The Social Network (Trent Reznor & Atticus Ross)

Foule Sentimentale

Disques • Publié le 20/11/2010 par

The Social NetworkTHE SOCIAL NETWORK (2010)
THE SOCIAL NETWORK
Compositeur :
Trent Reznor & Atticus Ross
Durée : 66:28 | 19 pistes
Éditeur : The Null Corporation

 

4.5 out of 5 stars

Si Trent Reznor n’est pas le premier musicien issu de l’univers du rock (terme générique) à s’immiscer dans celui de la musique de film (terme générique), cette incursion n’est pas seulement le fruit du hasard, encore moins celui du piston aux velléités commerciales. Le duo qu’il forme avec Atticus Ross pour The Social Network démontre brillamment que la célébrité auprès du grand public – relative dans le cas de Nine Inch Nails – n’ouvre pas automatiquement les portes de l’industrie cinématographique, car leur démarche, d’autant plus louable qu’elle s’éloigne tout de suite des modes polluant trop souvent les salles de cinéma, tend vers un discours authentique au service de l’image. Certes, le métrage que Fincher propose à ces musiciens est on ne peut plus luxueux, mais c’est d’abord la modernité des conceptions, à plusieurs échelles, qui ne manque pas d’interpeller.

 

D’abord par une approche ultramoderne dont le cinéaste est coutumier mais qui épate à chaque fois par son audace et sa force d’anticipation sur ce qui deviendra parfois la mode, en matière de générique par exemple. Celui de Se7en reste dans les mémoires, en partie grâce à l’utilisation d’un remix instrumental de Closer, un des titres les plus connus de Nine Inch Nails (NIN) : ses triturations et autres manipulations sonores propres au rock industriel se faisaient l’écho efficace et dérangeant de la perversion d’un serial killer, accompagnant une esthétique craspec qui fera des émules pendant bien des années. Plus tard, ce sont les Dust Brothers (John King et Mike Simpson), DJs pionniers de Californie, qui offriront leurs services au Fight Club, moins pour se mettre au diapason d’un titre faussement racoleur que pour exprimer la déliquescence d’un homme qui vit son fantasme anarchisant jusqu’à la mort. Comme s’il ne voulait instiller qu’à petites doses ses expérimentations cinématographiques, c’est seulement une dizaine d’année plus tard que Fincher travaille avec le leader de NIN pour l’adaptation romancée de The Accidental Billionaires de Ben Mezrich. L’approche n’est pas seulement prudente, le réalisateur accordant une attention particulière au sens de sa mise en scène, mais également à celui des musiques originales : s’il cache une infaillible sophistication, le langage de David Fincher aspire à une sobriété qui, à première vue, n’a absolument rien à voir avec la musique électronique en général et l’industriel en particulier. C’était sans compter avec Reznor et Ross, deux musiciens expérimentés et très contemporains (les choix éditoriaux culottés pour la sortie de la BO sont expliqués sur le site officiel), appartenant à un univers qui a plus de points communs avec The Social Network qu’on ne pourrait le croire.

 

The Social Network

 

Si Reznor est l’unique membre de NIN étant donné le seul rôle de représentation des autres musiciens pendant les tournées du groupe, Ross est bien le seul à collaborer étroitement avec lui depuis 2005 dans l’écriture et les arrangements. C’est d’ailleurs un talent qu’il a mis à profit dans The Book Of Eli (Le Livre d’Eli), avec lequel il a transformé son premier essai dans la musique de film en y apportant une note désespérée, à la fois mystérieuse et émouvante. Il possède un point de vue précieux sur les travaux qu’il aborde et participe activement aux concepts de Year Zero, album scénarisé peignant une vision pessimiste du futur, et de Ghosts I-IV, recueil de morceaux instrumentaux basés sur l’improvisation. Ainsi, ce sont deux véritables compositeurs qui figurent au générique de The Social Network, conscients du rôle de leur musique et capables de se démarquer de la froideur et de la violence intrinsèques à leur style musical pour adhérer au propos de Fincher. C’est avec Hand Covers Bruise que le disque commence et, à l’instar du générique, expose une notion déterminante du film. Le piano, instrument très présent dans les albums de NIN – et surtout sur les morceaux instrumentaux – incarne ici l’inventeur proclamé de Facebook.

