Entretien avec Kenji Kawai

Le futur et le rêve

Interviews • Publié le 06/01/2011 par

 

« Le miroir ne sert pas à faire prendre conscience de la réalité, mais à l’obscurcir. »

Saito, Ghost In The Shell: Stand Alone Complex

 

 

Sont rassemblés ici quatre entretiens avec Kenji Kawai centrés sur sa collaboration avec son compatriote Mamoru Oshii. En évoquant Patlabor 3 (que ce dernier a scénarisé), Avalon, Ghost In The Shell : Innocence ou encore Open Your Mind, le compositeur nous explique son travail avec le réalisateur ainsi que sa conception de la musique. Evidemment, à l’instar du cinéma de Oshii, la musique de Kawai se dérobe presque toujours à une interprétation rationnelle et définitive : les deux cinéastes se plaisent sans vraiment l’avouer à nous emmener vers une frontière immatérielle qu’il nous est impossible de franchir. Détenir les clés de ce monde ruinerait assurément notre plaisir mais le musicien, volontairement ou pas, se garde bien de dévoiler, et surtout d’analyser, ce qui constitue la substantifique moelle de leur collaboration vieille de plus de vingt ans. Sans doute parce que l’homme est modeste et réservé… Ce qui, quelque part, force l’admiration.

Quelle évolution y a-t-il entre Ghost In The Shell et Avalon ?

Il s’agit plutôt d’une différence marquée. On a d’un côté des instruments que j’utilise de manière récurrente comme les percussions traditionnelles, la basse ou les chœurs, et de l’autre, une image de la musique que Mamoru Oshii cherche à me transmettre. Mes instruments servent cette image, mais il voulait pour Avalon que certains morceaux soient joués par un orchestre, ce qui n’était pas le cas pour Ghost In The Shell.

 

City 13 se révèle très calme. Vouliez-vous montrer qu’Avalon n’est pas un film d’action ?

Pour cette scène, nous voulions que la musique sonne comme une introduction. Beaucoup de musiques sont lentes dans les films de Mamoru Oshii et il voulait que les morceaux illustrant les phases de jeu soient unifiés pour donner une ambiance particulière.

 

Avalon

 

Beaucoup de thèmes sont joués de façon synthétique. Le monde d’Avalon est bien étrange…

Le public ne reçoit pas cette musique de film en tant que telle car notre but était de créer une atmosphère. En fait, on retrouve cette démarche dans les autres films que nous avons fait ensemble.

 

Parlez-nous de ce morceau puissant avec orchestre et chœurs qu’est Log Off

J’ai demandé à Oshii ce que je devais faire pour le thème principal et il m’a répondu : «Absolument ce que tu veux !» Il me laisse habituellement carte blanche en ce qui concerne les génériques et leur relation avec l’histoire du film. Je me suis donc mis à la hauteur du sujet.

 

On est très proche de Ash tout au long du film. Avez-vous composé spécifiquement pour elle?

En fait, il n’y en a pas spécialement pour Ash. Ce qu’on peut appeler le love theme, Voyage To Avalon, est également utilisé dans une version longue lors de la scène du concert.

 

Gray Lady et Tir Na Mban reprennent la même mélodie. Quelles sont les différences entre les deux ?

Le deuxième est joué au synthétiseur, le premier par un ensemble de cordes. C’est d’ailleurs cette dernière version qui est utilisée dans le film. Quand j’ai enregistré la musique pour le disque, j’ai pensé qu’il serait bon de créer une respiration entre la version longue de Voyage To Avalon et le générique de fin, Log In, car ce sont deux grands morceaux. J’ai donc composé Tir Na Mban très librement, d’autant que cette version alternative n’apparaît pas dans le film. A noter que c’est Mamoru Oshii qui a donné leur titre aux morceaux.

 

Nine Sisters est remarquable par sa montée en puissance.

Il fallait exprimer l’anxiété de Ash alors qu’elle recherche des informations. Mamoru Oshii voulait un chant qui se répète, de plus en plus fort, pour donner de l’ampleur à la scène. Ce fût d’ailleurs difficile à monter et mixer.

