Comment ne pas s’indigner du statut de « compositeur oublié » dont souffre Maurice Jaubert aujourd’hui dans son propre pays ? Entre direction d’orchestre, partitions de concert et musiques dites « fonctionnelles », sa courte carrière est pourtant à la fois foisonnante et protéiforme à souhait. Tandis qu’à la scène, sa démarche a anticipé avec près de vingt-cinq ans d’avance les réflexions qui seront celles des compositeurs du Théâtre National Populaire, il a abordé le cinéma au tournant du parlant avec le même enthousiasme, à un moment sans doute idéal pour s’imposer là aussi en précurseur. Est-il exagéré d’affirmer que l’expressivité directe et populaire de Maurice Jaubert a apporté à la musique au cinéma les toutes premières lettres d’une noblesse vraie et sincère ? Il a en tout cas ouvert des horizons que d’autres après lui, Georges Delerue en tête, sauront explorer, et ce malgré la mainmise sur la vie musicale française d’après-guerre de toute une intelligentsia sectaire. Car pour Maurice Jaubert, la route s’est brutalement arrêtée, un triste jour de juin 1940. « Si tu savais comme je leur en veux à tous, armée, gradés, de m’avoir volé ma belle vie. » Ces quelques mots, écrits en 1920 au sortir du service militaire, résonnent aujourd’hui encore de la manière la plus tragique qui soit.
Né le 3 janvier 1900 à Nice, Maurice est le deuxième fils (après René, et avant Ivan) de François et Haydée Jaubert. Effectuant ses premiers pas sur le piano familial à l’âge de cinq ans, il accompagne bientôt son père lorsque celui-ci, bâtonnier au barreau de Nice mais également critique musical occasionnel et animateur du cercle « L’Artistique », chante à la maison. A l’époque, il a pour camarade de jeux un garçon de six ans son aîné appelé Jean Renoir ; le père de ce dernier, le peintre Pierre-Auguste Renoir, fait d’ailleurs un portrait du jeune Jaubert. En 1915, préparant son baccalauréat (il en valide la première partie en octobre, la seconde l’année suivante) au lycée Masséna de Nice, aux côtés de Claude-André Puget, Pierre de Sentenac et Georges Neveux, il entre au Conservatoire municipal de la ville et suit la classe de piano de Mlle Bailet et celle d’harmonie et de contrepoint de M.C. Harquet.
Premier prix de piano en poche, il monte à Paris en octobre de l’année suivante afin de préparer à la Sorbonne une licence de lettres et un doctorat en droit. Sa route professionnelle, sous l’influence de son père, semble donc d’ores et déjà toute tracée, mais en février 1917, de plus en plus passionné de musique, il écrit à sa mère : « Je suis fait pour ça et mon plus grand bonheur serait d’y consacrer, sinon toute, du moins une grande partie de ma vie. » En attendant, pour subvenir à ses besoins, il devient surveillant à l’école Bossuet, et de la Grande Guerre qui fait rage ces années-là, il ne verra ou plutôt n’entendra, non sans quelque insouciance d’ailleurs, que les alertes sonores annonçant les attaques de zeppelins sur la capitale. Sa première année de droit validée, il préfère fuir une vie parisienne qui ne lui convient pas et s’en retourne rapidement à Nice. Exerçant désormais au barreau de Nice où il retrouve son ami Georges Neveux, il devient alors, à l’âge de 19 ans, le plus jeune avocat de France. Entre temps, il a rejoint un groupe d’étudiants catholiques appelé « Cercle Montalembert » dont il devient le président : il y découvre les poèmes de Francis Jammes et donne des conférences à propos des œuvres de Frédéric Mistral. A l’été 1919, il signe aussi sa toute première œuvre, un Ave Maria pour voix et piano composé pour l’Assomption, tout en envisageant d’illustrer Tristesses de Jammes.
Au début de l’année 1920 il devient pour quelques mois l’élève d’un ancien de la Schola Cantorum, Albert Groz, mais dès le mois d’avril il est appelé à effectuer son service militaire : il sera d’abord sapeur de seconde classe au 7ème Génie d’Avignon avant de rejoindre l’Ecole du Génie de Versailles en tant qu’élève officier de réserve de la 6ème Brigade. Cette parenthèse près de la capitale lui permet notamment d’assister à une représentation du Pelleas et Mélisande de Claude Debussy, mais il doit bientôt s’embarquer pour Alger où il devient sous-lieutenant au sein de la troisième compagnie (Hussein-Dey) du 19ème Bataillon du Génie. Il rentre finalement à Nice en mars 1922 avant d’être officiellement démobilisé peu après.
