guère épargné par la suite, comme pour d’autres d’ailleurs. Il met également en musique Under Fire de Roger Spottiswoode, bénéficiant de la présence du guitariste Pat Metheny, initialement prévu seul sur le projet mais qui a dû vite renoncer devant la tâche. Détail connu mais toujours cocasse, à la demande de la production et parce qu’elle sonne étonnement bien, Goldsmith met ses scrupules de côté et suit en partie l’esthétique andine plaquée à l’origine sur le film, quand bien même la trame se déroule entièrement au Nicaragua : pas de problème en tout cas aux yeux de l’Académie des Oscar qui l’honore d’une énième nomination.

 

Outre Gremlins donc, le compositeur travaille en 1984 pour The Lonely Guy (Manhattan Solo) de Arthur Hiller, Supergirl de Jeannot Szwarc et surtout Runaway (Runaway, l’Évadé du Futur) de Michael Crichton, première des trois contributions entièrement électroniques de sa carrière. C’est l’époque en effet où les synthétiseurs prennent une importance singulière dans son œuvre. Pendant les années 60 et 70, son travail avec eux consistait essentiellement à apporter des effets sonores ponctuels ou à extrapoler quelque paysage science-fictionnel. Son studio désormais garni en tous sens d’ordinateurs et d’appareils électroniques de toutes sortes et de toutes marques, dont un Emulator équipé pour la première fois d’un échantillonneur de sons, il a pris depuis quelque temps le parti d’opérer au sein de la plupart de ses partitions une véritable fusion entre orchestre et synthétiseurs, laissant parfois même à ces derniers le premier plan et la conduite de lignes mélodiques. En 1985, il compose ainsi les musiques de Baby: Secret Of The Lost Legend (Baby, le Secret de la Légende Oubliée) de Bill L. Norton, Explorers de Joe Dante et King Solomon’s Mines (Allan Quatermain et les Mines du Roi Salomon) de Jack Lee Thompson. Alors qu’il a refusé en 1979 de participer à Escape To Athena (Bons Baisers d’Athènes) en raison du scénario qu’il n’aime pas, il renoue avec George Pan Cosmatos grâce à Rambo: First Blood Part II (Rambo II : la Mission) pour lequel il pose les bases du style tonitruant et musclé qu’il développera pour le cinéma d’action dans les années à suivre. Il est également contacté pour participer à une suite au Chinatown de Polanski mais le projet est annulé (il verra en fait le jour cinq ans plus tard sous le titre The Two Jakes, avec Jack Nicholson à la réalisation, mais sans Goldsmith).

 

Le producteur Ilya Salkind, Jerry Goldsmith et Jeannot Swarc pendant la production de Supergirl

 

Dès le début de l’année 1984, il a par ailleurs consenti à rejoindre la pré-production du nouveau film de Ridley Scott, Legend, à la relative surprise de celui-ci (qui ne l’a donc a priori pas choisi). Le compositeur, qui a adoré le scénario de William Hjortsberg qu’il trouve très beau, met cependant d’emblée les points sur les i, rappelant au réalisateur combien son expérience sur Alien fut pitoyable et insistant sur son besoin d’une relation de travail beaucoup plus étroite avec lui. Cette fois, la collaboration entre les deux hommes est réelle et débute très en amont du tournage : Goldsmith, plus inspiré que jamais, se surpasse une fois encore pour offrir à la vision esthétique de Scott un genre de ballet impressionniste luxuriant pour chœur, synthétiseurs et orchestre, véritable Daphnis et Chloé de son auteur. Hélas ! Alors que le compositeur a œuvré sur un montage de près de 2h20, celui-ci est ramené par la production à un peu moins de 95 minutes pour la sortie européenne fin 1985, tronquant d’autant plus largement la partition que le monteur Terry Rawlings, encore lui, a même incorporé cette fois deux extraits de Psycho II. Pire encore, le film est totalement remonté pour son exploitation américaine quelques mois plus tard, et c’est alors l’intégralité de la musique qui passe à la trappe en faveur d’une approche ouvertement adolescente voulue par le président de la MCA Sidney Sheinberg et confiée au groupe de rock progressif allemand Tangerine Dream. Pour Goldsmith, la coupe est pleine et la blessure ne se refermera jamais complètement…

 

En 1986 puis 1987, en plus de collaborer avec David Anspaugh pour Hoosiers (Le Grand Défi) puis Richard Franklin pour Link, il compose la partition de Poltergeist II: The Other Side (Poltergeist II), réalisé cette fois par Brian Gibson. Sa collaboration avec Joe Dante s’enrichit, d’abord avec l’épisode Boo! de la série anthologique de Steven Spielberg Amazing Stories (Histoires Fantastiques) puis le réjouissant Innerspace (L’Aventure Intérieure) tandis que le réalisateur Walter Hill se tourne vers lui pour Extreme Prejudice (Extrême Préjudice), son compositeur fétiche Ry Cooder étant indisponible. Il est appelé également sur le Wall Street d’Oliver Stone, mais celui-ci n’aime rapidement pas son approche et le renvoie du projet. Il retrouve enfin son complice de toujours Franklin J. Schaffner, un peu moins de dix ans après The Boys From Brazil : c’est à regret que, pour des raisons d’engagements, il a auparavant dû renoncer à rejoindre les génériques de Sphinx puis de Yes Giorgio, alors même que le script de ce dernier est posé sur son bureau et qu’il annonce lui-même sa participation. Il ne le sait pas encore mais Lionheart, pour lequel il compose une splendide partition pour orchestre et synthétiseurs à la fois altière et sensible, sera leur ultime collaboration : le réalisateur succombe à un cancer deux ans plus tard. Avec cette disparition, le compositeur perd un ami qui lui est extrêmement cher, autant sur le plan personnel qu’artistique, et c’est incontestablement une page de sa vie qui se tourne…

 

Arthur Morton et Jerry Goldsmith

Florent Groult
Les derniers articles par Florent Groult (tout voir)