 

Avalon

 

Ash est souvent très seule : l’introspection était-elle un élément important ?

La musique accompagne souvent les scènes de vie quotidienne et se révèle très calme par rapport au reste. Malgré cela, il fallait tout de même qu’elles marquent une certaine tristesse.

 

Pourquoi avoir développé Voyage To Avalon ?

Mamoru Oshii et moi-même nous étions rencontrés avant le tournage. A ce moment, il n’avait rien décidé de précis, mais il savait qu’il tournerait une séquence de concert et il voulait donc que je compose un morceau de dix minutes environ. J’ai donc composé et orchestré la musique et écrit les paroles très librement car je n’avais pas d’autres précisions. L’anatomie du morceau est changeante, la longueur du thème étant conséquente : on trouve des parties calmes entrecoupées d’accélérations et de montées en puissance. C’est selon cette architecture que le réalisateur a monté sa séquence. En d’autres termes, la musique orchestrale n’était pas composée d’après les images comme l’a été la musique synthétique, mais ce sont les images qui se sont inspirées de la musique. Il y a donc deux méthodes de travail différentes selon les séquences et le style de morceaux.

 

Comment avez-vous composé Log In pour le générique de fin ?

Mamoru Oshii voulait une musique plutôt lente, mais j’ai fait tout le contraire : j’ai ainsi constaté que le public au Japon et à Cannes ne se levaient pas avant la fin du générique !

 

L’utilisation d’un orchestre philharmonique et de sons occidentaux est assez nouvelle pour vous…

Mamoru Oshii m’avait demandé de partir de là. Mais si les bases de la musique orchestrale sont très ancrées dans la tradition européenne, je crois que l’on peut y reconnaître mon style. Si je devais recommencer, je le ferais naturellement en injectant toujours ma propre musique.

 

Patlabor 3

 

Pour Patlabor 3, vous avez dit que le réalisateur vous a demandé une musique basée sur le bruit ?

C’est un des réalisateurs, Fumihiko Takayama, qui m’a demandé de travailler sur la musique uniquement avec des percussions car il voulait retrouver l’atmosphère des kwaidan, les vieux films d’horreur japonais. J’ai pensé qu’il était vraiment difficile de composer une musique de film concrète en n’utilisant que ces instruments, mais j’ai tout de même essayé et je me suis posé pas mal de questions ! C’est pourquoi j’ai basé la musique sur les percussions, mais j’ai fini par y ajouter des cordes et des synthétiseurs. La méthode diffère un peu de mes habitudes, mais je crois que les sons qui en résultent font partie de mon style.

 

En même temps, il y a une continuité par rapport aux deux premiers Patlabor…

Bien sûr, les trois films forment une série tout à fait homogène car ils sont d’une essence commune. Il y a parmi les ambitions artistiques de la trilogie une volonté de traduire les émotions que l’on peut ressentir lorsqu’on habite la baie de Tokyo et sa région. Ces émotions sont très nuancées et peuvent survenir et changer de manière complètement irrationnelle chez l’humain : cela peut aller de la simple tristesse à un profond sentiment de solitude, en passant par l’impression que le monde qui nous entoure est absurde. Mamoru Oshii et moi-même avons grandi dans cette région et nous ressentons les mêmes choses à propos de notre vie là-bas. Ces sentiments trouvent donc une nouvelle résonance dans WXIII Patlabor 3, même si ce film n’a pas été réalisé par Mamoru Oshii.

 

Vous avez beaucoup utilisé les percussions. Pourquoi cet instrument sied-il à l’ambiance du film ?

En fait, j’utilise les percussions depuis assez longtemps : j’en utilisais déjà pour les films animés Patlabor destinés au marché de la vidéo et c’était avant le film qui est sorti au cinéma. J’ai fait beaucoup de recherches de sons et j’ai établi des modules dans lesquels je marie certaines percussions avec d’autres pour créer un univers sonore cohérent et caractéristique de Patlabor. Dans un premier temps, les synthétiseurs sont mes premiers outils de travail quand je commence à travailler avec Mamoru Oshii car ils nous aident à orienter notre approche commune. Ce fût une chance de pouvoir travailler ainsi au début de notre collaboration. Maintenant que nous nous connaissons bien, je peux rapidement commencer à travailler avec de nouveaux outils, autrement dit avec de nouveaux instruments, et donc ajuster mon approche.