Même si la discipline militaire lui a énormément pesé, il est néanmoins parvenu à composer quelques œuvres dont Inscriptions sur des poèmes de Neveux. D’ailleurs, il a finalement décidé de se consacrer corps et âme à la musique : Maurice Jaubert quitte donc Nice dès janvier 1923 pour s’installer à nouveau à Paris où il retrouve son ami Pierre de Sentenac ainsi qu’Albert Groz avec lequel il approfondit ses connaissances en harmonie et contrepoint. Très vite, il se lie d’amitié avec les musiciens Jacques Brillouin, Pierre-Octave Ferroud et Marcel Delannoy par l’intermédiaire du compositeur Arthur Honegger, qu’il a rencontré dès son arrivée dans la capitale : ce dernier lui dédie d’ailleurs le prélude de ses Trois Contrepoints qu’il vient d’achever. Afin de gagner sa vie, Jaubert rejoint dans un premier temps la comptabilité de la Compagnie Algérienne.
Outre des mélodies sur des poèmes de Tagore (Mort, ta servante est à ma porte…, extrait de l’Offrande Lyrique du philosophe bengali, traduit par André Gide), de Stéphane Mallarmé (Feuillet d’Album) et de Paul-Jean Toulet (A l’Alcazar Neuf), il compose à l’occasion, une fois de plus, de l’Assomption, un Offertoire pour Chœur Mixte a Capella puis une Suite pour Violoncelle et Piano. Il commence également à tenir la chronique « La Quinzaine Musicale à Paris » pour le quotidien Le Petit Niçois et choisit pour pseudonyme Maurice Gineste, du nom d’une maison de famille au Plan de Grasse. Au cours des années qui suivent, il écrit quatre Romances de Toulet pour chant et piano, Marines pour violon et piano, cinq Chants Sahariens (sur des poèmes touareg), une Fantaisie pour piano et orchestre, Quatre Pièces Brèves pour orchestre. Il participe aussi aux « Jeudis de Musique du Caméléon » organisés par la cantatrice Marcelle Gerar dans une sorte de bistrot désaffecté de Montparnasse. Pour la première fois, sa musique est exécutée en public.
En 1925, Jaubert rencontre Maurice Ravel alors qu’il travaille pour la maison Pleyel, en remplacement de Pierre-Octave Ferroud, afin d’enregistrer des rouleaux destinés à un piano automatique (le « Pleyela »). Il compose sur une idée de Claude-André Puget Les Pêcheurs, un divertissement chanté et dansé qui ne sera finalement jamais monté mais dont un Fragment est joué au Caméléon sur Pleyela : à cette occasion le compositeur Alexis Roland-Manuel (qui présente le programme) surnomme Jaubert « le Méditerranéen ». Après un Impromptu pour piano et un cycle intitulé Le Tombeau de l’Amour (quatre mélodies inspirées des Lettres à Emilie sur la Mythologie de Charles-Albert Demoustier), il écrit une musique de scène pour la pièce Le Magicien Prodigieux monté par Henri Ghéon et Les Compagnons de Notre-Dame, dont la première a lieu le 3 décembre 1925 au théâtre Albert 1er à Paris : destinée à trois voix de femme, Pleyela et batterie, cette partition est l’occasion pour lui de croiser la route d’une jeune cantatrice du nom de Marthe Bréga à qui il dédie ses Deux Poèmes de Malherbe et qu’il épouse en octobre de l’année suivante en l’église de la Trinité à Paris, sous le regard de Maurice Ravel, son témoin.
