Maurice Jarre (1924-2009)

Hommage au compositeur à l'occasion des 10 ans de sa disparition

Leitmotiv ? Les loups de mer les plus aguerris, ceux qui naviguent depuis des lustres sur les vagues de la cinémélomanie française, se souviennent forcément de ce fanzine lyonnais qui leur apportait chaque semestre leur dose d‘actus, d’interviews et de nombreuses chroniques de disques. Cette belle aventure s’est pourtant achevée à la rentrée 2008, laissant les hordes de fans frustrés de voir s’évaporer la possibilité de serrer dans leurs mains fébriles un ultime monument particulièrement attendu : un opus de Leitmotiv entièrement consacré à Maurice Jarre. A cette disparition fracassante faisait écho la naissance d’un petit site de passionnés qui a récemment fêté ses dix ans d’existence et continue son activité, comme vous pouvez le constater en lisant ces lignes. Une discussion récente avec les membres de l’association Leitmotiv, toujours active, a donné naissance à une idée en forme de double hommage. Un hommage, d’abord, à ce chouette fanzine trop tôt disparu mais jamais oublié. Un hommage, aussi et surtout, au grand Maurice, à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition, le 29 mars 2009. Vous pourrez donc retrouver sur UnderScores, tout au long des semaines à venir, l’essentiel des articles prévus initialement pour ce numéro inédit, dont certains ont été revus et étoffés pour l’occasion par l’équipe de Leitmotiv qui, une décade plus tard, n’a rien perdu de sa passion pour la musique de cinéma. Pour débuter dignement cet hommage, qui se prolongera jusqu’à l’été prochain, vous pouvez d’ores et déjà découvrir ci-dessous, en guise d’amuse-gueule initiant les festivités, l’introduction d’époque de ce Leitmotiv de légende et, plus bas sur cette même page, une petite ballade nostalgique avec l’équipe de Leitmotiv ainsi que l’édito d’époque.

Injustement qualifié de compositeur de musique hollywoodienne, pompeuse et désuète, Maurice Jarre mérite aujourd’hui d’être réécouté et réévalué. Né le 13 septembre 1924 à Lyon, Jarre appartient à la troisième génération de compositeurs pour l’image, celle d’Elmer Bernstein, George Delerue et Lalo Schifrin. Au lendemain de l’Âge d’Or, cette génération a suivi deux voies distinctes, l’une dans la perpétuation de la tradition (John Williams) et l’autre dans le contre-pied, le modernisme (Ennio Morricone). Des écoutes trop superficielles d’une poignée de scores l’ont rangé hâtivement dans la première catégorie alors qu’il appartient sans nul doute à la seconde. Ses scores ne se limitent pas à des marches célèbres et des chansonnettes à succès. La popularité du thème de Lara lui a pourtant valu les foudres de l’intelligentsia européenne. Alain Lacombe et Claude Rocle résument parfaitement le paradoxe Jarre : « Jarre va être victime de la rentabilisation systématique de ses thèmes. Adaptés en chansons dans le monde entier, la Chanson de Lara et la valse de Paris Brûle-t-il ? lui vaudront l’irritation des ses confrères et la disgrâce de la critique française. Pourtant les compositions de Jarre ne sauraient se résumer à quelques rengaines popularisées par l’audiovisuel. Toujours intègre vis-à-vis de son identité musicale, quels que soient les scénarios qu’il ait eu à traiter, la musique de Jarre se caractérise pas l’utilisation d’instruments pittoresques, posés en opposition à de grandes masses orchestrales fluctuantes et rythmiquement très élaborées. »

 

Maurice Jarre

 

Maurice Jarre ne vient à la musique qu’assez tard. En effet, c’est à l’âge de 16 ans qu’il décide de devenir chef d’orchestre. Son père, directeur technique de radio, vient de lui offrir un disque (la Rhapsodie Hongroise N°2 de Franz Liszt) et c’est pour lui le déclic, il est littéralement subjugué par le son. Tout en préparant un diplôme d’ingénieur (afin de se plier aux pressions paternelles), Maurice Jarre entre au Conservatoire de Paris pour y suivre des études de solfège, d’harmonie et de théorie, pendant trois ans. Cette vocation tardive explique son rapport adulte, distancié, sans naïveté, à la musique. Ainsi il ne recherche pas tant la fusion avec les images que le décalage et la complémentarité : ses partitions apportent une dimension supplémentaire qui n’est pas mise en évidence par les autres éléments du film.

