The Losers (Stu Phillips)

Tout dans les Muscles #41 : Dans la jungle, terrible jungle...

Disques • Publié le 15/03/2024 par

THE LOSERS (1970)
LES MACHINES DU DIABLE
Compositeur :
Stu Phillips
Durée : 9:51 | 4 pistes
Éditeur : Él

 

3.5 out of 5 stars

 

Même ceux qui ne connaissent le film ni d’Ève ni d’Adam, ou bien l’on découvert en des temps si reculés que son souvenir est depuis beau temps parti en lambeaux, éprouvent envers ses images phares une familiarité instinctive, de cette sorte toute particulière sommeillant entre les pages d’un album photo. Sourire aux lèvres et crinière au vent, à califourchon, presque vautrés sur leurs montures motorisées, Peter Fonda et Dennis Hopper engloutissent les rubans d’asphalte sans fin où règne la liberté : clichés brunis de sépia, sans aucun doute, car des cataractes d’eau ont coulé sous les ponts depuis le triomphe d’Easy Rider ; mais témoins immarcescibles, dont la lucidité confine au désenchantement, d’un Flower Power vibrant de la conviction qu’il changerait le monde. On ne saurait trouver descriptif plus antinomique de la bikesploitation, qui, tout le long de son âge d’or, fit fructifier avec roublardise la réputation déliquescente, entre raids sauvages et messes noires opiacées, que les Hell’s Angels baladaient aux quatre coins d’une Amérique effarée. Pas d’erreur, de tels vauriens étaient bel et bien nés pour être sauvages, dans des séries B caparaçonnées de cuir noir et assaillies de décibels retentissants — d’allégeance rock, ça va de soi. En règle générale, les producteurs prompts à fac-similer les succès du voisin ne se mettaient guère martel en tête, et lorgnaient les charts comme le baromètre cardinal de leur inspiration. Entre deux tubes vociférés par les guitar heroes du moment, nos chers compositeurs, casqués pour l’occasion et vêtus d’épais blousons avec un aigle dans le dos, firent vaille que vaille chorus. Ainsi Les Baxter, ou les inséparables Paul Sawtell et Bert Shefter, valeureux roitelets de l’horreur et de la SF en fer-blanc, crapahutant loin de leur territoire d’élection. D’autres, moins aguerris, firent leurs gammes au guidon de cruisers étincelants de tous leurs chromes, par exemple le prometteur Stu Phillips.

 

Oui, il y eut une vie avant Battlestar Galactica ! Elle ressemble à un péché de jeunesse, et c’est quasi-miracle qu’au bout de son équipée dissolue avec les mauvais garçons, hantise du puritanisme, Phillips ait pu rebondir droit vers le space opera pailleté qui ferait sa modeste gloire. Mais après tout, pourquoi pas ? Qu’on se remémore seulement Mike Curb, qui s’encanailla avec la bikesploitation au point d’y faire reposer presque tout son crédit de producteur et de musicien. Des appétences hautement suspectes, qui, cependant, ne mirent un frein d’aucune espèce à sa future ascension politique en tant que lieutenant-gouverneur de Californie… Mais revenons à nos Harley, ou pour être exact, à nos Yamaha. N’importe quel écumeur de la route s’étranglerait d’indignation à la vue de William Smith, icône hyper-virile du genre, chevauchant dans The Losers une japonaise honnie. On arguera que ces frêles pétrolettes, du fait de leur profil passe-partout, étaient clairement mieux adaptées à un trek vrombissant dans la jungle cambodgienne, où un scénario rocambolesque a précipité les motards de l’enfer. Au changement drastique de décor rétorque une approche musicale rafraîchie. Tandis que Hell’s Angels On Wheels (Le Retour des Anges de l’Enfer) et les précédentes virées en bécane de Stu Phillips courbaient l’échine face à un folklore rigoureux, entre rockabilly couronné force dominante, nonchalance à la lisière de l’easy listening et bouffées de psychédélisme, The Losers affronte l’irruption des seventies la hargne au ventre. Il faut souligner, aussi, que le film convoite bien moins les relents hippies d’Easy Rider que l’éruptive violence de The Wild Bunch, une date là encore dans l’histoire du cinéma américain. Le massacre liminaire, avec sa cargaison de ralentis et de corps pantelants, fait jacasser les mitraillettes sur un ostinato coléreux de percussions s’entrechoquant rudement. L’appât de l’exotisme surgit d’emblée, mais ces couleurs orientales-là, tachées de boue, enlinceulées de poussière, ont perdu toute la superbe que leur prêtent d’habitude les dépliants touristiques souriants.

 

Sous l’ostentatoire crudité, un poncif d’ancienne mémoire irrigue toutefois le gros du film : celui de la petite Asiatique triste qui ne trouve du réconfort que lovée contre le poitrail velu du grand mâle blanc. Près d’une petite mare paisible, ou dans une flaque de pénombre arrachée au lupanar où la nécessité les tient enchaînées, les infortunées rêvent en galante compagnie à une vie meilleure, pleine de la délicieuse beauté des cordes et du cor anglais, alanguie aussi par une gratte presque évanescente de guitare sèche. C’est un vrai havre de tendresse que bâtit Phillips, comme en écho aux mélodies les plus solaires de Follow Me, l’ode béate au surf qu’il musicalisa quelques mois auparavant et pour laquelle il garde depuis lors beaucoup d’affection. De là à soutenir qu’il transforme un pur produit de série en manifeste baba cool par excès de lyrisme, il y a un pas que nous n’envisageons pas un instant de franchir ! Notre gang de durs à cuire n’a pas fait l’ubuesque déplacement en plein cloaque vert juste pour conter fleurette, ni pour sillonner les routes ingrates de son nouvel habitat cependant que l’orchestre fait mugir l’enivrant alizé de l’évasion. Embastillé par les Khmers rouges, un agent de la CIA un peu trop renseigné attend qu’on vienne le délivrer. L’opération de sauvetage, parfaitement délirante, prélude avec une bonne décennie d’avance au lourd parfum de jungle des pseudo-Rambo à la mie de pain et aux engins de guerre customisés dans The A-Team. Hell’s Angel une ultime fois (il ne revint plus au genre par la suite), Stu Phillips n’est pas le moins âpre à la besogne. Son écriture très chargée, qui fût devenue hippopotamesque chez d’autres peu soucieux d’aérer les divers pupitres, donne aux crescendos qui se succèdent les proportions d’un tir de barrage. L’impact de ce modus operandi crépitant évoque un Dominic Frontiere au mieux de sa forme, pour ne citer qu’un seul des petits maîtres de l’époque, dont le prestige tenait essentiellement claquemuré à l’intérieur de la petite lucarne. Devant la caméra, le job est accompli avec une efficacité similaire, mais au prix du sang : aucun motard paillard ne réchappe de l’hécatombe. Et c’est ainsi qu’Easy Rider, qui semblait pourtant si loin d’un tel amas de frasques bis, se rappelle à notre bon souvenir in extremis. À l’instar de son légendaire parent, The Losers nous abandonne face à des cadavres ensanglantés, la bannière étoilée ondulant quelque part, invisible, et ouvre béant sous nos pieds un abîme de scepticisme.

 

Benjamin Josse
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