C’est alors que le cinéma vient à lui pour la toute première fois, timidement : devenu réalisateur, son ancien camarade de jeux Jean Renoir lui confie en effet le soin d’élaborer la sélection musicale destinée à accompagner les projections de son dernier film, Nana. Mais le contact avec le Septième Art est éphémère tant la vie musicale de Maurice Jaubert est déjà bien chargée. Il dirige en janvier 1927 la première du Angélique de Jacques Ibert et compose, sur un livret de Georges Neveux, un « opéra de chambre » en deux actes et cinq tableaux intitulé Contrebande. Il rencontre l’écrivain Jean Giraudoux alors qu’il adapte pour chant, quatuor à cordes et piano, deux poèmes tirés du roman Elpénor paru un an plus tôt. Il signe également deux pièces pour piano réunies sous le titre Guitares, le quatuor pour harpes Tambourin, Trois Sérénades sur des poèmes d’Apollinaire, Jammes et Supervielle et finit ses Six Inventions pour piano commencées trois ans auparavant. Il compose en 1928 sa deuxième partition pour la scène en collaborant avec Henri Soumagne pour Terminus, que donne en septembre la compagnie Gaston-Baty au théâtre de l’Avenue, et réadapte dans la foulée l’essentiel de cette musique pour un spectacle de l’actrice Renée Falconetti intitulé Attractions, qui ne sera lui monté qu’en 1931. Au même moment, il se voit confier la chronique des disques à L’Europe Nouvelle, une fonction qu’il occupe pendant un peu moins d’un an. Entretemps sort sur les écrans Maldone, réalisé par Jean Grémillon : Jaubert n’est pas crédité mais il aurait participé à l’élaboration de la partition.
En avril 1929, Georges Neveux, devenu secrétaire de La Comédie (futur Théâtre) des Champs-Elysées, peste contre son ami : absent, Jaubert rate en effet sa première occasion de travailler pour le directeur des lieux, l’acteur Louis Jouvet. Peu après, il compose pour le film muet Die Wunderbare Lüge der Nina Petrowna (Le Mensonge de Nina Petrovna) de l’allemand Hanns Schwarz une « musique d’écran » de laquelle il tire d’abord une Suite pour piano (dont une Rêverie dédiée à la mémoire d’Erik Satie) puis un Intermezzo pour piano et orchestre. En septembre, Jaubert part avec sa femme pour assurer en tant que second chef d’orchestre une saison de l’Opéra d’Alger, mais très vite fatigué des querelles incessantes qui agitent les lieux, il démissionne de ce poste dès le mois de janvier de l’année suivante. De retour à Paris, il écrit une chanson pour la première pièce de Georges Neveux, Juliette ou la Clé des Songes : il rencontre notamment à cette occasion celui qui deviendra son parolier au cinéma, Charles Goldblatt, ainsi que le metteur en scène Alberto Cavalcanti qu’il retrouvera peu après pour le documentaire du marquis de Wavrin, Au Pays du Scalp (de cette partition, il tirera cinq Danses de l’Amazone pour orchestre).
Il compose également les musiques pour trois films scientifiques signés Jean Painlevé : Le Hyas d’abord, puis Caprelles et Pantopodes pour lequel il adapte (avec Roland-Manuel) des musiques de Domenico Scarlatti, et Le Bernard-l’Hermite (cette fois d’après des œuvres de Bellini). Depuis décembre 1930, Jaubert œuvre par ailleurs à sa première grande partition symphonique, un « poème chorégraphique » basé sur un argument intitulé Le Jour écrit pour lui par Jules Supervielle décrivant le ciel nocturne, l’apparition du Soleil et le réveil de la vie. Il en termine l’écriture en juin 1931 et profite de l’été pour en fignoler l’orchestration. La création a lieu le 13 décembre à la salle Pleyel, l’Orchestre Symphonique de Paris étant placé sous la direction de Pierre Monteux. Dans l’intervalle, il compose la musique du film Ostende, Reine des Plages de Henri Storck et retrouve Renoir et Cavalcanti pour une adaptation très libre et fantaisiste du Petit Chaperon Rouge dont il tire une Suite Burlesque pour 12 Instruments qu’il dédie à sa fille Françoise, née trois ans auparavant, le 4 août 1927.