 

Malheureusement trop âgé pour l’apprentissage du piano, il se tourne rapidement vers les percussions sur les conseils de Charles Munch qui voit en lui un certain esprit musical et un bon sens du rythme : il se spécialise comme timbalier. On peut attribuer à cela son approche avant tout rythmique de l’écriture. Pendant ces trois années, il suit les cours de composition de Jacques de la Presle, Louis Aubert et Arthur Honegger, et a l’occasion de mener des recherches approfondies sur les musiques ethniques, notamment russe, indienne, japonaise, sud-américaine et arabe. A l’époque, le synthétiseur n’existe pas encore et la musique ethnique représente un bon moyen de proposer des approches surprenantes, typées et inhabituelles. Sans le savoir, Maurice Jarre suit là un enseignement qui sera très bénéfique à sa future carrière de compositeur pour le cinéma. Il démontre également un instinct et un intérêt particuliers pour les instruments électroniques et la musique concrète et étudie auprès de Pierre Schaeffer au Club d’Essai, où il se fait connaître comme l’un des pionniers de la musique électronique. Pendant la seconde guerre mondiale, après obtention de ses diplômes au Conservatoire, il rejoint la Première Armée Française et, après la guerre, passe une année complète à la Musique des Equipages de la Flotte en tant que timbalier. Une fois démobilisé, Maurice Jarre commence sa carrière de percussionniste, notamment auprès de la compagnie théâtrale de Jean-Louis Barrault et travaille, pendant quatre ans, avec Pierre Boulez, puis devient par la suite arrangeur et chef d’orchestre.

 

Maurice Jarre

 

Malgré cette formation pointue, l’artiste ne s’est pas soumis aux dogmes du Conservatoire. Il a forgé à partir de tous ces enseignements une personnalité unique parmi ses contemporains. Sa musique a une forte identité adaptée à chaque film. Contrairement à d’autres, il n’applique pas de méthodologie systématique à la conception de chaque partition. Il cherche à synthétiser l’essence de chaque film, ce qui rend service aux grands films complexes (comme ceux de David Lean) mais aussi aux films inaboutis où il retrouve l’essence de ce qui a été perdu en cours de production (Red Sun [Soleil Rouge], Le Jour et la Nuit). Cette exploration artistique l’entraîne sur des terrains musicaux inusités qui exploitent des sonorités étranges, qui le font recourir à la parodie. Son utilisation systématique de marches (marches soviétiques de Doctor Zhivago [Le Docteur Jivago]), valses connotées (Les Yeux sans Visage) ou de musiques préexistantes détournées de leur but premier (The Voice Of The Gun dans Lawrence Of Arabia [Lawrence d’Arabie], Minstrel Boy dans The Man Who Would Be King [L’Homme qui Voulut être Roi]).

 

Plus que tout autre compositeur, il a souvent utilisé l’ironie. Ce trait typiquement européen est certainement la principale raison du désamour des béophiles américains, car cette sophistication musicale inhabituelle va à l’encontre des attentes du spectateur et suppose une connivence avec lui, au risque sinon de ne pas être perçue. Aussi sa musique ne peut être appréciée qu’après avoir pris connaissance du film. Cela présuppose en outre qu’elle soit perçue consciemment par l’auditeur-spectateur. Aussi favorise-t-elle les interventions ponctuelles pertinentes plutôt qu’un continuum sonore indistinct (le motif de la folie dans The Night Of The Generals [La Nuit des Généraux] qui fonctionne comme un élément signifiant). Il préfère les morceaux courts et percutants à un accompagnement musical permanent. Sa musique fait alors davantage appel à la raison qu’à la sensibilité.