 

Patlabor 3

 

Utilisez-vous des rythmes spécifiques ?

Non, je ne décide pas d’un rythme spécifique sur lequel baser ma composition. Lorsque je compose de la musique pour un film, l’image est ma seule référence.

 

Dans le tout premier morceau, Title, les percussions vont à un rythme lent…

Oui, c’est une manière de débuter le film en donnant un certain impact à cette scène. Il fallait marquer le spectateur en utilisant le mystère, d’autant que le troisième épisode se démarque des deux premiers au niveau de l’intrigue.

 

Dans le film, un des enquêteurs est attiré par une femme scientifique. Alors que l’on ne la connaît pas encore, votre musique parle déjà d’elle lorsqu’on la voit pour la première fois…

Cela s’explique en un mot : amour. Je peux également dire, même si c’est difficile à expliquer, que j’ai essayé de sous-entendre certaines choses, entre autres que l’histoire se terminerait tragiquement en ce qui concerne ce personnage. Comme je le disais plus tôt, plusieurs émotions se mélangent et un morceau peut traduire plusieurs sentiments et avoir plusieurs sens.

 

Est-ce une thématique idéale pour composer une belle et triste musique ?

Je crois que les hommes sont séduits par les femmes et qu’ils seront toujours attirés par elles. Je le suis également et elles seront toujours une source d’inspiration pour moi !

 

Il y a un élément nouveau dans l’univers de Patlabor : le Déchet n°13…

J’ai utilisé un instrument qui était tout nouveau pour moi et qui possède un son très spécial. C’est une percussion indonésienne que j’ai trouvée dans une boutique d’instruments de musique ethniques. Lorsque j’ai commencé mes recherches sur cet instrument, je me suis rappelé les difficultés que j’avais rencontrées quand je jouais d’autres percussions indonésiennes pour Ghost In The Shell en 1995. Le meilleur endroit que j’avais déniché pour en tirer le meilleur son était à l’entrée de mon studio, juste devant le palier, alors que les bruits de circulation se faisaient entendre de l’extérieur ! Je peux vous dire que l’enregistrement fût un vrai casse-tête !

 

Patlabor 3

 

Comment avez-vous traduit le danger provenant du Déchet n°13 ?

Par une méthode que je crois à la fois simple et originale : j’ai adopté un rythme simple et assez plat en vérité, un son de percussions grave et lourd. De plus, j’ai voulu que les cordes jouent en mode mineur pour éviter justement de m’orienter vers une musique de monstre typique.

 

Pouvez-vous expliquer l’utilisation de la Sonate pour Piano N°8 de Beethoven ?

C’est Fumihiko Takayama qui a prévu l’utilisation de ce morceau. Il voulait établir un rapport très fort entre ce qui se passe à l’écran et la fille de Saeko Misaki, la scientifique, qui le jouait cette sonate.

 

Avec The Last Rain, la fin est très triste mais il y a une certaine sobriété dans la narration.

Le spectateur comprend tout à ce point de l’histoire. J’ai pensé que je n’avais évidemment pas besoin de trop en rajouter moi-même avec la musique : il fallait exprimer pleinement les émotions sans déborder de l’image sur laquelle se termine la scène.

 

Quelles idées vouliez-vous traduire dans The Ending ?

J’ai classiquement repris des éléments musicaux déjà entendus au cours du film comme pour rappeler au spectateur les enjeux de l’histoire. C’est une démarche commune de la musique de film. J’ai juste ajouté un sextuor de voix féminines, ma touche personnelle en quelque sorte.

 

La notion du temps est différente sur un film d’animation que sur un film en prises de vue réelles ?

