Mohamed Abdelwahab (1907-1991)

50 Maîtres de la Musique de Film

Portraits • Publié le 05/08/2022 par

UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.

« Je suis bien organisé, sauf sur le plan artistique, car l’art, par sa nature même, n’est pas une chose organisée. L’inspiration, je la subis malgré moi. Elle ne m’avertit pas, ne frappe pas à ma porte lorsqu’elle survient. C’est pour ça que j’ai constamment à portée de la main un petit magnétophone. Dès que l’inspiration survient, j’enregistre l’air. Le lendemain je le réécoute, si l’air me plaît je le laisse, s’il ne me plaît pas, je l’efface. »

 

Mohamed Abdelwahab

Véritable star musicale en Égypte, Mohamed Abdelwahab est le compositeur arabe le plus prolixe de son époque. En soixante-dix ans de carrière, il a composé plus de mille chansons à succès et en a chanté des centaines. Au côté d’Abdou Alhamouli et Sayed Derouiche, il fait partie des grands réformateurs de la musique arabe. C’est un chanteur-compositeur aux multiples facettes, assez difficile à classifier, qui puise à la fois son inspiration dans la chanson traditionnelle arabe mais aussi dans la musique classique occidentale. Premier chanteur de charme de l’ère moderne, il profite pleinement de l’apparition du microphone et abandonne les concerts publics dès les années trente. Le régime monarchique comme la révolution des officiers libres ont toujours soutenu une industrie du spectacle qui assurait à la fois la prospérité et la renommée au pays. C’est pour cette raison que le film musical égyptien s’est rapidement développé dès l’apparition du parlant. Abdelwahab va s’engouffrer dans cette nouvelle manne financière, qui lui apporte la notoriété auprès des classes populaires. À la fin des années quarante, il se retire comme acteur mais compose régulièrement pour des artistes de grande renommés tels que Sabah, Nagat al Sagira, Houda Soltane, Fayza Ahmed, Abdel Halim Hafez et Chadia.

 

Mohamed Abdelwahab est né au Caire dans une famille villageoise modeste et pieuse d’Abou Kabir (la date exacte de sa naissance est assez imprécise mais les spécialistes l’estiment aux alentours de 1907). Il grandit dans le quartier de Bab al Shaeria, où son oncle travaille comme muezzin dans une mosquée (le muezzin est celui qui appelle, du haut du minaret, les fidèles à la prière). Ses premières années sont bercées par les voix des récitateurs de Coran qui ponctuent cinq fois par jour la vie de la cité. Le premier auditoire du jeune Abdelwahab est d’abord les habitants de son quartier, qui lui jettent des pierres pour le faire taire car le timbre de sa voix les empêche régulièrement de dormir. Doté comme son oncle d’une tessiture vocale claire et puissante, il débute très jeune sa carrière artistique en tant que chanteur de théâtre lyrique dans le groupe de Faouzi al Gazairlin, un personnage haut en couleurs. Son père, un homme très religieux, prend mal la chose et lui interdit de s’exhiber en spectacle, mais le virus de la musique est en lui. Très vite, il ne tarde pas à trouver un nouvel emploi de chanteur lyrique dans un cirque. Au début des années 20, il étudie le oud à l’Institut de la Musique Arabe et acquiert une formation musicale traditionnelle. Dans l’opérette et le théâtre chanté, il joue des rôles plus ou moins importants au sein de la troupe de Sayed Derouiche, un maître de l’art lyrique égyptien.