 

Maurice Jarre

 

Mais c’est sur une approche psychologique de la musique dans le film que son attention semble se porter naturellement et en priorité. Son travail révèle l’ambiguïté des personnages. Il ne cherche pas à souligner le mouvement mais à rendre perceptible ce que pensent et ressentent les personnages. Pour y parvenir, il joue de la syntaxe des thèmes, des incipit, des variations rythmiques sur les mélodies, de la recherche des instrumentistes solistes appropriés. De plus, il est tout particulièrement attentif au son et à la prise de son. Il adapte son écriture au lieu où il va enregistrer : « Quand j’enregistre à CTS [jadis célèbre studio londonien – NDLR] j’écris pour CTS. » C’est ainsi qu’il exprime les contradictions identitaires complexes de Lawrence d’Arabie par l’organisation thématique de la partition ou la sensualité dans Ryan’s Daughter (La Fille de Ryan) grâce à une panoplie de notes effleurées par huit harpes.

 

Cette contradiction apparente met en évidence chez l’artiste la volonté d’englober le sentiment humain au sens le plus large du terme, de l’élégance à la trivialité, du sublime au grotesque (thème principal du Tambour ou thème de Michael dans Ryan’s Daughter), à la manière des symphonies de Mahler et Chostakovitch. Cela s’exprime dans une esthétique du contraste qui offre de considérables possibilités dramaturgiques. Ce faisant, Jarre isole les composantes rythmiques (l’aspect matériel, terrestre de la musique) et mélodiques (sa contrepartie spirituelle et céleste) en les juxtaposant, ouvrant son œuvre à une perception pleine et entière du Cosmos par l’Homme.

 

Maurice Jarre

 

Couverture LeitmotivNovembre 1993, Lyon. Suite à une petite annonce passée dans le journal, Pascal Surleau accueille dans son appartement une bande d’allumés, amateurs de musique de film. La rencontre est sympa, on reconnaît au centre de la photo d’époque un certain Pierre Adenot, qui fera du chemin… Réunion après réunion, l’idée d’une association émerge. Pascal trouve le nom : Leitmotiv parce que c’est un mot allemand et que, contestataire devant l’éternel, il ne veut pas d’un titre ricain. De mon côté, j’imagine un nom pour nous désigner : les Colossonophiles, contraction de Colonna Sonora, le terme italien pour musique de film. Ce n’est pas ricain, tout le monde est content !

 

Des membres passent et s’en vont, d’autres restent et sont toujours là. Un an plus tard, naissance de l’opus 1 du fanzine Leitmotiv, et début d’une belle aventure. Il y aura 23 opus, jusqu’en 2006. Le premier numéro est photocopié dans l’hôtel où je bosse alors contre un petit peu de pub. Nous avons décidé de présenter l’objet comme un 45 tours rangé dans sa pochette. Il faut tout coller et agrafer à la main, à l’occasion de réunions interminables et hilarantes. Le format changera à l’opus 14 avec couverture couleur et format A4. Par manque de temps… Toujours en retard de parution, le fanzine demandera beaucoup de travail. Beaucoup trop finalement. L’opus 24, consacré à Maurice Jarre, ne verra jamais le jour.

 

Leitmotiv c’est aussi quelques bébés (dont certains sont aujourd’hui des grands !), un mariage (eh oui !) et beaucoup, beaucoup de rigolade, deux concerts organisés en partenariat avec l’Université Lyon 2, et des concerts partout dans le monde. Ensemble ou séparément nous avons vu Gabriel Yared, Vladimir Cosma, Maurice Jarre, Claude Bolling, Michel Legrand, Jean-Claude Petit, Michael Nyman, Philip Glass, Hans Zimmer, Jerry Goldsmith, John Carpenter, Joe Hisaishi, James Newton Howard, John Williams, Howard Shore, Lalo Schifrin, Ennio Morricone… (et pardon à ceux que j’ai oublié).