Les techniques développées pour les films d’animation sont beaucoup plus performantes à présent. Dans Innocence, la notion de temps est plus poussée car le nombre d’images produites a augmenté et l’action est mieux découpée. Mais la gestion du temps est déjà très particulière sur un film de Mamoru Oshii. Dans Patlabor, j’ai souvent utilisé les changements de rythme pour accompagner la scène d’introduction par exemple, selon qu’il y a de l’action ou du suspense. De manière générale, j’obéis au réalisateur qui me demande d’accompagner avec intensité une scène d’action, mais sur Ghost In The Shell, ce sont plutôt les sentiments qui m’ont guidé, même lorsqu’il s’est agit de mettre en musique la scène de poursuite dans le marché par exemple.

 

Ghost In The Shell 2: Innocence

 

Vous avez travaillé sur quelques suites comme Patlabor, Ring ou Ghost In The Shell…

Je dois avant tout obéir au réalisateur et servir le film, mais le fait de me succéder pour une suite m’incite à reprendre les mêmes matériaux : je garde les atmosphères et les sons que j’ai utilisés précédemment et j’essaye de prolonger cet univers et de rendre mon travail encore meilleur. C’est en cela que je considère les suites des films également comme les suites de ma musique. Même si Hideo Nakata m’a laissé quelques libertés, il n’y a que peu de musique dans Ring 2, j’ai donc prolongé et essayé de soigner l’univers du film sur le disque. En fait, les morceaux entendus sur le disque sont beaucoup plus longs que dans le film : j’ai composé des suites musicales avec les morceaux destinés au film, liés par des transitions. De manière générale, ma musique s’épanouit plus lorsque j’ai l’occasion de sortir un disque.

 

Innocence a divisé la critique à cause de son scénario plutôt hermétique. Quelle est votre opinion ?

Les réactions furent les mêmes au Japon : soit les gens détestaient, soit ils adoraient. Mamoru Oshii a conseillé en conférence de presse de se laisser porter par les images sans lire les sous-titres car même le public japonais avait du mal à suivre les dialogues et ce qui se passait à l’écran : le temps de réfléchir à une scène arrivait une autre scène aussi difficile à comprendre ! Vous savez, la base de l’histoire de Innocence est très simple en fait. C’est surtout au niveau des dialogues que les choses se compliquent.

 

A quel moment de la production êtes-vous intervenu ?

J’ai composé uniquement d’après les images. Nous n’avons pas appliqué la même méthode que pour Avalon où j’avais composé certains morceaux avant le tournage. Mamoru Oshii m’a envoyé un pré-montage et j’ai composé en commençant par le tout début et quasiment dans l’ordre chronologique.

 

La musique devait-elle, comme le film, être aussi plus sophistiquée, techniquement parlant ?

La musique ne devait pas absolument être plus sophistiquée car il était question, selon les souhaits de Mamoru Oshii, d’utiliser les mêmes procédés et instruments que dans Ghost In The Shell, c’est à dire le minyo – un chant traditionnel japonais – et le taiko qui est une percussion traditionnelle.

 

Quelles étaient les directives à suivre ?

A part le chant minyo et les percussions, Oshii m’a demandé de composer une musique beaucoup plus dynamique. Je parlais des sentiments tout à l’heure et c’est ce sur quoi je me suis concentré. Je devais exprimer avec plus de force le sentiment de quelqu’un qui a été tué et dont l’âme ne repose pas en paix car elle est emplie d’un fort sentiment de haine contre le monde des vivants. C’est un sentiment assez compliqué à expliquer car typiquement japonais ; c’est une thématique que l’on retrouve souvent dans les vieux contes comme les kwaidan.

 

Ghost In The Shell 2: Innocence

 

Pourriez-vous traduire les titres des pistes 2, 7 et 10 qui sont écrits en japonais sur le disque ?

C’est assez difficile car le premier des trois se réfère à ce sentiment de haine dont je parlais. Pour la piste 2, Kugutsu Uta – Uramite Chiru, pourrait se traduire par La Marionnette – Sa Haine Se Fane. Kugutsu Uta – Arayo Ni Kami Tsudoite par La Marionnette – Les Dieux se réunissent dans le Réseau (piste 7) et Kugutsu Uta – Kagerohi Ha Yomi Ni Matamuto par La Marionnette – Le Mirage attendra dans l’Au-Delà (piste 10).

