Entretien avec Martin Phipps

D'Elizabeth II à Napoléon, un parcours impérial

Interviews • Publié le 13/12/2024 par et

Compositeur britannique, Martin Phipps s’est fait connaître grâce à ses partitions pour des séries à succès telles que Peaky Blinders et surtout The Crown, pour laquelle il a composé les quatre dernières saisons, imposant un style minimaliste en contraste avec les grandes orchestrations traditionnelles. Il a également collaboré avec Hans Zimmer sur Woman In Gold et signé la musique du Napoléon de Ridley Scott, confirmant sa capacité à incarner les personnages et leurs univers intérieurs à travers des motifs simples mais puissants. Alternant entre cinéma et télévision, il choisit des projets où la musique joue un rôle narratif central, ce qui fait de lui l’une des voix les plus singulières de la musique à l’image contemporaine.

Sur Peaky Blinders, comment avez-vous fait pour contourner les chansons omniprésentes ?

C’était assez difficile, en fait, parce que lorsque j’ai passé l’entretien pour le poste, le showrunner avait déjà mis de la musique sur toute la série. Chaque morceau était une chanson. Il n’y avait aucune partition originale, uniquement des chansons. Et il m’a dit : « Si je pouvais, je garderais tout ça. Mais je ne peux pas. » Donc, ce n’était pas vraiment un bon départ pour un compositeur. Vous êtes déjà en train d’essayer de courir après quelque chose. Mais heureusement, nous avons trouvé de l’espace, et il m’a permis d’habiter un territoire différent de celui des chansons. Vous l’avez probablement vue sur Netflix, pas sur la BBC. Il existe différentes versions pour la BBC et pour Netflix, parce que la BBC a un accord de licence global. Et donc beaucoup plus des chansons s’y trouvent. Plus de Jack White, plus de Nick Cave, plus de Tom Waits, ces morceaux-là. Mais nous avons dû faire une version mondiale, parce que nous ne pouvions pas obtenir toutes les autorisations. J’ai monté un groupe, et nous avons littéralement enregistré des morceaux dans le même esprit que les originaux qui n’avaient pas pu être utilisés. Et c’est ce qu’on entend aujourd’hui sur la version Netflix. J’en suis vraiment fier. Mais c’est aussi la raison pour laquelle je n’ai pas continué pour la saison suivante : c’était une musique basée sur des sources préexistantes. Vous n’avez pas beaucoup de place pour vous exprimer. Et au final, ce n’est pas si satisfaisant. Mais c’était une série formidable à laquelle participer, donc je suis vraiment content de l’avoir fait.

 

Comment avez-vous commencé à collaborer avec Hans Zimmer ?

C’était sur Woman In Gold (La Femme au Tableau), parce qu’il devait initialement écrire la musique, mais il était trop occupé — il partait en tournée, sa toute première. Donc il faisait appel à quelqu’un d’autre, mais ça ne fonctionnait pas. Le monteur avait mis certaines de mes musiques en musique temporaire, et tout le monde les adorait. Alors ils ont dit : « Pourquoi ne pas demander à Martin de venir le faire ? » Donc je suis arrivé, et on devait finir avant la fin de l’année, en littéralement quatre semaines. Mais rapidement, il est apparu qu’ils modifiaient encore des choses, et que ce ne serait pas possible. Nous avons donc repoussé au début de l’année suivante, et entre-temps Hans était à nouveau disponible. J’ai pensé qu’il allait simplement revenir et me remplacer : « Bon, merci, je prends le relais. » Mais il a été très respectueux. J’avais déjà beaucoup avancé, et il s’est montré très généreux et collaboratif, et j’ai été extrêmement impressionné. Quand il a fini par écrire quelque chose, c’était une idée toute simple mais brillante, pas tape-à-l’œil, vraiment fine et adaptable de plusieurs façons. Il a dit : « Voilà, fais-en ce que tu veux, joue avec. » Je l’ai intégrée à ce que j’avais déjà fait, et c’était génial. J’ai beaucoup appris de cette expérience.

 

Mais vous n’avez jamais fait partie de Remote Control ?
Non. Je reste en contact avec lui, mais je n’ai jamais retravaillé avec lui depuis.

 

 

Sur The Crown, avez-vous de suivre la voie initiée dans les trois premières saisons ?

Normalement, je n’accepte pas de reprendre une série déjà composée par quelqu’un d’autre. Parce que c’est un processus douloureux, mais une partie de la naissance d’une partition vient du fait d’être là quand la série trouve sa voix. On veut être associé à ça, et c’est là que réside la récompense : la douleur, puis la satisfaction. Mais avec The Crown, c’était un peu différent. Bien sûr que je devais le faire : c’est The Crown ! De plus, ils changeaient de casting et d’époque. C’était un grand saut. Et Peter Morgan, le scénariste et showrunner, disait clairement : « Je veux que tu fasses quelque chose de différent. Nous voulons changer l’ambiance de la musique. » Donc j’ai senti qu’il y avait assez d’espace pour faire quelque chose de nouveau. Nous avons aussi beaucoup changé la manière dont la musique était utilisée. Avant, il y avait beaucoup de musique d’ambiance, discrète, très luxuriante, adaptée à l’époque. Mais moi, je voulais que ce soit « less is more. » Et Peter voulait que ce soit précis. Quand la musique arrive, on doit vraiment la remarquer. Elle doit refléter l’émotion sous-jacente, et aussi le pouvoir enfoui et réprimé de tout l’establishment. Ce n’est pas mis en avant, c’est en dessous, mais on doit le sentir.

