Henry Mancini (1924-1994)

50 Maîtres de la Musique de Film

Portraits • Publié le 22/05/2020 par

UnderScores se propose de dessiner dans cette série les portraits de 50 maîtres de la musique de film, de la glorieuse génération des compositeurs hollywoodiens du passé à ceux d’une époque plus récente, sans négliger les grandes figures de la nouvelle vague européenne. Bien sûr, c’est aussi l’occasion d’aborder des personnalités plus atypiques, loin du feu des projecteurs, mais qui se révèlent tout aussi indispensables.

Henry Mancini a su très vite se dégager des contingences du gros son hollywoodien en puisant son inspiration dans le jazz de la West-Coast, la Bossa Nova brésilienne et la vague de l’Exotica. Autodidacte repenti, c’est avant tout un immense mélodiste plutôt qu’un compositeur issu de la grande tradition des masses orchestrales tonitruantes. Ses compositions aux structures répétitives et aux timbres détachés recèlent des thèmes fameux, qui se développent par circulation instrumentale, du saxophone à la flûte ou au xylophone. Le jazz lui convient, car il favorise le solo instrumental et la libération énergique dans des accords minimaux et exubérants. Un style particulièrement efficace sur les génériques d’ouverture, qui demeurent sa grande spécialité. Dans les années 60, bénéficiant d’une haute renommée dans le milieu du cinéma, il n’a pas hésité à mettre en avant auprès des producteurs la musique de Quincy Jones (sur le film Mirage) ou celle de Michel Legrand à qui il confie la composition du célèbre The Thomas Crown Affair (L’Affaire Thomas Crown).

 

Né à Cleveland de parents immigrés italiens, Mancini entame des leçons de piano à l’âge de douze ans et commence à jouer du fifre avec son père sur des scènes de la communauté catholique italienne. Après des études classiques, il intègre la prestigieuse Juillard School en 1942 à New-York. Sa passion pour le cinéma commence après avoir vu The Crusades (Les Croisades) de Cecil B. De Mille, mis en musique par Rudolph G. Kopp. Après la guerre, il débute tout d’abord au sein du swinguant Glenn Miller Orchestra, puis dans l’arrière-boutique d’Universal, composant principalement de la « stock music » : des morceaux d’ambiance hétéroclites destinés à être librement utilisés par les réalisateurs sans que le nom du compositeur ne figure au générique. C’est avec le film à suspense Man Afraid (L’Emprise de la Peur – 1957), réalisé par Harry Keller, que Mancini commence à se faire une réputation. Un score tendu, où on perçoit déjà une grande maîtrise des différents pupitres de l’orchestre, comme le piano joué en ostinato, la timbale, les cuivres et les cordes. La consécration arrive en 1958 avec Touch Of Evil (La Soif du Mal – 1958) réalisé par Orson Welles, célèbre pour son long plan-séquence d’ouverture dans lequel Mancini délivre une composition jazz tonitruante, fortement marquée par les rythmes afro-cubains.

 

Henry Mancini

 

En 1958, il signe une très belle chanson aux accents impressionnistes, interprétée par Julie London, pour le mélodrame d’Harry Keller Voice In The Mirror (Une Voix dans le Miroir). Affilié jusque-là au studio Universal, il devient indépendant et croise le chemin de Blake Edwards à l’occasion de la série policière Peter Gunn (1958). Pour le générique, il compose un célèbre motif de walking bass, véritable modèle d’efficacité, qui sera repris par de nombreux groupes de jazz et même de métal. La formation instrumentale s’apparente d’ailleurs plus à une fanfare de rock : quatre trombones, quatre trompettes, quatre cors, un saxophone solo, accompagné d’une basse et d’un piano. Suite à ce succès, il entame avec le réalisateur une collaboration fructueuse qui s’étalera sur trois décennies. La « Mancini Touch », à la lisière parfois de la lounge à cocktail, conjugue à merveille l’aspect mélodique profond des sentiments, allié à un sens de l’humour et de la dérision. L’une des plus célèbres partitions est Breakfast At Tiffany’s (Diamants sur Canapé – 1961), avec Audrey Hepburn, qui interprète à la guitare la douce chanson Moon River. En association avec le parolier Johnny Mercer, Mancini compose d’autres célèbres chansons de films, comme le thème choral de Days Of Wine And Roses (Le Jour du Vin et des Roses – 1962). Grâce aux reprises par des chanteurs comme Frank Sinatra et surtout Andy Williams, ses chansons sont largement popularisées et récompensées.