 

Quelles percussions avez-vous utilisées ?

J’ai utilisé plusieurs types de percussions traditionnelles japonaises, dont le ojimedaiko et le nagadodaiko par exemple, ou encore le suzu, une cloche utilisée dans La Marionnette et Follow Me. Mais ce serait trop long de vous les citer toutes ! Je voudrais tout de même citer les musiciens qui ont essayé de tirer le meilleur parti de ces instruments : ce sont Hiroshi Motofuji, Shiro Ito et Yuki Sugawara. Ils ont beaucoup de mérite car ils se sont physiquement investis pendant les enregistrements ! Les réalisateurs comme Hideo Nakata et Mamoru Oshii aiment beaucoup le mélange des sonorités. Je fonctionne forcément d’après leurs suggestions, mais travailler avec des chants, des instruments traditionnels et l’électronique est un moteur pour moi, c’est quelque chose qui me nourrit et favorise la création.

 

Est-ce que toutes ces percussions passaient par la porte de votre studio ?

En fait, je n’ai acheté que ce qui pouvait passer, les plus grosses ont été empruntées ! Nous avons également utilisé, en plus du studio Aube, le studio Kawaguchiko, également pour l’enregistrement des cordes, le mixage de la musique en 5.1 et les pauses ping-pong !

 

Pourquoi aimez-vous travailler sur les instruments traditionnels ?

Dans un entretien à propos de Dark Water, j’ai montré au journaliste le water drum, un instrument artisanal étrange que j’ai découvert par hasard dans une boutique. Il produit un son très spécial que j’ai beaucoup utilisé dans Dark Water et dans les deux premiers Ring également. C’est un son que l’on peut obtenir avec un synthétiseur, mais je préfère utiliser l’instrument fabriqué artisanalement car il offre des nuances infiniment plus nombreuses quand on sait le manipuler. C’est important pour moi d’avoir ce contact avec ce genre d’instruments.

 

Ghost In The Shell 2: Innocence

 

Pouvez-vous nous rappeler quelle langue est utilisée par les chœurs de Innocence ?

Il s’agit du japonais ancien utilisé jusqu’à il y a mille ans. Les paroles que j’ai écrites sont difficilement compréhensibles lorsqu’on les écoute. Même un Japonais aura du mal car la prononciation est très différente du langage actuel, mais si l’on écrit ces paroles avec les signes kanji (l’alphabet importé de Chine au VIIème siècle après JC – NDLR), elles deviennent lisibles par tous les Japonais. C’est Mamoru Oshii qui m’a demandé d’utiliser le japonais ancien car cela créait un mystère autour du discours et donc de la signification du film.

 

Quelles recherches avez-vous faites en ce qui concerne les voix ?

Pour le début des pistes 2 et 7, j’ai travaillé avec trois chanteuses, Yoshiko Ito, Taeko Shimizu et Kazumi Nishida, dont j’ai superposé plusieurs fois les voix au mixage. C’est ensuite un chœur de soixante-quinze femmes qui a été enregistré au Bunkyo Civic Hall. Ce chœur est pour Mamoru Oshii et moi quelque chose de très important car nous l’avons formé spécialement pour le film : nous voulions une sonorité particulière pour les chants et ce chœur qui l’a produit est en quelque sorte un trésor pour nous.

 

Chez Oshii, la musique atmosphérique, est-ce une manière de perdre le spectateur ?

Il est vrai que j’utilise souvent le même procédé et il est possible que l’effet dont vous parlez se produise. Je pars de la même base mais j’essaie de différencier les ambiances et les sonorités selon le métrage ; elles ne sont pas exactement les mêmes dans Ghost In The Shell, Avalon et Innocence. La démarche relative à ce style de musique est de laisser le spectateur appréhender la scène selon sa propre sensibilité, puisque chacun a une vision unique : privilégier des sons peu définis et une texture par rapport à une mélodie libère l’imagination. Par contre, un thème reconnaissable, surtout s’il est puissant, fait une description immédiate de la scène et guide le spectateur dans son appréhension et son interprétation. Il y a donc un jeu entre les scènes fortes avec une mélodie identifiable et les scènes atmosphériques avec une musique plus texturée.