 

Comment vous êtes-vous retrouvé à composer Napoléon pour Ridley Scott ?
Ridley adorait The Crown. Il a dit : « Je veux le type qui fait The Crown. »

 

Quelles étaient ses attentes, ses indications pour la musique ?
Il va droit au but. Il sait pointer ce qui est important. Il ne m’a pas trop parlé du style musical, mais plutôt du personnage. Tout tournait autour de Napoléon comme personnage. Le fait qu’il était corse, qu’il n’était pas issu de l’élite (dont la plupart avaient été guillotinés) lui a permis de s’élever très vite. Ridley voulait que la musique reflète ça. Que ce ne soit pas un grand score orchestral, mais quelque chose d’un peu folk, une mélodie simple, accrocheuse, qui puisse revenir, avec même un côté un peu mafieux, d’où la trompette à un moment. Nous avons trouvé un piano ayant appartenu à Marie-Louise, sa seconde épouse, conservé dans une demeure près de Londres. Nous avons enregistré cette mélodie simple sur ce piano complètement désaccordé. Ça sonne affreux, mais en même temps assez cool. Ce n’est pas la peine de doubler la splendeur visuelle de Ridley : ses images parlent d’elles-mêmes. Ce qui est intéressant, c’est de se concentrer sur les petites insécurités du personnage. La musique est l’incarnation du personnage.

 

Vous n’avez pas été frustré de ne pas pouvoir faire quelque chose de plus épique ?
Non, mais j’aurais aimé écrire plus de musique. Mais Ridley était très clair sur ce qu’il voulait, et ça a marché.

 

L’album est très court. Contenait-il toute la partition ?
Non. Je suis assez strict avec les albums. Je coupe ce que je trouve ennuyeux, surtout les passages de simple « underscore ». Je veux que ce soit agréable à écouter. Je préfère court et percutant.

 

 

Et dans la version longue du film, il n’y a pas beaucoup plus de musique ?
Pas vraiment. Ils ont juste réutilisé certains de mes morceaux. J’ai aussi écrit une longue piste supplémentaire, quand Joséphine rentre chez elle après sa libération et retrouve ses enfants. Mais l’album était déjà sorti.

 

Justement, pouvez-vous parler du thème de Joséphine ?
C’est une valse simple et mélancolique. Elle vivait une situation tragique malgré son statut historique. Elle a dû accepter que Napoléon ait des enfants avec d’autres femmes tout en restant à ses côtés, et elle est morte tragiquement. Donc une mélodie triste et simple semblait bien la résumer. Là encore, avec un côté folk plutôt qu’orchestral, car elle n’était pas une aristocrate raffinée non plus.

 

Vous collaborez souvent avec d’autres compositeurs. Est-ce quelque chose que vous appréciez ?

Quand je cherche vraiment le cœur d’un projet, je dois le faire seul. Woman In Gold était particulier à cause des circonstances. Avec Natalie Holt, je l’ai fait venir une fois que j’avais trouvé la voix du projet. C’est pareil à chaque fois : je commence seul, puis j’invite quelqu’un à prendre le relais, apporter un regard neuf. Mais cette première étape doit être solitaire, c’est très intérieur.

 

Alors pourquoi faire appel à d’autres ?
Souvent, en télévision, c’est juste une question de temps. Beaucoup d’épisodes, et parfois je dois passer à autre chose. Ou bien après trois épisodes, je sens que j’ai dit ce que j’avais à dire, et je laisse quelqu’un apporter de la fraîcheur. Sur The Honourable Woman, j’ai travaillé avec Natalie, parce qu’on avait très peu de temps et que le réalisateur voulait de l’orchestre riche, de belles cordes. Elle est violoniste et j’aimais son style. Mais chaque projet est différent.

 

Vous avez beaucoup travaillé pour la TV, moins pour le cinéma. Que préférez-vous ?

La télévision a énormément évolué ces dernières années. Les plateformes de streaming ont révolutionné le secteur, pour le meilleur ou pour le pire. Elles ont pris la place des films de budget moyen, souvent intelligents, historiques, qui ne se font presque plus au cinéma. On les trouve maintenant à la télévision. Aujourd’hui, pour être honnête, ça peut être l’un ou l’autre. Si le budget est suffisant, avec des gens intelligents et créatifs, je suis content. Et je me demande toujours : « Est-ce que je regarderais ça moi-même ? Est-ce que je suis engagé par cette histoire ? » Si la réponse est non, je refuse. Je ne fais pas de jeux vidéo, par exemple, parce que je n’y joue pas et je n’y comprends rien. Ce serait bizarre d’écrire pour ça.

 

Que pensez-vous de l’état de la musique de film aujourd’hui par rapport aux années 90 ?

Beaucoup de superbes musiques sont sorties récemment, à la télévision comme au cinéma. Je suis un peu découragé par le manque d’originalité des blockbusters de super-héros (DC, Marvel), mais ce n’est pas un genre qui m’intéresse. D’autres adorent, et c’est tant mieux. Mais des choses comme Poor Things (Pauvres Créatures), la musique de Mica Levi, Succession ou The White Lotus, ce sont des partitions brillantes et originales. Je trouve ça très excitant.

 

Quel est votre prochain projet ?
Je termine juste une série d’espionnage Netflix intitulée Black Doves, avec Keira Knightley et Ben Whishaw. C’est très divertissant, pas du tout historique ou basé sur des faits réels. Et aucun cor d’harmonie n’a été utilisé dans la musique ! (rires) C’était un vrai changement. Ça sortira sur Netflix en décembre.

 

 

Entretien réalisé le 16 octobre 2024 par Olivier Desbrosses & Stéphanie Personne.
Transcription & traduction : Olivier Desbrosses
Illustrations : © DR
Remerciements à toute l’organisation des World Soundtrack Awards.

Olivier Desbrosses
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