KOMISSAR (LA COMMISSAIRE) (1967)
Réalisateur : Aleksandr Askoldov
Compositeur : Alfred Schnittke
Séquence décryptée : Wanderung der Verdammten (01:27:57 – 01:33:37)
Éditeur : Capriccio
Il aura suffi de quelques figures de proue spectaculaires (Andrai Tarkovski, Sergei Bondarchuk), parties à la conquête de nouvelles steppes créatives et, au passage, de prestigieux festivals prolixes en génuflexions, pour faire des années 60 le synonyme d’un remarquable fleurissement du cinéma soviétique. C’est entendu, les pièces à conviction, souvent de facture splendide, abondent. Mais parmi ceux ayant œuvré au cours de cette période dite bénie, tous n’en ont pas conservé des souvenirs chantants. Demandez donc à Aleksandr Askoldov ! Son coup d’essai, véritable prodige de sensibilité et de courage, le destinait à une carrière majuscule. Les censeurs du régime en place ne l’entendaient pas de cette oreille, et jetèrent au cachot le film irrévocablement accusé de dévoyer la sainte Patrie par ses sympathies sionistes. Une terrible scène, qui pulvérise les maigres circonstances atténuantes qu’on aurait pu concéder au cinéaste martyr, va jusqu’à lancer d’accablantes passerelles entre les pogroms qui ensanglantèrent la guerre civile et l’holocauste nazi fermentant déjà. L’index que braque Askoldov sur son pays est comminatoire, et la musique fait chorus, laissant exploser la répulsion qui tord ses cuivres en d’horribles spasmes.
Tant de virulence de la part d’Alfred Schnittke n’effare en rien. Non pas tant pour le caractère volontiers brutal et tourmenté de son répertoire qu’en regard de ses tumultueux rapports avec l’Union des compositeurs soviétiques, qui inscrivit très précocement le compositeur (pourtant membre lui-même de la vertueuse assemblée !) sur sa liste noire. Au premier chef des griefs dont on le lardait était l’hétéroclisme suspect d’un style moins soucieux d’exalter la grandeur de l’âme russe que de s’ouvrir au monde et à ses merveilles. En l’occurrence, la famille juive Mahazannik, dont l’humble foyer est devenu une terre d’accueil pour la grossesse bientôt arrivée à terme de la commissaire Vavilova, suggère à Schnittke de mêler sur sa palette quelques couleurs du cru. Sans verser malgré tout dans les plus épaisses caricatures d’un folklore bas de plafond, la musique reflète le goût pour la noce de Yefim, épicurien qui s’ignore, en sollicitant piano et clarinette pour le moins évocateurs. Même le bombardement subit, qui contraint tout ce petit monde à chercher refuge dans l’obscurité d’une cave, n’égratigne qu’à peine l’humeur (presque) toujours égale du brave homme. Aux sanglots de détresse de ses enfants, il répond en entrainant ceux-ci au cœur d’une farandole où la baguette de Schnittke, qui vole à son secours, crépite et bondit en un crescendo débraillé, extatique presque.
Immobile, esseulée dans son cocon de ténèbres, Vavilova contemple en silence ces petites gens qu’elle s’est surprise à aimer. Un vif désir de joindre son rire aux leurs brille au fond de ses yeux, mais il est rendu coupable par la rectitude morale que d’implacables années au service de l’Armée rouge lui ont inculquée. Dans le secret de son cœur, elle sait que ses hôtes et tous leurs pareils endureront bien d’autres tourments abominables. Sa vue se brouille, en même temps que le Scope splendidement composé par Aleksandr Askoldov s’entache de zooms flageolants et que Schnittke, comme pour saluer l’entrée d’une meute de gladiateurs dans l’arène, libère le lourd martèlement des trombones. Sauf qu’en prenant pour cible un contingent de misérables silhouettes, marquées par l’odieuse estampille de l’étoile jaune, cette grandiloquence belliciste revêt instantanément tous les oripeaux du cauchemar. Sur les lèvres de Yefim, les rires se sont tus. Par un réflexe machinal, il tente de ressusciter les petites joies de naguère avec sa pantomime de chef d’orchestre. Mais que peut faire le violon clandestinement glissé dans la marche des cuivres, sinon lever un écho spectral et moribond ?
La caméra n’est pas seule à avoir été chahutée par cette soudaine irruption de l’horreur. Le noir et blanc léché qui, depuis le début, éblouissait les rétines esthètes, vient de voir bourgeonner à sa surface un épais grain sépia, de la couleur des souvenirs fanés et des photos prisonnières des manuels d’histoire que feuillètent distraitement les écoliers. Pour le spectateur lambda (à plus forte raison celui de 1988, Komissar n’ayant été libéré des geôles où les apparatchiks l’avaient envoyé croupir qu’au bout de vingt ans), c’est un passé ignoble, toujours purulent mais bien mort, qui lâche à l’écran ses fantômes en haillons. Pour la famille Mahazannik, c’est un fragment de ce que leur réserve un avenir infernal. Plein de compassion à l’égard des condamnés à mort qui s’avancent hébétés, Schnittke travaille la funeste matière chorale qui fera le corps de son sublime Requiem, redonnant leur voix, même éplorée, à ces dizaines de bouches muselées, et rendant gros de larmes ces yeux que l’accumulation de malheurs a brûlés pour toujours.
Vavilova, restée à l’écart une nouvelle fois, tressaille sous les morsures du repentir, terribles et douloureuses, mais combien dérisoires ! L’orchestre, sans pitié, la griffe de jets de cordes pernicieux, comme la meurtrirait de sa cravache un officier surgi de quelque sombre géhenne pour lui rappeler que rien, ici-bas, ne saurait la détourner de son devoir sacré — ni la bonté de sa famille d’adoption, ni même le petit être qu’elle tient serré dans ses bras. Komissar est une œuvre humaniste, dont l’appétit de lumière et de vie se brise contre la muraille piquetée de rouille des chimères communistes. Aleksandr Askoldov, au prix de sa carrière, l’a magistralement mise en images, Alfred Schnittke, maître des mille facettes de son art, l’a entrainée vers de stupéfiants horizons, aux confins de l’onirisme, de la spiritualité et de la destruction aveugle.