Succédant à Vladimir Golschmann, Jaubert devient en 1932 directeur musical à Pathé-Natan et responsable de la chronique musicale de la revue Esprit. Alors que Le Petit Chaperon Rouge est présenté en mars au ciné-club « Les Amis du Cinéma » à Nice, il en rencontre le président (par l’intermédiaire de Jean Painlevé) et se lie d’amitié avec lui : il s’agit de Jean Vigo. En août, passant par hasard sur le tournage de L’Affaire est dans le Sac, il rencontre les frères Prévert (et signe du même coup la musique de leur film) puis, plus tard, René Clair (par le biais de Jean Grémillon et Roland-Manuel) avec lequel il travaille pour Quatorze Juillet. La valse qu’il co-compose avec Grémillon (« A Paris, quand le jour se lève, à Paris, dans chaque faubourg… ») restera dans les mémoires. Il apparaît physiquement à l’écran dans le film Mélo de Paul Czinner, où il tient le rôle d’un chef d’orchestre et termine aussi ses Complaintes (sur cinq poèmes de Neveux) commencées en 1930.
En janvier 1933, il achève la musique destinée au documentaire de Jean Lods La Vie d’un Fleuve : il a pu assister au tournage et a donc parcouru la Seine en péniche pour nourrir son inspiration (le film, monté une première fois, sera retouché en fonction de la partition définitive). Cette composition devient au concert sa Suite Française, créée plus tard à Saint-Louis aux Etats-Unis sous la baguette de son dédicataire Vladimir Golschmann puis sous sa propre direction pour la création européenne. En mars 1933, alors que Vigo n’a pas encore terminé le montage de Zéro de Conduite, Jaubert est déjà en train d’en composer la musique. Projeté pour la première fois le 7 avril, le film est bientôt interdit par la censure (et le sera jusqu’en novembre 1945). En octobre, le compositeur travaille à nouveau avec Henri Storck pour Trois Vies et une Seule Corde, partition de laquelle il tirera son Ode à la Montagne, l’alpinisme étant depuis longtemps un loisir familial chez les Jaubert.
En mai 1934, Jaubert compose un très court motet (Deus Abraham) destiné à la messe de mariage du compositeur Maurice Thiriet avec lequel il collabore par ailleurs pour Obsession de Maurice Tourneur, et signe aussi la musique du film de René Clair Le Dernier Milliardaire. Mais dès le début de l’année, il a surtout retrouvé avec joie Jean Vigo pour L’Atalante : présenté pour la première fois le 25 avril sous sa forme originelle, le film est projeté au mois de septembre dans une version tronquée par les producteurs, rebaptisée Le Chaland Qui Passe, titre de la chanson (une reprise en français du Parlami d’Amore Mariù chanté par Vittorio De Sica dans Gli Uomini, Che Mascalzoni ! [Les Hommes, Quels Mufles !]) qui remplace presque entièrement la musique de Jaubert. Malheureusement, la collaboration du compositeur avec Vigo prend fin tragiquement peu après : le réalisateur meurt brutalement le 5 octobre 1934, emporté par une septicémie à l’âge de 29 ans.
En novembre, le théâtre de l’Athénée donne Tessa, une pièce adaptée du roman de Margaret Kennedy, La Nymphe au Cœur Fidèle, par Jean Giraudoux et pour laquelle Louis Jouvet (qui a quitté la Comédie des Champs-Elysées pour l’Athénée) a demandé à Jaubert l’illustration musicale. Celui-ci écrit notamment la Chanson de Tessa, l’une des mélodies les plus célèbres du théâtre, tandis que la Ballade (dite aussi Symphonie de Lewis) écrite pour le troisième acte, est dédiée à son père, décédé à Nice peu de temps auparavant. Il finit l’année en composant la musique d’un film de René Zuber et Roger Leenhardt, En Crète sans les Dieux. Licencié de Pathé-Natan le 12 avril 1935, il participe en mai à un colloque sur la musique de film aux côtés de Vladimir Golschmann à Florence. Le 11 juin, il participe à la première lecture, chez Ida Rubinstein, de l’opéra Jeanne au Bûcher d’Arthur Honegger en compagnie, notamment, de Darius Milhaud.