 

Ghost In The Shell 2: Innocence

 

A propos des morceaux The Doll House I et The Doll House II, quel instrument avez-vous utilisé ?

Il s’agit d’une énorme boîte à musique fabriquée tout spécialement d’après la mélodie que j’avais composée; ce modèle appelé Orpheus produit quatre-vingt notes et a été construit au Japon par Sankyo Shoji, une entreprise spécialisée dans la fabrication de ce type d’instruments. Nous l’avons enregistrée une première fois en studio puis nous avons installé un système d’enceintes multiples dans le Oya Stone Museum, une carrière aménagée qui sert de galerie d’exposition et qui est devenue également un site touristique. Je lançais la lecture et supervisais l’enregistrement dans un camion relais équipé d’un système audio et vidéo, notamment d’une table de mixage de quarante-huit pistes. Ce dispositif a permis d’obtenir de la réverbération sur le son de cette boîte à musique en le ré-enregistrant dans cet endroit, grâce aux échos que produisaient les murs, alors qu’un studio d’enregistrement classique est traité acoustiquement pour qu’il n’y ait aucune réverbération. C’est la première fois que j’utilise ce procédé et il n’aurait pas été possible d’obtenir un tel son autrement : le son d’une boîte à musique, même celle-ci, est trop faible pour être enregistré directement dans un tel endroit; il fallait donc l’amplifier afin que la musique circule et emplisse complètement la salle.

 

Quelle place occupent les cordes dans votre univers ?

Je travaille toujours avec la même formation qui s’appelle Uchida Strings. Je crois que je ne les utilise pas comme un musicien peut le faire habituellement. C’est vrai que leur rôle est un peu spécial car la manière de les enregistrer et de les mixer relève d’une technique qui m’est personnelle. Je pense que cela vient de mon passé musical ainsi que de l’influence des musiques que j’écoute depuis que je suis jeune. Pour Innocence, j’ai également beaucoup travaillé avec Kazuhiro Wakabayashi, le directeur du département son, sur les parties synthétiques qui sont souvent en adéquation avec les cordes. Je suis surtout attaché aux percussions; elles sont la base de la musique pour Ghost In The Shell avec le taiko en tête. Les percussions traditionnelles sont également la base pour Innocence, notamment sur la suite La Marionnette. J’ai d’abord composé un rythme avec les percussions principales pour former la structure du morceau sur laquelle les chœurs ont chanté. J’ai ensuite ajouté des percussions secondaires pour dynamiser le chant et lui donner plus de force. Ce fut un travail de longue haleine, mais j’étais aidé par trois petits génies du mixage qui sont Kyohei Kukushiro, Takasho Ohashi et Shun Hatano. Comme c’était l’hiver, nous sommes sortis à la fin du mixage après une tempête et nous nous sommes roulés dans la neige afin de nous rafraîchir !

 

Pouvez-vous nous parler des deux chansons River Of Crystals et Follow Me ?

C’est le producteur du film, Toshio Suzuki, qui a choisi d’utiliser ces chansons, décision qui a été approuvée par Mamoru Oshii et moi-même. On entend River Of Crystals dans le film en tant que musique source – Batou écoute la radio en pensant au major Motoko Kusanagi – dont j’ai composé la musique et dont les paroles sont de Miu Sakamoto, la fille de Ryuichi Sakamoto. Quant à Follow Me, elle figure au générique de fin ; ses paroles sont de Herbert Kretzmer et Hal Shapey et la musique est de Joaquin Rodrigo. Ces deux chansons sont interprétées par la chanteuse Kimiko Itoh, par les percussionnistes Yuki Sugawara et Shiro Ito ainsi que par Shin Kazuhara à la trompette, Toru Kase à la basse et Fumito Hirata au piano. Elles évoquent les souvenirs que l’on peut avoir d’une personne disparue, mais aussi de la solitude en général.