 

Le grand poète Ahmed Chaouki décide alors de le prendre sous son aile et devient son mentor culturel, artistique et pédagogique. Il lui apprend la langue française et lui fait découvrir la musique occidentale de Beethoven, Mozart, Verdi et Bizet. La culture et les perceptions du jeune chanteur s’élargissent et sa voix mûrit jusqu’à ce qu’il soit nommé « Chanteur des Rois et des Princes » au début des années trente (aujourd’hui les arabes le surnomment le « Chanteur des Générations »). Sa voix commence alors à se faire entendre sur les disques 78 tours de l’époque. Cependant, Abdelwahab a besoin d’élargir sa popularité. Lors de son premier voyage à Paris, il découvre la chanson de variété et surtout le cinéma parlant qui lui donne envie de s’intéresser à ce nouveau média où tout reste à inventer. L’occasion se présente lorsque le rédacteur en chef d’un journal cinématographique lui propose de se lancer dans le film musical. Au tournant du XXème siècle, l’Égypte est alors le pays le plus peuplé et le plus riche du monde arabe. Le cinéma en est à ses premiers balbutiements et vient tout juste de passer au parlant. La chanson de film, parlant d’amour ou de thèmes comiques, devient alors le modèle triomphant, grâce à sa forme plus ramassée que les mélodies traditionnelles.

 

Le premier film musical interprété par Abdelwahab est Oun Choudatou Al Fouad (La Chanson du Cœur) tourné en 1932 par Mario Volpi. Il partage la vedette avec Nadra, une célèbre et très populaire chanteuse de cette époque. Ce fut un bide noir, dû au fait que les parties musicales étaient beaucoup trop longues et rendait l’intrigue difficile à suivre. Le problème fut remédié en 1934 avec Al Warda Al Bida (La Rose Blanche) réalisé par Mohamed Karim. Ce film fondateur de la comédie musicale égyptienne connaît alors un énorme succès à sa sortie. Il est même projeté 56 semaines d’affilée au cinéma Olympia du Caire. Le film est en réalité plus un mélo entrecoupé de chansons statiques qu’une comédie musicale au sens américain du terme, où l’action, le chant et la danse se mélangent. La chanson de film, telle qu’Abdelwahab l’a imaginé, fait l’effet d’un coup de tonnerre dans le contexte extrêmement conservateur de la musique arabe. Les puristes, déjà choqués par le succès de l’opérette, s’offusquent pour la forme, mais le peuple est ravi. Le film pulvérise le box-office de façon inouïe.

 

La célèbre Oum Kalthoum est d’abord pressentie par le réalisateur pour jouer dans Al Warda Al Bida au côté d’Abdelwahab. Mais « l’Astre de l’Orient » reste avant tout une chanteuse de scène et sa carrière au cinéma – composée seulement de six films – n’est qu’une simple parenthèse à l’intérieur de sa vaste production musicale. Désirant faire évoluer la condition de la femme égyptienne à l’écran, elle demande à obtenir le rôle principal et à montrer un orchestre exclusivement féminin (ce qu’elle fera par la suite avec Dananir et Salama). Mais le film ayant été écrit initialement pour Abdelwahab, ce sera finalement la comédienne débutante Samira Kholoussi qui remplacera la diva dans un rôle non chanté. C’est à partir de ce film que l’artiste égyptien va définir les règles de la chanson moderne arabe au cinéma : introduction musicale raccourcie, établissement de quatre couplets avec des thèmes musicaux différents et d’un refrain, le tout durant moins de dix minutes. Les studios d’enregistrement du Caire n’étant pas encore assez performants, la musique est enregistrée à Paris, aux studios Éclair, sous la direction d’Aziz Sadok. C’est Riad al Sombati, le chanteur-compositeur attitré d’Oum Kalthoum, qui assure les parties de luth (au cinéma, on lui doit une bonne soixantaine de chansons écrites notamment pour la chanteuse libanaise Nour el Houda). Aujourd’hui, malgré le charme de sa bande son, le film parait bien lent et désuet, mais à l’époque ce fut un véritable phénomène national. Pour le public, Abdelwahab est alors considéré comme un modèle générationnel, toutes classes sociales confondues. Au départ, il chantait uniquement, comme le voulait la tradition de l’époque, pour la famille royale et la haute société, d’où son surnom de « Chanteur des Princes et des Rois ». C’était déjà une vedette auprès d’une certaine élite mais le succès de sa carrière au cinéma fera de lui une superstar. Les hommes cherchent à l’imiter dans ses moindres gestes et quatre femmes se suicideront par amour pour lui. L’une d’elle perd totalement la raison et sera enfermée dans un asile pour le restant de ses jours. Suite à ce succès, d’autres chanteurs-compositeurs comme Farid el Atrache et Mohamed Faouzi vont reprendre la formule et illuminer le monde de la comédie musicale arabe, jusqu’à la fin des années soixante. Des artistes moins prisés par le feu des projecteurs vont également s’illustrer comme compositeurs de chansons. Parmi les plus importants, on peut citer Mahmoud Chérif (1912-1990), Izzat Al Jahili (1901-1987), Riad Al-Sunbati (1906-1981), Mohamed Al Mougui (1923-1995) et Baligh Hamdi (1932-1993).

