En France, on n’accorde que trop rarement les moyens nécessaires au talent de nos compositeurs nationaux, souvent obligés de s’exiler aux USA, certes pour y faire de la musique plus ou moins standardisée (certains diront, avec amertume, en vendant leur âme), mais avec pléthore de musiciens pour faire sonner correctement leurs œuvres. Bien entendu, cela ne date pas d’hier. Déjà en leur temps, des compositeurs aussi reconnus dans l’hexagone que Jarre ou Delerue ont eu des envie d’ailleurs, pour les mêmes raisons ou presque. Et ce fut le cas également de Frédéric Talgorn, certes à l’époque sans le CV impressionnant de ses pairs, qui végétait jusque-là dans le monde de la télévision et de la publicité. Par un concours de circonstances peu probable et pourtant véridique, Talgorn fut demandé aux Etats-Unis, en 1989, par un réalisateur… français. Gérard Kikoïne, officiant dans les années 80 dans le monde du X, se voit proposer de faire un remake du Dr. Jekyll And Mr Hyde avec Anthony Perkins. Le film, au succès assez confidentiel, doit tout à la prestation hallucinante de son acteur principal et à la musique de Talgorn, dont c’est là la première œuvre symphonique (avec un orchestre de 70 musiciens). Sa musique, absolument remarquable, est malheureusement, à ce jour, indisponible à l’écoute, les masters semblant avoir été perdus. Voilà qui va cruellement résumer la carrière de ce compositeur fort talentueux. Il aura beau eu mettre tout son cœur et son savoir-faire sur chaque projet auquel il a participé, soit il jouera de malchance (les films ne rencontrant pas le succès escompté), soit il restera bien enfermé à double tour dans la cellule exigüe de film bis (malgré un regain d’activité dans les années 2010), voire dans un anonymat complètement immérité auprès des producteurs (et pire encore, auprès des amateurs de musique de film). Fort heureusement, quelques scores finiront par sortir dans les années 90 (pas forcément en version complète) sous forme de promo.
Tel est le cas de Fortress, petit film d’anticipation rondement mené par l’excellent Stuart Gordon avec notre Christophe Lambert national, épaulé par quelques têtes bien caractéristiques du genre (Kurtwood Smith, inoubliable Clarence Boddicker de RoboCop) ou acteurs fétiches (Jeffrey Combs) du réalisateur. Le pitch est simple et efficace : Lambert et son épouse, coupables d’avoir voulu faire naitre un second enfant quand la loi n’en n’autorise qu’un par couple, se retrouvent incarcérés dans une prison qui s’étale sous d’innombrables niveaux souterrains, telle une tour Montparnasse infernale inversée, où une voix féminine d’une neutralité toute kubrickienne leur martèle que « le crime ne paie pas ». Il permet à Talgorn d’accoucher d’un score martial et agressif (cf. le jouissif final de Prelude & Pursuit), sans pour autant délaisser la tension psychologique, le drame et même une touche de romantisme (notamment pour les scènes de flashback entre les deux époux). Le CD promotionnel, produit par le demi-dieu vivant qu’est Douglass Fake, propose environ 35 minutes de musique qui retracent assez fidèlement le développement narratif et n’oublient pour ainsi dire aucune pièce essentielle. Profitant d’un budget d’environ 8 millions de dollars (à l’origine, il en faisait plus de 60 mais il fut drastiquement réduit lorsque Schwarzy, admirateur du réalisateur de Re-Animator, pressenti pour le rôle phare, fut contraint de décliner l’offre), Le compositeur put avoir à sa disposition l’orchestre de Salt Lake City (70 musiciens) mais fut relativement déçu par leur interprétation (il faut dire que les sessions de répétition ne furent pas légion non plus). Qu’à cela ne tienne, le résultat tient tout de même ses promesses et des morceaux comme Descent To Fortress, avec son motif descendant de deux notes aux cuivres, sur plusieurs octaves successives, fortement réminiscent d’un Bernard Herrmann, permettent à Talgorn de démontrer tout son potentiel en s’appuyant sur un travail d’un impressionnisme troublant. Les instruments à vent se répondent et le motif de deux notes aux cordes sombres, comme si ces dernières s’enfonçaient dans les ténèbres à mesure que le héros descend dans les entrailles de la prison, se renforce.
Si l’atmosphère claustrophobique est admirablement rendue, Frédéric Talgorn n’en oublie pas pour autant qu’il s’agit également d’un film d’action. Dans Kick Fight, il déchaine ainsi les percussions, syncopées ou scandées, entrecoupées de trilles aux flutes et de cordes virevoltantes. Les instruments terminent des motifs que d’autres ont commencé, comme si le compositeur, par sa musique, donnait l’impression de vouloir créer un écho afin de rendre le lieu plus vaste et plus inhospitalier. Le moins que l’on puisse dire est qu’il y parvient, et de manière très efficace, y compris dans les moments de pure menace psychologique, comme lorsque des robots-caméra sur rails suspendus scrutent les éventuels rêves des prisonniers dont le directeur de prison se délecte en voyeur pervers, frustré de n’être qu’un produit du consortium carcéral (on découvrira plus tard qu’il est alimenté périodiquement par des tuyaux qui lui apportent les éléments essentiels à son « fonctionnement » et qu’il n’a aucune connaissance, par exemple, de la saveur de la vraie nourriture). Là encore, dans ces scènes quelque peu oniriques (et parfois cauchemardesques), Talgorn fait référence à Bernard Herrmann mais aussi aux impressionnistes (on reconnait d’ailleurs ici ou là l’influence de Debussy et Ravel chez le compositeur français). Aussi glauque et agressive que puisse être la partition, elle ne se départit jamais vraiment d’un fond thématique subtil. Le premier morceau (Prelude & Pursuit) synthétise d’ailleurs presqu’à lui seul la palette utilisée par Talgorn tout au long du film : le motif de la menace (six notes exposées au tuba dès les premières mesures, qui jalonneront toute la partition), le thème de l’espoir/désespoir (aux cordes hautes mais soutenues par des harmonies basses presque dissonantes), des apparitions fugaces d’un low piano quasi goldsmithien (non rythmique, cependant) et enfin le rythme syncopé des timbales pour soutenir les moments d’action. Le morceau final, Freedom, va d’ailleurs rassembler l’ensemble des éléments dans une lente montée en puissance atonale, puis tonale, avant de laisser parler le thème central, exposé triomphalement, quoique relativement brièvement comme pour laisser entendre que l’évasion de cette prison et la naissance de leur second enfant n’offrira sans doute aux héros qu’un bonheur de courte durée.