Par ailleurs, comme le font régulièrement certains de ses collègues, Jaubert assiste ponctuellement Honegger lorsque celui-ci travaille pour le cinéma. Cette année-là, il composera ainsi pour lui quelques minutes de musique pour le film Mayerling d’Anatole Litvak et aura auparavant assuré la direction d’orchestre pour les enregistrements des partitions des Misérables (1934) et de L’Équipage (1935). Il compose un opéra-bouffe pour un film d’animation de statuettes de cire réalisé par Jean Painlevé et intitulé Barbe-Bleue et signe également les partitions des films de John Fernhout et Henri Storck, Trois-Mâts Mercator et Île de Pâques (dont il assure d’ailleurs le commentaire), ainsi que les arrangements des oeuvres de Jacques Offenbach destinés à La Vie Parisienne de Robert Siodmak. Suite à l’intervention de Mussolini en Abyssinie, il est parmi les premiers à signer le 19 octobre le « Manifeste pour la Justice et la Paix » paru dans La Vie Catholique puis, en novembre, il retrouve Louis Jouvet pour la nouvelle et célèbre pièce de Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu. Enfin, alors qu’il avait dès 1930 formé le projet d’écrire un tryptique musical autour de la vie de Jésus sous la forme de trois cantates ayant pour thèmes, respectivement, la Nativité, la Crucifixion et la Résurrection, l’œuvre devient un dyptique formé par la cantate Nativité (jamais créée) et la Cantate pour le Temps Pascal qui sera donnée salle Pleyel le 24 mars 1938, sous la direction de Charles Munch.
En 1936 Jaubert adhère dès sa création à la Fédération Musicale Populaire présidée par Albert Roussel puis par Charles Koechlin. Aux côtés d’une Sonata A Due et d’un Trio Italien pour violon, alto et violoncelle (en partie adapté et réorchestré en 1938 pour devenir un Capriccio Italien), il compose des Intermèdes pour orchestre à cordes. Ceux-ci sont à l’origine destinés à une nouvelle mise en scène par Jouvet de L’Ecole des Femmes de Molière, mais le décorateur Christian Bérard fait pression et obtient finalement que la musique de la pièce soit composée par Vittorio Rieti. En novembre, suite au suicide du ministre de l’Intérieur Roger Salengro (accusé sans preuve d’avoir déserté pendant la Grande Guerre), Jaubert signe à nouveau un appel « Pour l’Honneur » dans l’édition du 21 novembre du journal Le Populaire. Il part ensuite à Bruxelles enregistrer Regards sur la Belgique Ancienne d’Henri Storck, une partition qui lui permet, aidé par un musicologue, de revisiter des mélodies de plusieurs compositeurs anciens (Dufay, Lassus, Ockeghem…) et qui formera son Concert Flamand, créé deux ans plus tard.
Le lendemain de la première de Quartier Nègre, une pièce de Georges Simenon pour laquelle il a composé un negro spiritual, Jaubert rejoint Londres pour assurer, le 10 décembre, une conférence sur la musique de film restée fameuse : il y fustige sans ménagement, trop violemment sans doute, certaines pratiques en vigueur à Hollywood (le recours systématique à la grande formation symphonique, l’omniprésence de la musique, le synchronisme acharné …) mais pose de manière particulièrement constructive les bases d’une véritable réflexion autour du rôle de la musique au cinéma : « Rappelons les musiciens à un peu plus d’humilité. Nous ne venons pas au cinéma pour entendre de la musique. Nous demandons à celle-ci d’approfondir en nous une impression visuelle. Nous ne lui demandons pas de nous expliquer les images, mais de leur rajouter une résonance de nature spécifiquement dissemblable. Nous ne lui demandons pas d’être expressive et d’ajouter son sentiment à celui des personnages ou du réalisateur, mais d’être décorative et de joindre sa propre arabesque à celle que nous propose l’écran. Qu’elle se débarrasse enfin de tous ses éléments subjectifs, qu’elle nous rende enfin physiquement sensible le rythme interne de l’image sans pour cela s’efforcer d’en traduire le contenu sentimental, dramatique ou poétique. C’est pourquoi je pense qu’il est essentiel pour la musique de film de se créer un style qui lui soit propre. Si elle se contente d’apporter à l’écran un souci traditionnel de composition ou d’expression, au lieu de pénétrer comme associée dans le monde des images, elle créera à l’écart un monde distinct du son, obéissant à ses lois propres (…). Libérée de toutes ces contingences académiques (développement symphonique, effets orchestraux…), la musique, grâce au film, nous révèlera un nouvel aspect d’elle-même. Elle a encore à explorer tout le domaine qui s’étend entre ses frontières et celles du son naturel. Elle redonnerait leur dignité, à travers les images de l’écran, aux formules les plus usées, en les présentant dans une lumière nouvelle : trois notes d’accordéon, si elles correspondent à ce que demande une image particulière, seront toujours plus émouvantes, en l’occurrence, que la musique du Vendredi Saint de Parsifal… »
Jaubert profite de son séjour à Londres pour composer un court ballet, Normandie, illustrant la naissance du célèbre paquebot, et pour enregistrer la musique de We Live In Two Worlds, dernier documentaire en date de Cavalcanti qui travaille désormais pour la General Post Office Film Unit. Rentré à Paris, il consacre l’essentiel de son temps à la préparation et la conduite des manifestations musicales de l’Exposition des Arts et Techniques de Paris (officiellement inaugurée le 24 mai 1937) pour laquelle il est compositeur et chef d’orchestre. Dès le 2 mai, ce sera une œuvre collective intitulée Liberté !, soit une série de quinze tableaux inspirés de l’Histoire de France (Jaubert a composé le segment illustrant le « Serment du 14 juillet 1935 » ainsi que le choral final), puis jusque fin juin les créations de La Poule Noire de Manuel Rosenthal, Vénitienne de Jean Rivier, La Véridique Histoire du Docteur de Maurice Thiriet et Les Invités de Tibor Harsanyi, toutes dirigées par lui.