 

Open Your Mind

 

Kenji Kawai a accompagné son acolyte rêveur et visionnaire à l’Exposition Universelle qui s’est tenue au Japon de mars à septembre 2005. Entièrement créée sur le thème de «la sagesse de la nature», l’Expo Aïchi 2005 rassemblait technologie et écologie, le tout promouvant le développement durable. Précisément au fait des innovations technologiques, Mamoru Oshii se fît également chantre de la défense de la nature en réalisant trois courts-métrages d’animation projetés au sein de ce que l’on pourrait appeler la plus grande installation vidéo jamais réalisée jusque-là.

 

En effet, Oshii a imaginé un écran au sol de 600m² pour projeter son triptyque en images de synthèse totalisant trente minutes. L’installation comprenait également des écrans placés sur les murs, le long d’une coursive qui permettait de faire le tour du pavillon et de prendre de la hauteur par rapport à la «scène». Outre l’impressionnant arsenal technologique, c’était la recherche dans la mise en scène qui interpellait. La mise en place de quelques 140 statues autour de l’écran principal et d’une statue suspendue au-dessus de ce dernier était aussi le fruit de l’imagination de l’auteur de Jin-Roh, dont l’œuvre est parsemée de figures emblématiques qui s’étoffent autour de sa fascination pour la poupée en tant que représentation que l’humain se fait de lui-même et pour le chien qu’il estime au plus haut point au niveau affectif et social. Dans son pavillon appelé à l’origine The Awakening Ark, Mamoru Oshii a consacré le premier volet aux poissons et le deuxième aux oiseaux, mettant en évidence par l’image les liens qui existent entre la faune et leur élément, tandis que le troisième volet abordait la place de l’homme sur notre planète.

 

Alors qu’un DVD est disponible en import, Kawai a eu l’honneur de voir sa musique éditée – également en import – ce qui nous permet d’apprécier la démarche qu’il avait entamée avec Ghost In The Shell : Innocence, c’est-à-dire l’écriture d’une suite musicale en trois parties. C’est donc avec une liberté de ton réjouissante qu’il a composé trois longs clips, faisant la part belle au minyo, ce chant traditionnel qui a commencé à nous hanter dès 1995. Les percussions également entendues dans Innocence sont évidemment mises en avant et la longueur des séquences (chacune dure environ neuf minutes) a permis de développer un concept qui se situerait entre la suite musicale et l’opéra. On est très loin de la structure habituelle d’une chanson, même si les thèmes en héritent leur capacité d’accroche immédiate, car tout se fait dans la continuité, sans couplet ni refrain, et le chant est mis en valeur par des introductions, des accalmies, des thèmes instrumentaux et s’en trouve donc développé jusqu’à un niveau rarement atteint.

 

Open Your Mind

 

Techniquement, comment votre musique a-t-elle été diffusée durant la projection ?

Nous avons utilisé douze haut-parleurs répartis sur les murs, deux autres fixés au plafond à vingt mètres de haut ainsi que deux caissons de basse. Ce système d’enceintes fût assez délicat à utiliser car il n’y avait pas de stéréo à proprement parler et la précision de l’espace sonore conditionnait la clarté de la musique dans son ensemble et des instruments en particulier. Le but ultime était de garder une cohérence sonore quel que soit l’endroit où l’on se trouvait dans le pavillon.

 

Les éléments de l’eau et de l’air sont très présents dans Open Your Mind. Est-ce un hymne à la vie ?

Je ne pourrai faire que des suppositions car personne ne décrypte vraiment les intentions artistiques de Mamoru Oshii. Tout ce que je peux dire est que Open Your Mind n’est pas exactement comme un hymne à la vie, mais il y a un certain discours, même un avertissement, sur la race humaine qui s’acharne à détruire la nature.

 

Ce thème vous a-t-il inspiré ?