 

Après Al Warda Al Bida, Abdelwahab tourne, de 1933 à 1949, un film régulièrement tous les deux ans. Malgré le fait qu’il n’ait pas montré de talent d’acteur notable, le public ne désire pas autre chose que de le voir et surtout l’entendre chanter sur grand écran. À la fois, producteur, compositeur, acteur et chanteur, il joue le plus souvent un dandy spirituel et décontracté, à l’humour fin. Cette image de marque est cultivée et entretenue avec beaucoup de soin par Mohamed Karim, le réalisateur de tous ses films. On peut notamment savourer sa prestation musicale dans Rossassa Fi Kalb (Une Balle au Cœur – 1944), où il chante entouré de séduisantes chanteuses et ballerines. Sur le magnifique Ensa el Donya, on remarquera parmi les donzelles la jeune Samia Gamal, qui faisait ses débuts à l’écran. On compte autant de chef d’œuvres dans ses chansonnettes que dans ses grandes compositions de musique noble, comme l’opérette Cléopâtre réalisée en 1973 pour les soirées radiophoniques. Grand découvreur de voix féminines, l’artiste est aussi réputé pour avoir lancé la vogue du duo musical à l’écran, avec la chanteuse Nagat Ali dans Doumou El Hob (Larmes d’Amour – 1935), un genre jusque-là développé uniquement dans le théâtre chanté et l’opérette.

 

Toujours à la pointe de l’innovation et de l’audace, Mohamed Abdelwahab est également le premier auteur-interprète à intégrer des formes musicales occidentales, comme la rumba, le tango, la carioca ou la salsa. Dans Ghazal Al Banat (Flirts de Jeunes Filles – 1949), un morceau comme Aahd el Hawa (Je n’ai pas d’espoir dans ce monde) chanté par Leila Mourad, commence à la manière triste d’une mélodie tzigane jouée au violon pour finir par un rythme de tango argentin interprété à l’accordéon. Leila Mourad est la plus prestigieuse de ses découvertes. Elle excelle dans les rôles romantiques à tendance dramatique, et devient à ses côtés l’une des plus grandes stars arabes du cinéma des années quarante (l’un de ses frères, Mounir Mourad, connu pour ses mélodies rythmiques, est également un artiste talentueux dans le répertoire de la comédie musicale).

 