D’une manière générale, 1937 s’avèrera pour lui d’une extrême richesse : en plus de ses activités pour l’Exposition, il signe un ballet inspiré d’Andersen (L’Ombre) et la suite pour chœur et orchestre Géographies (aux éléments tirés des partitions de Au Pays du Scalp, En Crète sans les Dieux et Ile de Pâques), assure la création du Philippine de Marcel Delannoy, compose et enregistre les partitions des films Carnet de Bal de Julien Duvivier, Drôle de Drame de Marcel Carné, Maisons de la Misère de Henri Storck, et il prend même le temps de conseiller la compositrice Germaine Tailleferre, qui elle-même s’atèle au métrage de Maurice Cloche Ces Dames aux Chapeaux Verts. Mais sa plus grande satisfaction du moment est encore ailleurs avec l’aboutissement d’un projet envisagé dès 1932 : il s’attèle ainsi entre juin 1937 et janvier 1938 à sa propre Jeanne d’Arc, une « symphonie concertante » pour soprano et orchestre sur un texte de Charles Péguy, dont il dirige la création le 8 juin 1938 au Théâtre des Champs-Elysées, à la tête de l’Orchestre Symphonique de Paris, devant un public enthousiaste. Entre temps il compose Proses (pour chœur mixte et orgue) et L’Eau Vive, un cycle constitué de cinq chants de métiers (Le Marmitier, Le Berger, Le Potier, Le Rémouleur et Le Boucher) sur des textes de Jean Giono qui est créé dès le 2 mars 1938 lors d’une conférence du compositeur ayant pour thème « La Méditerranée et la musique contemporaine. » A la demande de la maison Le Chant du Monde, il arrange et orchestre également trois chansons de folklore français (dix ans auparavant, il harmonisait des chants populaires de Provence et du Comté de Nice dans un recueil intitulé Les Chants de la Côte).
Côté cinéma, Maurice Jaubert complète les partitions de Les Filles du Rhône de Jean-Pierre Paulin, Altitude 3.200 de Jean Benoît-Levy et Marie Epstein, Lumières de Paris de Richard Pottier, Eaux-Vives de Jean Epstein, et collabore avec Paul Dessau pour Esclave Blanche de Mark Sorkin. Il retrouve également par deux fois Marcel Carné pour Le Quai des Brumes et Hôtel du Nord, projetés respectivement en juillet et décembre. Alors que les velléités interventionnistes d’Adolf Hitler en Tchécoslovaquie provoquent en France le rappel de 100.000 réservistes, Maurice Jaubert rejoint son unité à Epinal. Peu après il écrit sa Ballade sur la Paix pour chœur mixte a capella ainsi que Ô mes Frères Perdus pour chœur d’hommes et piano, d’après deux poèmes de Paul Eluard. A l’occasion de la visite du Président Lebrun à Londres, il compose la musique pour l’émission The Voice Of Paris, diffusée à la radio britannique le 21 mars 1939. Mais de janvier à juillet s’enchaînent surtout les projets de films : La Fin du Jour du Julien Duvivier, Le Jour se Lève de Marcel Carné, Solutions Françaises de Jean Painlevé, Village dans Paris de René Clair ainsi que Violons d’Ingres de Jacques-Bernard Brunius, une musique dont il pense tirer plus tard un grand concerto pour violon et orchestre. Il dirige également l’enregistrement de la partition que Marcel Delannoy a conçu pour le film de Kurt Bernhardt, Nuit de Décembre (il y fait même une apparition). Avant de passer les vacances d’été à Nice, il signe une chanson intitulée Le Bon Mari, destinée à un film sur Manon Lescaut qui ne verra finalement jamais le jour, tout comme la nouvelle réalisation de Marcel Carné, École Communale, à laquelle le compositeur doit participer mais dont le tournage est annulé.