Lorsque Mamoru Oshii m’a parlé du concept, le sujet lui-même a évidemment capté mon intérêt car je suis véritablement amoureux de la nature. Toujours est-il que j’ai dû faire mon propre chemin dans la réflexion : ma sensibilité m’a aidé à comprendre certaines choses et à me faire une idée du concept global car le système de projection des images ne fût achevé que juste avant le début de l’exposition. De toute manière, je dois avouer encore une fois que je ne comprends jamais à 100% le travail de Mamoru Oshii, surtout quand on est encore au stade de la pré-production.

 

Quelles ont été les particularités de composer pour ce genre de séquences ?

Je dois dire que ce fût assez difficile pour moi. Ce projet avait de spécial qu’il s’agissait d’une exposition d’envergure internationale, visitée par des gens de tous pays dont bon nombre ne connaissait pas les travaux antérieurs de Mamoru Oshii. Il fallait absolument que je compose en gardant ceci à l’esprit car la musique devait être facile d’écoute et moins opaque que les intentions profondes des images.

 

Open Your Mind

 

Le montage de ces longues séquences devait être moins contraignant que celui d’un film ?

Il est vrai que l’écriture fût confortable de ce point de vue. Mais j’ai l’habitude de composer entièrement à partir des images et pour le coup, j’avais peur de ne pas être assez doué pour composer avant la finalisation des images. Cela doit vous semblez bizarre d’entendre ce genre de discours, mais je vous dis cela parce que j’ai une âme d’artisan, je ne me considère pas comme un véritable artiste.

 

Pouvez-vous nous dire quel but visait Mamoru Oshii avec ce dispositif ?

En parlant de dispositif, je tiens à signaler qu’il y avait beaucoup de moyens consacrés à la sécurité, comme dans tous les pavillons de l’exposition d’ailleurs. Mais il se trouve que Mountain Of Dreams a bénéficié de moyens supplémentaires : Monsieur Oshii lui-même participait activement à la sécurité de son installation ! Pour en revenir à ses intentions, je dirai encore une fois qu’elles étaient parfois assez floues. Il disait qu’il voulait organiser une cérémonie… en sachant très bien qu’il était seul à comprendre ce qu’il disait ! Mais il n’y avait pas de connotation religieuse dans ses propos, ou alors c’est une religion oshiienne !

 

Vous avez utilisé le chant minyo comme pour Ghost In The Shell. Quel est le sens des paroles ?

En fait, il s’agit des mêmes chanteuses que pour Ghost In The Shell car j’aime beaucoup travailler avec elles. 139 statues de chiens, d’oiseaux et de poissons ont été disposées autour de l’écran central qui se trouve au sol ; elles sont importantes et sont des figures récurrentes dans l’œuvre de Mamoru Oshii. Les paroles révèlent le regard que portent ces entités sur la société formée par les humains : les chanteuses minyo se font donc la voix de ces animaux qui, espèrent-ils, sera entendue par Pan, la déesse qui se trouve au-dessus d’eux.

 

Open Your Mind est très spirituel mais on peut également voir dans le troisième segment des brins d’ADN. Est-ce à dire que la vie de l’Homme est le résultat de ses croyances et de la technologie ?

C’est une question difficile. J’ai entendu Mamoru Oshii dire qu’il voulait que les spectateurs ressentent l’importance de l’ADN dans la psychologie humaine. C’est peut-être pour cela que le film s’appelle Open Your Mind : afin que l’on ouvre notre esprit à ce dont nous sommes faits. Mais selon moi, notre vie ne doit pas être guidée uniquement par la religion et la technologie. Ce qui compte chez une personne est son esprit car chaque être humain a sa propre identité et c’est cela qui est important.

 

Open Your Mind

 

Entretiens réalisés par Sébastien Faelens

Transcription : Sébastien Faelens

Traduction : Eric Roche & Sachiko Kobayashi (Paris Assistant), Emi Okubo & Sébastien Faelens

Remerciements à Emi Okubo pour sa disponibilité et à Kenji Kawai pour sa gentillesse et son talent

Sébastien Faelens