C’est Mohamed Abdelwahab, qui propose à Leila son premier rôle à l’écran dans Yahya Elhob (Vive l’Amour – 1938). Elle interprète avec lui, sur un balcon, le beau duo musical au doux refrain, Ya di Ennaim (Je t’aime ô mon cœur). Dès qu’elle commence à ouvrir la bouche pour entonner cette chanson écrite par le poète Ahmed Rami, sa voix est immédiatement surnommée « Le Carillon de l’Orient ». La jeune actrice finira même par avouer au chanteur cet amour, qui s’avérrea non réciproque. Elle a pris sa retraite au sommet de la gloire en 1955 après le film Al Habib Al Majhoul (L’Amoureux Inconnu) d’Hassan Al Seifi, qui n’a pas tellement bien marché, mais où figure l’émouvante chanson Al Fann (L’Art), composée par Mohamed Abdelwahab et écrite par Saleh Jawdat. Ce morceau fut censuré suite au coup d’état du régime militaire de juillet 1952, qui renversa le pouvoir monarchique en place, car elle mentionnait le Roi Farouk comme étant « Le Patron des Arts », Farouk étant alors à cette époque considéré comme une sorte de playboy corrompu, dépensier et incompétent. Plus récemment, lors d’une soirée-hommage à Abdelwahab, cette chanson fut reprise par la chanteuse syrienne Assala Nasri dans une version magnifique pour ensemble de cordes et percussions. C’est d’ailleurs un véritable plaisir de pouvoir écouter les musiques de Leila Mourad dans une bonne qualité sonore, car la vétusté des films de cette époque permet mal de restituer la pleine qualité des arrangements musicaux.

 

Parmi les autres grandes réussites d’Abdelwahab, il y a aussi la très belle chanson romantique Balach Tebousni, pour le film Mamnou Al Houb (Amour Interdit – 1942), un morceau dédié à la belle Madiha Yousri, sur laquelle la caméra de Mohamed Karim s’attarde en gros plans sur de superbes portraits de personnages féminins. « Ne m’embrasse pas sur les yeux, car ce baiser sépare les amants. Un jour peut-être tu reviendras et le rêve se réalisera. Disons-nous adieu sans baisers. Pour qu’il reste un peu d’espoir. » Le film est un divertissement quelque peu naïf mais sympathique, inspiré de la célèbre histoire de Roméo et Juliette. En 1946, après le cinglant échec du film Lastou Malakan (Je ne suis pas un Ange), où figure la grande chanteuse Nour El Houda, Abdelwahab décide de se retirer en tant qu’acteur. Le film est pourtant ambitieux et comporte même deux chansons en couleurs (perdues à ce jour à cause d’un incendie). On trouve surtout la chanson El Kamh El Leila (Le Chant du Blé) qui fait appel à la chorale du grand Opéra du Caire. Une musique richement ornementée par des parties vocales polyphoniques, exprimant la joie de la récolte. Les chansons écrites pour Nour El Houda ne sont par contre pas tellement mémorables, ce qui explique probablement l’échec du film. Le timbre d’or de la chanteuse lyrique sera par exemple bien mieux servi sur un titre comme Ya Jarata Al Wadi (Ô Voisin de la Vallée), un long morceau méditatif pour orchestre et oud composé en 1928 par Abdelwahab, d’après un poème d’Ahmed Chaouki.

 

Mohamed Abdelwahab fait encore quelques petites apparitions dans son propre rôle de chanteur-compositeur dans Ghazal Al Banat d’Anouar Wagdi. Considéré comme l’une des productions égyptiennes les plus importantes des années quarante, ce film demeure célèbre pour son numéro musical final spectaculaire. Le chanteur y interprète à la mandoline la mélodie Ashek El Rouh (Les Amants de l’Âme) accompagné d’un chœur mixte et d’un orchestre de plus de soixante-dix musiciens. On retrouve encore cette exubérance visuelle sur l’étonnant clip musical de la chanson nationaliste Al Watan Al Akbar (La Plus Grande Patrie) réalisé en 1960 par Ezzel Dine Zoulfikar. Un plateau musical de prestige, composé dans l’esprit du socialisme soviétique avec chœur, solistes et orchestre, dirigé par le maître en personne. La chanson a été écrite pour célébrer l’union de l’Égypte et de la Syrie et fait intervenir les plus grandes stars de l’époque comme Sabah, Najat Al Saghira ou Abdel Halim Hafez, des artistes avec lesquels Abdelwahab a régulièrement collaboré.

