THE WILD BUNCH (1969)
Réalisateur : Sam Peckinpah
Compositeur : Jerry Fielding
Séquence décryptée : Dirge And Finale (2:15:35 – 2:23:27)
Éditeur : Film Score Monthly
Voici le bout de la ligne — finalement. Chaque hold-up gorgé de coups de feu, chaque débandade éperdue, chaque pont providentiel brûlé d’un geste irrévocable derrière eux, était destiné à conduire les ultimes survivants de la Horde sauvage dans cette hacienda sanglante, dont les murs effondrés figuraient assez bien, à l’aube des seventies, les ruines encore fumantes du western. Les troufions mexicains ont mordu la poussière par dizaines, témoins déchiqueté d’un massacre tel que le cinéma américain n’en avait jamais connu. Peckinpah, la grande gueule impossible à museler, le cauchemar des comptables près de leurs sous et des gardiens de la morale, projetait-il par cette extraordinaire orgie de geysers vermeils et de ralentis d’ensevelir sous de lourdes pelletées de terre un genre moribond ? The Wild Bunch aurait sans contredit représenté une épitaphe de première catégorie. Mais si rage homicide il y eut bien là, le vieil Ouest a réussi à s’en relever, l’amertume aux lèvres, transformé pour toujours par le nihilisme au parfum d’apocalypse de Bloody Sam. Embarqué dans cette épopée mortifère, Jerry Fielding n’en est pas non plus sorti indemne. De la chrysalide pas forcément plus scintillante qu’ailleurs dont l’aficionado du swing et la petite main ouvrière de la télévision eût pu rester captif, finit par s’extraire un compositeur de cinéma parmi les plus singuliers et précieux.
Les belligérants ont beau avoir été tous expédiés ad patres, un nouveau type de curée vient de sonner. Un plan stupéfiant s’attarde sur les vautours massés les uns contre les autres, leurs ailes largement déployées, qui contemplent du haut des remparts le festin auquel ils prendront bientôt part. Juste en dessous, des charognards d’une famille différente pénètrent, ébahis, au sein du repaire changé en abattoir. Un lugubre lamento, lesté pourquoi pas de petits traits morbides, se serait à coup sûr fondu sans peine dans le spectacle des vide-goussets faisant ripaille au milieu des cadavres. Peckinpah, qui comptait depuis le départ saupoudrer le film d’une simple gratte folklorique ici ou là, avait possiblement songé à laisser les mariachis verser quelques larmes sur le destin pas rose de la plèbe mexicaine, chassée de ses masures par le carnage. Le dernier mot, quoi qu’il en soit, est échu à Fielding, et il n’a d’yeux que pour les bandits de la Horde décimée. Le pupitre des bois au grand complet, subtils, attristés mais non geignards, tisse en sourdine une oraison funèbre d’où pas un seul trémolo couronné de feu ne montera. Pike Bishop et ses mauvais garçons, après tout, étaient du gibier de potence de la plus redoutable espèce. Ils n’abandonnent ni famille, ni épouse aimante, et personne ne songera même rien qu’un instant à les pleurer.
Personne… à une exception. Une silhouette efflanquée semble se recueillir près de la dévastatrice cracheuse à laquelle Pike se cramponne toujours. Aucune émotion ne se déchiffre sur le visage de Deke Thornton, mais l’accordéon qui infuse à feu doux le thème de la Horde suffit à poser les mots adéquats sur sa détresse silencieuse. Lui, le loup solitaire, manipulé par ses gardes-chiourme et couvert du vertueux mépris de ses anciens compagnons d’armes, aurait tout donné pour prêter main-forte encore une fois à son vieil ami. Mais la catharsis des flingues vociférant leur chant de mort lui a été refusée, tout comme sa dernière chance, qu’au fond de lui il caressait obscurément, de partir en beauté. Cependant, si déchirante soit-elle, mélancolie ne rime pas nécessairement avec nostalgie. A l’aune de cette scène et de beaucoup d’autres, on mesure l’intelligence aiguisée d’un Jerry Fielding ayant bien compris, tout néophyte de pellicule qu’il était alors, que The Wild Bunch se fiche de porter avec componction le deuil du western dit classique. Cette hacienda qui empeste la poudre et la viande crue est le cimetière de ses codes emblématiques, de son optimisme communautaire, de ses chemises trop bien repassées… et de sa musique tonitruante, hymne au soleil baignant des feux du couchant les colosses rocheux de Monument Valley.
En d’autres lieux, d’autres temps de cinéma, l’on n’aurait pas été surpris le moindrement de contempler les chevauchées des vauriens de Pike Bishop sur fond de Dimitri Tiomkin trompetant ou d’Elmer Bernstein endiablé. Le thème que leur a donné Fielding n’est d’ailleurs pas entièrement sevré de réminiscences glorieuses, bien que celles-ci, loin de s’essayer à revitaliser l’ex-discipline reine d’Hollywood, ne se leurrent guère quant à ce qui fut jadis mais ne sera jamais plus. Le final, pénétré néanmoins du sentiment de l’inexorabilité, claque une fois pour toutes la porte sur ce passé en voie de décomposition et abîme dans une expectative anxieuse les finesses harmoniques brodées par le compositeur. Il émane d’elles des regrets bien tardifs, la peur sourde de voir sombrer dans le néant les repères d’une vie, tout un kaléidoscope des émotions que Thornton, le cul par terre, garde enfouies sous une impassibilité de granit. Devant lui, la procession des pitoyables restes de l’ancien monde, qu’il suit d’un regard atone.
Inutile d’espérer quelque apaisante commisération de la part de Jerry Fielding, l’homme des non-dits et de l’ambigüité souveraine, qui trouvait là le passionnant crédo dont sa carrière future ne se départirait plus. Ô ! stupeur, c’est de Sam Peckinpah lui-même que provient un pincée de réconfort. Le rire grasseyant qu’il fait pousser au doyen de la Horde ressemble comme un frère à ceux que les héros de John Huston, en pleine crise de désenchantement mais point encore résignés, jetaient à généreuses poignées contre la débâcle de leurs rêves. Relique minuscule et fatiguée d’une ère à bout de forces, Deke Thornton n’est plus chez lui nulle part. Mais nulle part, c’est aussi l’endroit où l’on peut espérer goûter un peu de repos quand tous les autres ont été verrouillés à triple tour.