Hable con Ella (Alberto Iglesias)

L'origine du monde

Décryptages Express • Publié le 20/03/2017 par

HABLE CON ELLA (2002)Hable Con Ella Cover
Réalisateur : Pedro Almodóvar
Compositeur : Alberto Iglesias
Séquence décryptée : El Amante Menguante (01:05:00 – 01:08:58)
Éditeur : Milan Music

 

Retourner au début, revenir aux origines, s’y régénérer comme dans un bain de jouvence : le fantasme est partagé par bien des artistes. Pour les cinéastes, cette origine, c’est le cinéma muet, dont ils sont parfois des spectateurs éclairés, mais qu’ils idéalisent aussi épisodiquement, lui attribuant à rebours une anachronique pureté. Loin de chercher à dissiper le brouillard de cet élan fantasmatique, Pedro Almodóvar en fait justement toute la matière de la séquence centrale étonnante de Hable con Ella (Parle avec Elle). Film dans le film, et souvenir dans le souvenir : d’abord, celui du film qu’il a vu la veille et que raconte Benigno, infirmier, à sa patiente Alicia, plongée dans un coma semble-t-il irréversible. Celui, ensuite, d’Almodóvar, qui invente ce muet espagnol n’ayant jamais existé, El Amante Menguante (L’Amant qui Rétrécit) pour mieux projeter sa nostalgie d’un cinéma idéal et premier. Dépouillé de tout ce qui semble si caractéristique de son cinéma – des couleurs marquées et des dialogues fleuris – le réalisateur semble vouloir trouver, en se débarrassant de ces oripeaux lui collant à la peau, tout à la fois l’essence de son art et celle du cinéma. Un film qui ne serait donc qu’images… et musique.

 

Compositeur fidèle du cinéaste depuis La Flor de mi Secreto (La Fleur de mon Secret), Alberto Iglesias est associé à la période de maturité de l’espagnol, et d’une certaine façon, sa musique élégante, nerveuse mais classique en est le symbole. Pourtant, le compositeur n’a pas toujours une place facile : les moments musicaux les plus saillants des films d’Almodóvar sont souvent associés à des chansons populaires, reprises à l’occasion du film ou, souvent, citées telles quelles. Mais dans El Amante Menguante, le réalisateur accepte de s’en remettre entièrement à son compositeur pour donner un sens à la scène. Si le cinéaste prend des libertés avec la grammaire du muet par un montage plus nerveux, l’insertion de nombreux gros plans et un jeu sur des profondeurs de champ difficile à imaginer à l’époque du muet, il demande à ses acteurs de se calquer sur l’expressivité proche du mime auxquels étaient alors contraints les comédiens.

 

Iglesias aurait pu lui aussi composer un simple pastiche de la musique de l’époque, et il le fait d’ailleurs un peu au début, sa composition synchronisant ses effets sur ce qui se passe à l’écran : coup d’archet ponctuant un brusque mouvement de bras, aller-retours rapides des cordes pour donner corps aux bouillonnement dans les cornues, attaques marquées soulignant les hoquets d’Alfredo, longue note tenue par les violons comme son souffle soulève la chevelure d’Amparo… Même s’il substitue au traditionnel piano chargé alors de l’accompagnement des films les violons qui sont le socle de la musique du film, Iglesias, avec adresse et sans renier son style, se plie aux règles de l’illustration musicale. Jusqu’à ce qu’Alfredo se retrouve seul.

 

El Amante Menguante

 

C’est aussi le moment où la mise en scène d’Almodóvar va faire écho au récit-cadre du film muet, et nous rappeler que nous ne voyons que ce que Benigno raconte et qu’il l’arrange sans doute à sa sensibilité. On comprendra d’ailleurs plus tard pourquoi. Les très gros plans sur le corps d’Amparo renvoient à ceux d’Alicia lorsque l’infirmier la déshabille pour la toiletter, et la caméra saisit les deux jeunes femmes allongées dans sur le ventre, en plongée depuis le plafond. A travers le récit qu’il fait du film, ce qui s’image à l’écran, c’est la vérité de Benigno. Elle est complexe, mais Iglesias nous guide.

 

La musique, après un silence, reprend par la mélodie entendue au début du film, lorsque que nous découvrions le rituel des soins quotidiens que Benigno prodigue à Alicia. La partition s’éloigne de l’action et lie directement le film dans le film, El Amante Menguante, à la réalité de la vie de l’infirmier. La mélodie est développée et complétée, nous annonçant que nous allons voir la conclusion de ce qui se passait dans la première scène à l’hôpital. Fiction et réalité se rejoignent. Très mélancolique, la musique devient vite nerveuse et syncopée, accélérations et ralentissements évoquant aussi bien l’angoisse du personnage Alfredo, face à son destin, que le dilemme de celui qui sait qu’il va commettre l’irréparable, Benigno. Face à l’image de ce sexe géant, si stylisé qu’il pourrait en devenir comique, c’est Iglesias qui appuie tout le tragique de la situation. On va l’apprendre plus tard, Benigno a profité de l’inconscience d’Alicia pour la violer. Ce qu’il lui raconte du film est une forme d’aveu, illustré si poétiquement par Almodóvar qu’il est difficile de ne pas être mal à l’aise devant le procédé.

 

Mais c’est toute la valeur de son cinéma, qui ne juge jamais ses personnages, et préfère nous relier à leur humanité. Celle de Benigno/Alfredo tient aussi à ces violons d’Alberto Iglesias, qui font entendre son désespoir, mais aussi sa brutalité, la gravité de son acte. On pourrait ne pas la voir sous le vernis de la métaphore, mais elle est là, tout en cordes nerveuses, en halètements musicaux, en agitation rythmique. Benigno est un bourreau. Mais aussi une victime : la tristesse à laquelle Iglesias donne une voix, c’est aussi celle de l’enfant incapable d’échapper à l’emprise de sa mère jusqu’à ce qu’elle meure. L’infirmier a passé les quinze dernières années de sa vie à veiller sur elle, chez elle, privé de vie autonome. Ce retour dans le ventre maternel, c’est aussi la fatalité du destin de Benigno, qui au fond, n’a jamais vraiment réussi à en sortir. Almodóvar, face à une âme aussi torturée et complexe, fait le choix pudique de l’allusion imagée et poétique. Et c’est son musicien qui s’émeut : image et musique n’ont pas à dire la même chose. A une représentation de la troupe de Pina Bausch, l’infirmier, assis à côté de Marco qu’il ne connaît pas encore, est interloqué de voir son voisin si bouleversé qu’il en pleure des larmes impudiques. Mais c’est sur toi, pauvre Benigno, qu’il pleure. Et Alberto Iglesias avec lui.

 

Pierre Braillon
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