 

Dans les années cinquante, l’égyptien compose de nombreuses chansons de films pour la diva libanaise Sabah. Elle interprète de nombreux rôles au cinéma, souvent écrits pour elle, où elle se montre tour à tour séduisante et provocante. À titre d’exemple, sa chanson Min Sihr Oyounak (La Magie de vos Yeux), composée par Mohamed Abdelwahab pour le film Eghraa (Tentations – 1957) d’Hassan Al Imam, avait à l’époque quelque peu heurté la sensibilité des âmes prudes. Les fameux « yaaaaah » langoureux qu’elle adressait à l’acteur Shoukry Sarhan furent notamment jugés quelques peu lascifs, à tel point que Sabah dû les réenregistrer. De son association avec Abdelwahab, on retiendra tout particulièrement le film musical Sibouni Aghanni (Laissez-moi Chanter – 1950) qui comprend la belle mélodie Rabeeh Lebnan (Le Printemps au Liban). Le film vaut également pour sa chanson finale Ya Ward (Oh Rose !), pour chœurs et orchestre, que la diva interprète dans un théâtre musical aux décors enchanteurs. Abdelwahab a signé toutes les mélodies du film et – chose rare – un disque vinyle de la bande originale a même été publié aux États-Unis par la société Rachid Sales sous le titre Let Me Sing. Dans le film, on trouve également un duo entre Sabah et Saad Abdelwahab, qui n’est autre que le neveu du compositeur. Au cinéma, il fera une modeste carrière en tant que chanteur et occasionnellement compositeur. Pour la bluette sentimentale Alimouni Al Houb (Apprenez-moi l’Amour – 1957) d’Atef Salem, on notera par exemple sa chanson Ali Feen Gannat Ahlami (Tes yeux m’ont pris), qu’il minaude dans les bras de la belle Imane. Une charmante mélodie écrite par Mohamed Abdelwahab, rythmée par des violons et une flûte ney.

 

Abdelwahab a également écrit pour Chadia, « l’Oiseau du Nil », à la voix d’or. On lui doit la mélodie Ahebbek (Je t’aime) dans Sharaf Al Bint (L’Honneur d’une Jeune Fille – 1954) d’Helmy Rafla, un film assez obscur qui mériterait d’être rénové, car la chanson, magnifiée par le timbre suave de Chadia, figure parmi les plus belles du compositeur. C’est une mélodie à l’occidentale, accompagnée d’un chœur féminin et d’un orchestre de tradition classique (piano, cordes et cuivre). Chadia devait également interpréter Basbousa dans le film Al Madaq Alley (Le Passage des Miracles – 1963), mais le morceau a été supprimé par le réalisateur en raison de la longueur du film. Elle figure dans Wady El Zekrayat (La Vallée des Souvenirs – 1978) et deviendra même encore plus populaire que le film, qui reste assez conventionnel.

 

Mais l’une des plus riches collaborations d’Abdelwahab pour l’écran reste celle avec Abdel Halim Hafez, « Le Rossignol Brun », ainsi que le surnommait la presse de l’époque. Abdelwahab, qui était son ami, accepta de lui composer de courtes chansons de films à partir de 1955. Des titres comme Touba, Ashanak Ya Qamar, Shagalouni et Eih Zanbi Eih, écrits pour Ayam We Layali (Jours et Nuits – 1955), restent marqués par le modèle occidental et se caractérisent par leur légèreté et leur forme courte. L’une des plus célèbres est Ahwak (Je t’aime), composée pour Banat El Yom (Les Filles Modernes – 1956) d’Henri Barakat. Assis au piano, Abdel roucoule une mélodie langoureuse devant Magda, la jeune fille rêveuse à la beauté romantique qui semble boire avec volupté chacune de ses paroles. En concert, cette chanson de cinq minutes pouvait facilement durer le triple. Dans les années soixante, le chanteur était d’ailleurs réputé pour interpréter de longues chansons accompagné d’un riche orchestre de cordes et de percussions. Dans le film Alkhataya (Péchés – 1962), la chanson Lastou Adri (Je ne sais pas), composée par Abdelwahab et arrangée par Ali Ismail, épouse même davantage une forme musicale symphonique, avec l’utilisation d’un chœur féminin en ouverture et clôture du morceau.

