Shaft’s Big Score (Gordon Parks)

Tout dans les Muscles #45 : Back to Black

Disques • Publié le 17/05/2024 par

SHAFT’S BIG SCORE (1972)
LES NOUVEAUX EXPLOITS DE SHAFT
Compositeur :
Gordon Parks
Durée : 48:57 | 16 pistes
Éditeur : WaterTower Music

 

3.5 out of 5 stars

 

Les sonneries du téléphone ont la note stridente d’un appel à l’aide. Ainsi alerté par un ami craignant (à raison) un coup fourré, le héros bondit au volant de sa Plymouth léonine et met les gaz. Cap sur Harlem et son austère physionomie de briques lépreuses, au coeur d’une nuit que les pigments agglomérés en épaisseurs granuleuses par le chef-opérateur Urs Furrer font toujours aussi rouge. Dans le quartier, rien ne semble avoir vraiment été bouleversé. Il est vrai que, depuis notre dernière visite, il ne s’est guère écoulé qu’un an. L’absence du baryton capiteux d’Isaac Hayes aurait pu s’ériger en terrible repoussoir, mais son remplaçant au pied levé, le petit prince de la soul O. C. Smith, n’a pas à blêmir de la comparaison obligée. À l’instar du Black Moses avant lui, il entonne un hymne jouisseur dont les divers couplets, secoués par de mâles arpèges, enjôlent la virilité conquérante d’un homme. Qui peut-il bien être ? « Shaft ! » explosent en chœur des voix féminines qu’on découvre chavirées d’émoi. Eh oui, Shaft en chair et en os, toujours disposé, nous renseignent des paroles aussi tonitruantes que celles qui couvrirent de gloire l’épisode précédent, à liquéfier la colonne vertébrale des affreux et à faire bouillir comme du vin en fusion le sang des houris à ses pieds — à moins que ce ne soit le contraire. Sous le dôme afro, Richard Roundtree transpire par tous les pores ce charisme cool et prédateur, ingrédient crucial de sa transformation, dans le Shaft inaugural, en emblème hâbleur du Black Power, capable de jauger d’égal à égal son éternel rival blanc.

 

À sa manière pleine de surprises, Gordon Parks eût aussi bien pu prétendre à devenir la figure de proue de la blaxploitation. Le moustachu connut cent vies, dont l’une des plus remarquables, a fortiori pour un homme noir, fut d’être photo-reporter d’après-guerre au service du gratin de la presse américaine. Une période hors du commun sur laquelle il ne s’attarde pourtant pas dans son roman semi-autobiographique The Learning Tree (Les Sentiers de la Violence), qu’il porta à l’écran quelques années après, au mouroir des sixties. Pénétré de tout son être par l’adage selon lequel on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Parks mit généreusement la main à la pâte, réalisant le film, l’écrivant, le produisant… et le musicalisant. La première d’un modeste fagot de partitions à l’adresse du cinéma, où, à défaut d’une impétueuse personnalité, se fait jour un estimable savoir-faire, à l’aise en filant les harmonies. Ceci posé, le registre abordé, celui de la tragédie rurale, ne prédisposait nullement le compositeur en herbe au groove succulent dans lequel se roule avec force meuglements de plaisir cette fripouille hédoniste de Shaft. En brave que les entreprises périlleuses n’échaudaient pas, il releva néanmoins le défi. Pour avoir personnellement mis en scène le préambule à succès du privé chaud lapin (cette suite fut d’ailleurs l’occasion pour lui de récidiver), il partait avec l’avantage précieux de ne rien ignorer de son caractère. Lequel, dans Shaft’s Big Score!, s’acclimate sans sourciller de l’ajout à satiété de middle jazz, en remplacement davantage qu’en renfort de la fameuse et survoltée pédale wah-wah, investie du rôle d’éclaireur sur les routes bientôt embouteillées du disco, et des munificences blues-funk, résolument torrides, qui revêtaient le héros d’un spectaculaire peignoir de soie.

 

« L’idée, dès le départ, était de créer un James Bond black », se rengorgeaient volontiers les heureux géniteurs de Shaft. Nonobstant ses appétits langoureux de chair fraîche qui, d’entrée de jeu, consacrèrent celui-ci grand rival de l’espion sybarite de Sa Majesté, la parenté demeurait encore assez timorée dans l’épisode initial, polar gringalet de confection bien trop ordinaire pour asseoir de franches exigences de divertissement. S’il paraît les trois quarts du temps toujours affublé d’un pied bot, le numéro deux fait enfin saillir ses biceps lors d’un ultime acte plein comme un œuf. Telle une panthère gainée de cuir moiré, Shaft en découd avec ses ennemis sur terre, sur mer et dans les airs. Une apothéose grosse de quinze minutes, tisonnée par le même goût pour la performance musclée que les morceaux de bravoure qui n’en finissent pas d’Isaac Hayes et Roy Budd, respectivement dans Truck Turner et Fear Is The Key (Six Minutes pour Mourir), pour évoquer des contemporains. Tout comme ces dantesques pièces montées, Shaft’s Big Score! façonne le mirage d’un orchestre en roue libre, dont le tempo et les sautes d’humeur n’obéiraient qu’à une improvisation reine. Évidemment, ces cuivres intermittents, qui s’abattent parfois en lourdes grappes, avec la trompette les précédant pour donner fébrilement le la, ces embardées aux allures de cartoon triomphal, la samba endiablée du batteur qui a fort à faire — rien de tout ceci ne s’effectue vraiment au doigt mouillé. Gordon Parks et Shaft, épaule contre épaule, savent où les conduira leur énergique gymkana, au pinacle d’une triomphale coda. La case « pyrotechnie et tôle concassée » désormais cochée, il ne restait à Richard Roundtree, pour devenir une bonne fois le 007 du ghetto, qu’à régaler le public d’un exotisme pulp. Justement, à l’occasion du troisième volet de la série déjà dans les tuyaux, Johnny Pate, tous tam-tams dehors, piquetterait l’immémorial continent noir d’exubérantes rosaces funky…

 

Benjamin Josse
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