Le 2 septembre en effet, l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes provoque l’entrée en guerre de la France : Jaubert est aussitôt mobilisé comme capitaine du Génie à Epinal et est envoyé à Sarreguemines pour assurer la construction d’un pont sur la Blies. Il réitèrera l’opération à Reinheim avant de s’occuper, entre autres, d’une passerelle pour piétons à Gersheim, du bétonnage d’un barrage à Loupershouse et de l’installation de dispositifs de destruction à Hambach. Le 29 octobre, il croise la route d’un pionnier au 620ème Régiment, le compositeur et organiste Olivier Messiaen qui, à plusieurs reprises, accompagnera la messe pour les soldats. Après une première permission à Nice du 3 au 18 janvier 1940 qui lui donne sans doute la liberté de finir le cycle de mélodies intitulé Saisir (sur cinq poèmes de Supervielle) qu’il avait commencé l’année précédente, il rejoint le Front de la Sarre où il trouve malgré tout le temps d’écrire les Trois Psaumes pour le Temps de Guerre et de poursuivre les esquisses (amorcées en 1938) d’un drame lyrique inspiré d’Euripide, Hécube. Une nouvelle permission au début du mois d’avril, à Paris cette fois, lui permet d’envisager le projet de mettre en musique une nouvelle pièce de Claude-André Puget, Le Grand Poucet. Il assiste également à une représentation de l’Orchestre de la Société des Concerts dont le programme comporte sa Sonata A Due pour violon, violoncelle et cordes. A cette l’occasion, le chef d’orchestre Charles Munch lui cède la baguette et c’est donc un Maurice Jaubert en uniforme de l’armée française qui monte sur le podium et dirige lui-même son œuvre : ce sera malheureusement sa dernière apparition publique.
Retourné au Front, il rencontre à nouveau Messiaen le 18 juin aux environs de Baccarat, en pleine panique d’une retraite générale prononcée quatre jours auparavant. Le lendemain, mercredi 19 juin 1940, à quelques heures du cessez-le-feu, Maurice Jaubert est à la tête de sa compagnie quelque part dans les bois d’Azerailles : vers midi, il est mortellement blessé par une rafale de mitrailleuse ennemie. Transporté à l’hôpital de Nancy, il décède de ses blessures sur la table d’opération. Annoncée peu après sur les ondes britanniques, la nouvelle de sa mort ne parvient néanmoins à sa femme qu’en septembre et les journaux français ne relaieront l’information qu’en octobre. Claude-André Puget écrit alors : « Sa musique naissait des profondeurs de l’âme. Musique qui ne se soucie que de chanter, que d’être poésie sans parole. Jamais vous n’y trouverez rien qui ressemble à l’illustration d’une esthétique partisane, à la démonstration d’un problème théorique. Il s’agit de savoir monter haut, d’élever jusqu’à soi, d’émouvoir, de bouleverser ou d’enchanter. Il s’agit de rester jeune, de rendre à la musique sa jeunesse et leur jeunesse à ceux qui l’écoutent. ». Le compositeur Maurice Thiriet, alors prisonnier de guerre, dédie à Jaubert les Trois Motets pour chœur d’hommes qu’il vient d’achever au stalag : le troisième, l’Agnus Dei, est créé le 2 novembre 1940 lors d’une messe célébrée à la mémoire du compositeur.