 

Au cours des années soixante, avec le développement du 33 tours, les œuvres d’Abdelwahab gagnent en durée et l’orchestre s’enrichit. Les préludes et les transitions de jonction entre les couplets s’amplifient davantage et prennent l’aspect d’ouverture et d’intermèdes dûment structurés. C’est par exemple le cas des chansons écrites pour Najat al Saghira comme Mersal El Hawa (Le Passe-Temps du Messager), une séquence musicale tournée en couleur pour le film Sab Ayyam Fil Gannah (Sept Jours au Paradis – 1968). On peut aussi mentionner la triste chanson La Takdibi (Ne mens pas), composée pour le beau mélodrame El Shoumou El Sawdaa (Les Bougies Noires – 1962) d’Ezzel Dine Zoulfikar, une mélodie qui démarre par une introduction romantique pour cordes et piano, typique de la volonté du compositeur d’associer des instruments d’origine occidentale au sein d’une orchestration arabisante. Une démarche iconoclaste, qui n’a pas toujours été bien admise par la critique de l’époque, mais qui a fini par s’imposer au fil des compositions. Le compositeur a en effet régulièrement intégré dans son orchestre des instruments d’origine occidentale, comme la contrebasse, le hautbois ou le violoncelle, qui selon lui s’accordent assez bien aux sentiments du public oriental. L’accordéon qui est en mesure de s’adapter à l’échelle musicale arabe est tout particulièrement sollicité dans ses chansons. On en trouve notamment sur Han El Wed (L’Amitié) chanté par Abdelwahab dans le film Muntahaa Alfarah (Le Bonheur est Fini – 1963). Dans Al Nemr (Le Tigre – 1952), il y a même un sextuor d’accordéons qui rythme le chant de Mohamed Abdel Mottaleb et la danse de la légendaire Naima Akef.

 

Il faut d’ailleurs rappeler que dans les comédies musicales, Mohamed Abdelwahab est également réputé pour ses musiques de danses. Son morceau le plus célèbre est Layalli Loubnan (Les Nuits du Liban), qui accompagne les danses de Zeinat Olwi dans Tarik Al Amal (Le Chemin de l’Espoir – 1957) et Samia Gamal dans Tarik Al Shaitan (La Route du Diable – 1963), un morceau où domine le tabla (tambour généralement en peau de poisson) et le kanoun, un instrument de la famille des cithares, très utilisé dans les scènes de danse et qui fournit à la musique sa structure de base. D’autres musiques d’Abdelwahab sont aussi régulièrement utilisées sur des séquences de danse orientale, notamment le prélude de la célèbre chanson Enta Omri (Tu es ma vie), un symbole de la période nassérienne, composé originellement pour Oum Kalthoum en 1964. C’est la danseuse Soheir Zaki qui popularise le morceau et on peut notamment apprécier la sensualité de sa chorégraphie dans Al Shakikan (Les Deux Frères – 1965) d’Hassan Al Seifi.

 

Deux superbes 33 tours (Belly Dance, volume 1 et 2) ont été gravés chez Cairophon, et permettent d’apprécier quelques classiques du répertoire : Aziza, tiré du film d’Hussein Faouzi, avec la danseuse Naima Akef ou encore le tonique Habibi Lasmar dans Habibi Al Asmar (Mon Amour Brun – 1958) d’Hassan Al Seifi, un film qui réunit les deux grandes vedettes de la danse orientale, Samia Gamal et Tahia Carioca. Impossible aussi de ne pas mentionner le tournoyant Zeina Zeina dans la scène culte de Zanouba (1956) d’Hassan Al Seifi, où Samia Gamal en robe légère séduit par sa danse un Shoukry Sarhan totalement éberlué. À cette époque, beaucoup de gens étaient perplexes. Ils ne comprenaient pas comment un tel musicien pouvait écrire des mélodies aussi simplistes, après tant de chef d’œuvres. Mais Abdelwahab aimait marcher avec son temps et provoquer ce type de réactions. Il essayait aussi d’anticiper les changements musicaux et d’avoir toujours un coup d’avance sur les nouvelles tendances.