 

Mark Zuckerberg est seul. D’abord, une ambiance électrique en forme de rumeur s’installe doucement, arrière-plan sur lequel un thème au piano évolue péniblement avec des répétitions de notes isolées, laissant beaucoup de place au silence. La «rumeur» gagne en force et en distorsion avec des plages intermittentes de basses tandis que le piano s’éteint bien avant la fin du morceau. Le portrait est déjà esquissé : on a ici l’idée d’un jeune homme paumé, réfugié dans sa chambre d’étudiant, seul endroit à l’abri d’une société sectaire de laquelle il voudrait tout de même faire partie. Comme la mise en scène, la musique expose on ne peut plus sobrement le personnage : le génie informatique n’est pas un objet très cinématographique et son pouvoir est plus ou moins – surtout moins – spectaculaire… Cependant, trois éléments dans In Motion retiennent l’attention : le rythme de basses rappelant les boîtes de nuit, la boucle électronique évoquant les débuts du jeu vidéo et le piano qui, cette fois, gagne en dynamisme. Alors que son ami Eduardo Saverin est enfin invité à une soirée très prisée chez les étudiants de Harvard, Zuckerberg utilise le code informatique de manière effrénée et instinctive, pour atteindre une «caste» autrement inaccessible, dans laquelle se trouvent les plus belles filles du campus (d’ailleurs, une accroche du livre dit « They just wanted to meet some girls »). Le piano réverbéré intègre la «rumeur électrique» au rythme endiablé, puis il s’épanouit dans un moment suspendu avant que le rythme reprenne de plus belle pour aboutir à un orgasme de sons électroniques, la boucle issue des 80’s jouant le rôle d’un médium grâce auquel la solitude prendra fin, du moins pour un temps.

 

The Social Network

 

On verra que les guitares électriques ont également un rôle prépondérant car leur présence et leur instrumentation ont un but évident dans la narration et l’évolution du personnage principal. Dans le «fight clubesque» A Familiar Taste par exemple, elles se font accrocheuses pour figurer un milieu select dont les membres communieront malgré eux avec les étudiants qui se trouvent devant leur écran d’ordinateur. Mais Intriguing Possibilities marque une nette évolution dans le jeu du piano : ses notes sont légèrement plus nombreuses et ostensiblement plus rapprochées. Quant à la «rumeur électrique», elle émerge pour changer dans la perception de Zuckerberg : alors qu’auparavant elle occupait l’espace tout en restant indistincte et impersonnelle, ici elle gagne en précision par des guitares plus aigües qui jouent de concert avec le piano, puis revient comme au générique mais mieux perçue – telle une révélation lénifiante du point de vue de Zuckerberg – grâce au son 80’s qui le conforte dans son seul moyen d’expression (le code informatique et le web 2.0). Ce son old-fashioned devient prégnant dans le morceau : c’est lui qui exprimera l’avènement du projet Facebook. Dans toute sa simplicité sonore, ce thème accouche des «intrigantes possibilités» et fait passer le spectateur de l’individualité à un lieu fédérateur créé grâce au génie informatique.