 

En 1962, avec le thriller Experiment In Terror (Allô, Brigade Spéciale) de Blake Edwards, Mancini innove dans la conception du thème principal. Tourné dans un noir et blanc très contrasté, le film raconte l’histoire d’une jeune femme harcelée par un psychopathe qui veut la forcer à cambrioler la banque où elle travaille. Plutôt que d’utiliser un orchestre classique ou une formation de jazz comme il était courant de le faire à l’époque, Mancini opte pour une approche plus chambriste, reposant sur les timbres sonores. Un thème caverneux, apparenté à celui de l’assassin joué sur un rythme binaire de basse électrique, avec un accompagnement à l’autoharpe. Ce morceau, qui illustre superbement bien le climat nocturne urbain, aura certainement influencé un réalisateur comme David Lynch, mais aussi John Barry, le compositeur de The Ipcress File.

 

Henry Mancini

 

Mais son thème le plus connu reste The Pink Panther (La Panthère Rose – 1963), joué au saxophone ténor par Plas Johnson. Pastiche du film noir, cette mélodie goguenarde a laissé une empreinte indélébile dans les écoles de musique du monde entier, et même Bill Clinton en personne a eu l’occasion de l’interpréter durant sa présidence. Ce motif qui accompagne les gaffes de l’inspecteur Clouseau, joué par l’inénarrable Peter Sellers, réapparait sur les nombreuses suites jusqu’au dernier opus, Son Of The Pink Panther (Le Fils de la Panthère Rose – 1993). Inspiré par le jazz de La Nouvelle-Orléans, Mancini cultive également l’art du burlesque dans The Great Race (La Grande Course Autour du Monde – 1965). On retiendra tout particulièrement les cuivres narquois de l’excellent Push The Button, Max!, un assemblage astucieux de saxophone et de cor baryton accompagnés au banjo et au piano miniature. Ce thème accompagne comme une sorte de running gag, les inventions catastrophiques de Fatalitas (Jack Lemmon) et de son assistant Max (Peter Falk). The Party (La Party – 1968), inspiré par l’univers burlesque de Jacques Tati, mérite aussi le détour ne serait-ce que pour Nothing To Lose, un oasis de douceur aux accents Bossa Nova, chantée suavement à la guitare par la française Claudine Longet.

 

Le compositeur a aussi développé une collaboration solide avec Stanley Donen sur Charade (1963) et Two For The Road (Voyage à Deux – 1967), qui comprend la participation du violoniste Stéphane Grappelli. On retiendra également Arabesque (1967) et son thème-générique gorgé de percussions exotiques, joué par le fameux Shelly Manne. Avec Hatari! (1962), réalisé par Howard Hawks, Mancini, très inspiré, s’aventure en terre d’Afrique en écrivant une partition exotique qui fait la part belle aux cuivres (trombone, cor, saxophone) et aux percussions natives (tambours, chekeré, mbira…) Le morceau le plus célèbre est le fameux Baby Elephant Walk joué à la clarinette et rythmé par un calliope électrique, qui intervient au moment de la baignade des éléphants. Un thème largement utilisé, même encore aujourd’hui, sur l’habillage sonores des émissions TV humoristiques. Vers la fin du film, on notera aussi la reprise de ce thème dans une version plus énergique gonflée par des cuivres pétaradants, morceau qui n’aura sans doute pas laissé insensible Danny Elfman, le futur compositeur de la série The Simpsons. Il faut d’ailleurs ajouter que Mancini a magnifiquement développé toutes les formes cinématographiques de la clarinette. Sa grande force a été de préserver, quelle que soit la configuration, à la fois le dépouillement de l’instrument mais surtout sa mobilité et sa motricité. Un compositeur comme John Williams, qui fut à une époque l’un de ses pianistes, sera grandement influencé par cet apport, sur des partitions comme Catch Me If You Can et The Terminal.

 

Henry Mancini

 

En 1967, avec le huis-clos palpitant de Terence Young Wait Until Dark (Seule dans la Nuit), Mancini compose l’une de ses musiques les plus inventives. Toujours à la recherche d’une sonorité particulière pour caractériser ses musiques, il compose un motif répétitif inquiétant pour deux pianos Baldwin, l’un accordé normalement, et l’autre en quart de tons, ce qui apporte cette légère discordance au niveau de la sonorité. Sur le thème principal, le climat de terreur est renforcé par une instrumentation difficilement identifiable. Un motif sifflé, doublé par un piccolo est ensuite repris au clavecin électrique, à la guitare électrique et au sitar. L’ensemble est accompagné de cordes sombres, d’un synthétiseur Novachord, et d’un orgue à bouche d’origine chinoise, le sheng. En 1971, avec The Night Visitor (Le Visiteur de la Nuit) de László Benedek, il revient aux ambiances anxiogènes en accompagnant l’amertume de Salem (joué par Max Von Sydow), accusé d’un meurtre. Aux frontières de l’atonalité, la partition reste sans doute l’une de ses plus expérimentales, où son style si caractéristique est aussi le moins identifiable.

