Band Of Brothers (Michael Kamen)

La mémoire de nos pères

Disques • Publié le 05/12/2013 par

Band Of Brothers BAND OF BROTHERS (2001)
FRÈRES D’ARMES
Compositeur :
Michael Kamen
Durée : 69:45 | 20 pistes
Éditeur : Sony Classical

 

4 out of 5 stars

Grand sujet, grande œuvre : c’est sans doute la maxime informulée qu’un artiste voit s’inscrire en exergue de ses pensées lorsqu’il est invité à faire d’un des grands moments de l’histoire la matière de son inspiration. Aborder la Seconde Guerre Mondiale, et devoir évoquer les profanations ultimes dont le génocide des Juifs fut le cadre, est de ces sujets presque tabous. L’expérience des victimes, l’ampleur apocalyptique du mal commis est telle que le philosophe Théodore Adorno affirme, dans une formule restée célèbre, qu’écrire un poème après Auschwitz est barbare. Et on peut comprendre ceux pour qui la radicalité de ce que fut l’extermination organisée de millions d’êtres humains, des années durant, là même où avait fleuri une des plus hautes cultures d’Europe, rend obscène toute tentative de sa représentation par les moyens artificiels de l’expression artistique.

 

La polémique est souvent le symptôme de la sensibilité encore si vive quand à la possibilité de produire des fictions ayant pour cadre les camps de concentration nazis. Une des plus célèbres est celle qui accompagna la sortie du film de Steven Spielberg, Schindler’s List (La Liste de Schindler), accompagnée d’une musique de John Williams qui fut jugée par certains insupportable. Versant sans retenue dans le sentimentalisme musical auquel ces détracteurs le réduisent, la bande originale de Williams – et son utilisation dans le film, surtout – s’appuyaient sur tous les clichés de la mise en musique hollywoodienne la plus tire-larmes.

 

L’ombre portée du cinéma de Spielberg et de la musique de John Williams sur Band Of Brothers (Frères d’Armes) est double. Produite dans le sillage du succès de Saving Private Ryan (Il faut sauver le soldat Ryan), par son acteur principal Tom Hanks, la série HBO raconte cette fois la totalité de la campagne du point de vue d’une compagnie de soldats américains. La série culmine donc dans un épisode solennellement intitulé Why We Fight (Pourquoi nous combattons), en écho au titre des célèbres films de propagande tournés pour convaincre les citoyens américains de la légitimité de l’engagement des Etats-Unis dans le conflit. Mais ce n’est pas de propagande qu’il s’agit dans l’épisode puisque nous allons y accompagner les personnages alors qu’ils découvrent et «libèrent» un camp d’extermination. Et la série d’évoquer inévitablement l’autre film de Spielberg consacré à la Seconde Guerre Mondiale.

 

Band Of Brothers

 

Difficile de ne pas comparer, alors, le travail de Kamen aux deux compositions de Williams, d’autant plus qu’il n’est pas forcément le compositeur le plus attendu pour la série HBO. Le compositeur n’est justement pas vraiment l’homme des grands sujets – il a toutefois abordé celui-ci sous l’angle du thriller à l’occasion de Shining Through (Une Lueur dans la Nuit) et dans la séquence d’ouverture de X-Men , justement située dans un camp. A l’image de la série, le disque propose une courte sélection de morceaux pour chaque épisode, précédés du générique et de deux suites, dans un ordre chronologique, et place la découverte du camp à l’horizon de tout le parcours d’écoute. Discovery Of The Camp est aussi le morceau le plus imposant par sa durée, presque onze minutes. Mais c’est un monumentalisme en trompe-l’œil.

 

Car l’approche de Kamen est aux antipodes de celle de Williams. Pas d’architecture complexe ici, ni d’écriture symphonique virtuose. C’est une musique très simple, presque monotone que compose Kamen. Discovery Of The Camp est d’ailleurs précédé par un quatuor de Beethoven, un des totems de Kamen, devant lequel il semble ici s’incliner pour évoquer au passage toute la difficulté à mettre en musique le tragique absolu qui surgit devant les personnages. Lorsqu’il avance ses propres notes, c’est suivant un tempo d’adagio de circonstance que le compositeur les égrène, tantôt au violon, tantôt au piano, elle s’étirent semble-t-il à l’infini. Une musique blanche et exsangue, hébétée et monotone, que seul un fil mélodique ténu semble empêcher de s’essouffler tout à fait. Passées les deux suites d’ouverture, qui comportent quelques brèves envolées martiales, presque pour la forme, dans le registre attendu (roulement de caisses et trompettes exaltées), Kamen adopte le registre du requiem et décide de voir le conflit avec le regard des disparus.

 

Band Of Brothers

 

D’un point de vue musical, Band Of Brothers n’est presque rien : c’est certainement la musique la plus simple composée par Michael Kamen. Mais par l’émotion qu’elle suscite, et par le point de vue depuis lequel le compositeur choisi de peindre le conflit, c’est son œuvre la plus émouvante. Sans doute parce que le musicien y trouve des échos à une émotion toute personnelle : le jumeau de son père (lui non mobilisé) meurt au front, et pour le compositeur, cette disparition est d’autant plus marquante que la présence de son père en est un reflet exact et opposé. «Je n’avais pas besoin de traduire les batailles, les bombes et cette sorte de choses. Je voulais traduire la tragédie qu’a représenté cette guerre pour l’Humanité. Pour moi, c’est un requiem…»

 

Face à la démesure de la tâche – composer pour plus de dix heures de métrage – Kamen a adopté, comme toujours une attitude libre et affranchie de toute pression apparente : écartant le spectaculaire au profit de l’intime, privilégiant les instruments solistes et les lignes mélodiques limpides aux grands mouvements d’orchestres et aux cascades de ruptures virtuoses, il livre un disque lumineux, de la lumière blafarde se levant sur les corps sans vie des champs de batailles, mais aussi de celle autour de laquelle se rassemblent les survivants pour se souvenir des disparus. C’est d’autant plus poignant qu’une telle sérénité provienne de l’inspiration d’un homme déjà saisi du doute quant à sa propre survie. A la problématique de l’œuvre monumentale qui serait imposée par un si grand sujet, Kamen a substitué la mise en musique des échos intimes produits en lui par les images qu’il doit accompagner. Combien de compositeurs sont-ils capables d’une telle mise à nu, et d’une telle foi en leur art après vingt ans à Hollywood ?

 

Band Of Brothers

Pierre Braillon
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