 

La porte d’une émotion palpable s’ouvre dès le début de l’album avec la clé de l’évolution instrumentale qui se poursuit dans Painted Sun In Abstract : toujours environné de sons électroniques, le piano semble épanoui et sonne comme un sourire… Mais 3:14 Every Night vient interrompre ce rêve éveillé en traduisant une profonde angoisse par un piano décousu et un grouillement d’insectes. Ce retournement de situation et de perception est vécu comme une agression dans le sens où elle prend la forme musicale d’une phobie. L’angoisse se concrétise dans Carbon Prevails, le piano étant condamné à chuter perpétuellement à cause de guitares saturées et distordues. D’ailleurs, ces dernières sonneront carrément au début de Eventually We Find Our Way comme une sirène, entre panique et euphorie, un avertissement qui se confond ensuite avec une nappe électronique ondulante qui va en s’éloignant, laissant groggy un Mark Zuckerberg décidément déconnecté. En l’espace de quelques morceaux, Reznor et Ross deviennent les compositeurs de l’ultramoderne solitude : par exemple, le piano semble perdu voire déshumanisé dans un environnement euphorique mais hors de contrôle (Magnetic). Morceau typique de NIN, On We March entretient cette antinomie avec un thème au piano évoluant avec difficulté dans un carcan électronique dont l’hostilité rappelle les humeurs du groupe. D’ailleurs, Almost Home nous soulage de cette oppression ostensible mais cultive une monotonie volontairement pénible pour décrire la déception que peut provoquer Zuckerberg chez Saverin. Pas de coup d’éclat ici : la nature humaine, jugée sévèrement par Reznor, fait l’objet d’une vision non pas pessimiste mais simplement attristée. C’est un constat que Hand Covers Bruise, Reprise vient confirmer : Zuckerberg s’isole mentalement au lieu de se soucier de ses ennuis judiciaires.

 

The Social Network

 

Ouvrons une parenthèse sur In The Hall Of The Mountain King, morceau du répertoire écrit par Edvard Grieg qui bénéficie d’une image iconique dans la culture populaire. Ici, la course d’aviron perdue par les jumeaux Winklevoss s’ajoute au fait qu’ils ont été dépossédés de l’idée de Facebook : le remix par Reznor et Ross se fond évidemment dans le style global de l’album et insiste bien sur l’ironie de la situation. On retrouve trois des composantes les plus importantes de la BO dans Complications With Optimistic Outcome : les boucles électroniques old-fashioned, le piano et enfin les guitares en forme de signal d’alarme. Les premières rappellent celles de Painted Sun In Abstract mais le deuxième, très mis en avant mais statique, révèle l’inéluctable parmi ces guitares qui s’éloignent avec chagrin. Si l’on considère que les guitares dans leur ensemble se posent comme une entité à laquelle le piano reste étranger – et l’on constate que les deux éléments auront souvent dialogué -, c’est peut-être parce qu’elles représentent une réalité de laquelle Zuckerberg s’éloigne de par son obsession pour Facebook.

 

Si cette BO n’est pas traditionnelle (Fight Club recueillait déjà quelques reproches parce qu’elle n’était pas orchestrale), on se rend compte que ses compositeurs n’ont pas eu besoin de changer radicalement leur musique : leur discours et la pertinence de leur langage sont idéaux pour The Social Network, leur grammaire particulière étant quelque peu ajustée pour les besoins du film. Certains morceaux relèvent plus de l’ambient que de la musique concrète mais cet album généreux – il propose tous les morceaux en entier alors qu’on entend souvent des versions tronquées dans le film – impressionne par sa cohérence et son pouvoir d’évocation. La violence du métal industriel de Nine Inch Nails trouvait parfois des contrepoints instrumentaux plus doux à l’oreille (mais non moins désespérants) ; ici, les deux facettes de cette approche se calquent pour former un ensemble narratif et expressif. La place de l’humain y est prépondérante car la volonté de Fincher de peindre un véritable portrait est clairement relayée par Trent Reznor et Atticus Ross. La musique évolue pour exposer les faiblesses d’un personnage antipathique mais d’une certaine manière attachant. Si Mark Zuckerberg a créé ce réseau social, il n’en fera jamais vraiment partie.

 

The Social Network

Sébastien Faelens