 

Dans les années 70, Mancini, toujours très actif, compose un très beau thème mélancolique, d’influence russo-italienne, pour I Girasoli (Les Fleurs du Soleil – 1970) de Vittorio de Sica. Un motif qui rencontrera un grand succès au Japon. En 1972, Alfred Hitchcock fait appel à lui pour son thriller londonien Frenzy (1972). Le réalisateur souhaitait une partition très différente de ses collaborations précédentes avec Bernard Herrmann, résolument plus pop et moderne, à l’image de son film, beaucoup moins stylisé qu’à l’accoutumé. Après avoir entendu sa musique écrite pour le générique, Hitchcock le remercia poliment, lui déclarant que s’il voulait du Herrmann, il aurait directement fait appel à lui ! Écrit pour orgue et grand orchestre, dans un style post-baroque, il faut reconnaître que l’ensemble est plutôt boursouflé et fonctionne assez mal sur les images.

 

Avec plus ou moins de réussite, Mancini essaye de sortir de son style de prédilection en abordant d’autres thématiques musicales : le folklore irlandais avec The Molly Maguires (Traître sur Commande – 1970) ou la musique des eskimos de l’arctique dans The White Dawn (L’Aube Blanche – 1974). Mais c’est encore sur un polar mineur comme 99 And 44/100% Dead (Refroidi à 99 % – 1974), composé dans la pure tradition du jazz groove des 70’s, qu’il convainc le plus. Au niveau mélodique, on le sent un peu à court d’idées musicales sur des films comme Who Is Killing The Great Chefs Of Europe? (La Grande Cuisine – 1978), Nightwing (Morsures – 1979) ou Mommie Dearest (Maman Très Chère – 1981), même si le raffinement de la matière orchestrale et des couleurs sonores témoigne toujours autant d’un souci de la belle ouvrage.

 

Henry Mancini

 

En 1982, il fait un retour remarqué avec la comédie musicale Victor, Victoria (1982) de Blake Edwards, qui comprend de nombreuses chansons interprétées par Julie Andrews. Le film sera même monté sur la scène de Broadway avec un certain succès, enrichi de nouvelles compositions écrites par Mancini peu avant sa disparition. Sa participation sur Lifeforce (1984), est en revanche plus ironique. Réalisé par Tobe Hooper, ce petit film de science-fiction et d’épouvante qui surfe sur la vague d’Alien et de The Thing vaut surtout pour la qualité de ses effets spéciaux et la présence sculpturale de Mathilda May. On sent aussi le compositeur moins à son aise lorsqu’il s’agit d’écrire pour une formation d’envergure telle que le London Symphony Orchestra. La musique aérienne pour voix et orchestre qui accompagne la longue séquence spatiale à l’intérieur de la comète témoigne néanmoins d’une certaine ambition. Pour se justifier d’avoir collaboré à cette « damn thing », comme il le dit lui-même, Mancini se réfère d’ailleurs à ce passage, évoquant pour lui la possibilité de composer la partition d’un véritable ballet cosmique.

 

En 1994, le réalisateur Tim Burton souhaitait lui confier la partition d’Ed Wood, un biopic très inspiré sur « le plus mauvais réalisateur de tous les temps ». Mancini, emballé par le projet, fut malheureusement emporté peu de temps après par la maladie sans avoir eu le temps de composer une seule note. On se souvient d’ailleurs que c’est dans le répertoire de la série B horrifique qu’il a fait ses premières armes, en collaborant notamment avec le talentueux Herman Stein, qui deviendra son conseiller musical sur des films comme It Came From Outer Space (Le Météore de la Nuit – 1953), Creature From The Black Lagoon (L’Étrange Créature du Lac Noir – 1954) et Tarantula! (1955). Son successeur sur Ed Wood, Howard Shore, lui rendra un bel hommage en reprenant certaines de ses idées orchestrales pour la musique du film.

 

 

À écouter : Breakfast At Tiffany’s (Intrada), Wait Until Dark (Film Score Monthly), Hatari! (Intrada)

Julien Mazaudier
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