 

Si l’association loi 1901 va prochainement disparaître – nous n’avons déjà plus de compte bancaire car nous n’avons plus de sous – les ami(e)s pour la vie restent ! Le noyau dur se rencontre régulièrement, et encore plus après l’exhumation du fameux opus Jarre : écrire de nouveaux articles nous a donné un coup de jeune ! (mais pas de quoi reprendre le collier, nous sommes trop vieux pour ces conneries). Isabelle, Sylvie, Guy, Christophe, Eric, Arnaud et votre serviteur préfèrent maintenant déblatérer au coin du feu et festoyer tranquillement. Parfois, un autre Christophe, là depuis le début, nous rend visite. Ou alors Raymond ou encore Hélène, Tanguy et Yves qui est maintenant un compositeur reconnu, et Jean-Paul et Jean-Christophe se rappellent régulièrement à notre bon souvenir.

 

Un immense merci à l’équipe d’UnderScores pour son aide afin de déterrer une ultime fois un fanzine Leitmotiv. L’opus 24 aura finalement connu une sortie ! Je vous laisse en conclusion avec l’édito d’époque.

 

Leitmotiv, première réunion

 

JARRE, JARRE ! (BIS)*


* Grand prix Laurent Ruquier du calembour pourri 2008.

 

Bon. Que je vous raconte toute l’histoire : il y a un peu plus de deux ans, nous apprenions, enthousiastes, que Maurice Jarre était de retour au pays (il est lyonnais, et oui…) pour un concert à l’auditorium. Une façon pour lui de fêter ses 80 ans (c’était l’intitulé du concert, mais il en avait en fait 82) sur ses terres. Derechef, nous décidâmes de consacrer un dossier à l’enfant du pays. Et chacun de se replonger dans l’œuvre immense de monsieur Jarre en réécoutant nombre de musiques, en revisionnant moult films mythiques et en étudiant plus avant les mœurs du triton… Si bien qu’au moment de mettre en commun notre travail, nous nous rendîmes rapidement compte que nos écrits avaient pris des proportions considérables, à tel point qu’il n’était plus permis de publier cela en l’état en une seul fois. Cruel dilemme… Que faire ? Je ne sais plus qui lança l’idée d’un fanzine spécial. Toujours est-il que le projet fut accepté, nous plongeant dans une année supplémentaire de recherches, de réunions souvent hilarantes ou dangereuses (nous fûmes attaqués lors de l’une d’elle par des rouleaux de réglisses particulièrement belliqueux) et de critiques en commun cérébrales et pittoresques. L’entreprise fut terriblement compliquée mais heureusement, nous fûmes épaulés par de nombreux renforts extérieurs, certains venant même de très loin (Paris, et même du royaume de Cormyr !) Bref, voilà, c’est fait. Vous tenez entre vos mains le spécial Maurice Jarre, avec une tonne de critiques et d’analyses, de reportages et d’interviews. Un investissement énorme pour l’association Leitmotiv qui risque ainsi de mettre la clé sous la porte – compromettant ainsi fortement mon projet de voyage au Brésil – au vu d’une ardoise plus que conséquente. Jugez plutôt :

  • 542 litres de sueur
  • 3 tonnes de réglisse
  • 4 viviers
  • 8 couples de tritons (ils sont maintenant 800, je ne vous raconte pas l’état de l’appart de Isa et Guy…)
  • 2 tonnes de nourritures pour tritons
  • Un banquet fastueux pour 50 personnes avec le maire de Lyon et le petit Jean-Michel après le concert du Maestro (ah… Le comptable me souffle que l’on n’a pas payé là… L’horizon s’éclaircit !)

Bonne lecture à toutes et à tous et merci à tous ceux qui ont permis à ce projet titanesque de voir le jour.

 

Christophe Olivo

L'équipe de Leitmotiv et Maurice Jarre !

 

Very special thanks à Florent Groult, Stéphane Lerouge (pour le champagne et les petits fours !) et bien sûr à monsieur Maurice Jarre pour sa gentillesse et sa disponibilité.