Ce n’est qu’en 1952 que la dépouille du compositeur quitte le cimetière de Baccarat pour celui de Nice : le 18 octobre se tient enfin une cérémonie officielle sous la forme d’obsèques nationales. La mémoire et l’œuvre de Jaubert n’aura jamais été plus célébrée que cette année-là. Outre les diffusions de l’enregistrement original de La Guerre de Troie n’aura pas lieu et d’un récital de musique de chambre (les 21 et 22 juin), un Festival Maurice Jaubert permet à Jean Martinon, le 27 novembre, de diriger à la tête de l’Orchestre National de France la Ballade de Tessa, les Trois Psaumes pour le Temps de Guerre, Jeanne d’Arc, Géographies et la Cantate pour le Temps Pascal.
Mais peut-on imaginer plus beaux hommages que ceux de Julien Duvivier, Jean Painlevé, Jacques Prévert et René Clair qui, chacun, témoignent dans une émission radiophonique diffusée le 22 juin et intitulée « Hommage à Maurice Jaubert, Musicien de Film » : « A l’époque où le cinéma jouissait encore du splendide privilège d’être totalement méprisé de l’élite » explique Prévert, « Maurice Jaubert écrivait déjà, exprès pour le cinéma, une musique tendre et heureuse, triste et gaie, simple et belle, une véritable musique populaire. Populaire, c’est-à-dire une musique pour tout le monde, une musique pour tous ceux qui aiment la musique ». Et René Clair d’ajouter : « Il avait compris que le cinéma pouvait ouvrir un champ nouveau à l’art du compositeur. Quel que fût son amour de la musique pure, s’il travaillait à un film, il s’y donnait sans réserve et acceptait de subordonner son inspiration personnelle à l’œuvre collective sur laquelle il se penchait avec l’enthousiasme d’un créateur et le soin d’un artisan. »
Après que Claude Chamfray ait esquissé en 1965 un premier catalogue des différentes partitions du compositeur (paru dans le numéro 9 du Courrier Musical de France), François Porcile, ardent défenseur de la musique au cinéma et passionné par l’œuvre de Jaubert, établit en 1971 dans un livre qu’il lui consacre une nomenclature complètee, de l’Opus 1 (Mort ta Servante…, première partition présentée en public) à l’Opus 89 (les Trois Psaumes pour le Temps de Guerre) comprenant également les trente-huit partitions composées pour le Septième Art entre 1929 et 1939.
En 1975, François Truffaut décide d’utiliser certaines partitions de Maurice Jaubert (dont l’adaptation est confiée au compositeur Patrice Mestral) pour mettre en musique son Histoire d’Adèle H. Il réitèrera ce choix pour ses trois films suivants, L’Argent de Poche en 1976, L’Homme Qui Aimait les Femmes en 1977 et La Chambre Verte en 1978. Georges Delerue, compositeur attitré de Truffaut et lui-même admiratif de l’œuvre de Jaubert, fera ce commentaire : « Quand j’ai fait la musique de La Peau Douce, après l’enregistrement avec l’orchestre, (Truffaut) m’a parlé de la musique de Maurice Jaubert, regrettant qu’on ne puisse plus l’entendre. Il désirait la réhabiliter. Quand il a utilisé la musique de Jaubert, j’ai soupçonné qu’en fait c’était un moyen pour lui de la faire revivre sur disque, d’en refaire des enregistrements dignes de ce nom. »
En 1982, le compositeur Raymond Alessandrini collabore avec le cinéaste Henri Colpi pour le film muet (et inachevé) d’André Antoine, L’Hirondelle et la Mésange (1920), nouvellement monté à partir de rushes découverts à la Cinémathèque Française. Conjointement, ils décident que la partition se basera sur plusieurs thèmes écrits par Maurice Jaubert. Vingt ans plus tôt, Colpi écrivait : « Musicien tout de nuance et de délicatesse, il comprenait le film dès la première vision, il le sentait avant les prises de vues. Sa disparition a constitué une perte irréparable pour la musique de film. » Le milieu artistique américain n’a guère attendu pour attribuer à Max Steiner, il y a longtemps déjà, le titre de « père de la musique de film ». Il serait avisé qu’en France au moins on réhabilite de la sorte le nom de Maurice Jaubert.
Ce portrait a été essentiellement élaboré d’après l’ouvrage de François Porcile : Maurice Jaubert, musicien populaire ou maudit ? (Les Editeurs Français Réunis, Paris, 1971).
Illustrations : DR