Danton (Jean Prodromidès)

Regarde les têtes tomber

Décryptages Express • Publié le 11/01/2016 par

DANTON (1983)Danton
Réalisateur : Andrzej Wajda
Compositeur : Jean Prodromidès
Séquence décryptée : De la Conciergerie à l’Échafaud / La Charette des Condamnés / La Guillotine (2:04:45 – 2:09:35)

 

Nous sommes à Paris, aux heures troubles d’avril 1794. Durant tout le temps, bien maigre en vérité, qu’a duré cette contrefaçon de procès, plaintes et cris, mêlés en une féroce cacophonie, ont régné sans partage. Danton, l’homme des harangues telluriques, sentant sa fin proche, a donné libre cours aux ultimes ressources de son génie oratoire, jusqu’à se briser la voix. La foule massée partout, convulsée dans le paroxysme de ses émotions toujours changeantes, a fait bruyamment chorus, l’acclamant avec ferveur pour un instant, puis réclamant tout à coup sa tête. Et Jean Prodromidès, compositeur exigeant s’il en est, devenu avec la bénédiction du cinéaste Andrzej Wajda l’ordonnateur secret de cet immense chaos, a fait retentir ses propres exclamations plus haut et plus fort que n’importe quelle autre.

 

Sous sa folle impulsion, le Choeur de la Société de Musique de Varsovie, exclusivement composé ici de ses membres masculins, ébranle le film tout entier de ses clameurs épouvantables. On soupire, on gémit, on vomit des injures à peine articulées, on s’égosille, on hurle. Cette bronca de fin du monde, qui déborde en flots sombres le cadre d’ordinaire exigu de la musique pour l’image, c’est évidemment la voix de Paris, de son peuple harassé de misère, épuisé de vivre dans l’ombre écarlate de la guillotine mais, paradoxalement, jamais rassasié du sang que le sinistre couperet fait ruisseler. En ce jour fatidique, pourtant, où Danton et les siens sont conduits à l’échafaud, la populace observe le cortège en silence. Par écœurement face à la surabondance de mort, peut-être, ou bien parce qu’elle pressent enfin quelle chose aveugle et monstrueuse la Terreur incarne. Mais Prodromidès, lui, ne se tait pas. Déjà, dans l’intimité blafarde des geôles où l’on préparait les condamnés, il laissait claquer de violentes percussions métalliques, sans timbre, qui ne réclamaient pas grand effort d’imagination pour qu’on les associe à un bâton de fer rebondissant tout contre les barreaux d’une cage. Et maintenant que Danton contemple son destin, les ténébreux clusters, lourds du poids de l’inéluctabilité, fondent sur lui avec une puissance dont Xenakis et Penderecki, si d’aventure ces deux grands chambellans de l’avant-gardisme musical avaient laissé trainer leurs oreilles à proximité, eussent été admiratifs.

 

Au zénith de ce déchainement macabre, une image spectrale voit Robespierre, couché dans son lit, tirer les draps sur sa tête, comme s’il s’agissait d’un suaire. Son regard vitreux, hanté par la peur, semble plonger par-delà les brumes d’un avenir plus très lointain, vers le jour où sa tête, en roulant à son tour dans le panier sanglant, mettra fin à la Terreur. Une énième et prestigieuse obole offerte à la Révolution, et à son instrument favori, cette effroyable machine à faucher les vies, que Prodromidès revêt des plus noires parures de l’orchestre. Avec toute la crainte glacée, frémissante d’horreur, mais aussi l’irrésistible fascination que la mort exige qu’on lui témoigne.

 

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