 

Un exemple de cette recherche de modernité est l’utilisation de la guitare et de l’orgue électrique sur Shatte’e El-Marah (Le Rivage de la Gaieté – 1967), qui accompagnent les chansons de Najat. Abdelwahab participera également à quelques musiques de film purement « instrumentales », en association avec le grec André Ryder, crédité comme arrangeur. L’une des plus intéressantes a été écrite pour El Mustahil (L’Impossible – 1965), un mélodrame d’auteur réalisé par Hussein Kamal qui ne comporte aucune chanson. Si le thème principal (joué au piano et à la guitare électrique) louche un peu trop ostensiblement sur l’Adagio de la Symphonie Pathétique de Tchaïkovski, une séquence musicale mérite l’attention : celle du rêve de Nadia Lutfi, qui évoque les belles heures du cinéma de Fellini. Une séquence onirique illustrée par une partie orchestrale arabo-andalouse, où se greffent des rythmes de mambo obsédants et des voix féminines. Au sujet des emprunts, Abdelwahab est d’ailleurs souvent réprouvé par les musicologues arabes et les orientalistes pour avoir repris certaines formes ou mélodies, à peine modifiés de musiques ou de chansons européennes. On peut par exemple reconnaître l’air de Marinella de Vincent Scotto (chanté par Tino Rossi), dans la chanson Indama Yati Elmassa (Quand viens le soir), composée pour le film Yahya Elhob (Vive l’Amour – 1938). Néanmoins, le nombre de ses plagiats présumés n’affecte guère sa production prolifère qui puise principalement ses sources dans les formes de la musique arabe.

 

Il reste que dans le domaine de la composition pure, la priorité d’Abdelwahab n’était vraisemblablement pas le cinéma. Il récidive encore avec Alliqa’ Alththani, (Seconde Rencontre – 1967) réalisé par Hassan Al Seifi. Un film méconnu, qui bénéficie d’un beau thème dramatique pour cordes, hautbois et guitare électrique. Mais principalement occupé par ses collaborations artistiques avec les chanteurs lyriques il n’ira guère plus loin. Des compositeurs plus en phase avec la modernité de l’époque, tels que le guitariste Omar Khorsheid ou encore Hani Mehanna, « Le Roi des Orgues du Caire », feront d’ailleurs une carrière bien plus fructueuse dans la musique instrumentale de film.

 

 

À écouter : On retrouve les chansons de films d’Abdel Halim Hafez sur les disques Ayam We Layali et Banat El Yom (EMI). Il existe également quatre CD des musiques de film d’Abdelwahab dans le coffret Archives de la Musique Arabe consacré à la longue carrière du compositeur : La Rose Blanche, volume VII, Doumou El Hob, volume VIII, Yahya Elhob, volume IX, Youm Saïd, volume X (Les Artistes Arabes Associés). Texte de présentation en français !

 

À lire : Abdelwahab par Noureddine Amdouni (Éditions du Cygne – 1989). Un ouvrage précieux puisqu’il s’agit du seul livre en français consacré au compositeur. Assez riche en renseignements (il est conçu à partir d’entretiens avec le compositeur), son seul défaut est d’être beaucoup trop succinct : 130 pages environ avec pas mal de dérivations sur d’autres artistes. Cependant l’auteur ne néglige pas sa carrière au cinéma même s’il ne s’étend que sur une poignée de films.

 

À visionner : Mohamed Abdelwahab, réalisé en 1991 par Simone Bitton (Arcadia Films). Là aussi, on aurait aimé que le documentaire soit davantage développé même si l’ensemble reste tout à fait estimable grâce notamment à l’utilisation de plusieurs vidéos d’archives et d’entretiens avec des proches du compositeur.

Julien Mazaudier
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