Stelvio Cipriani (1937-2018)

Le compositeur italien disparait à l’âge de 81 ans

Portraits • Publié le 05/10/2018 par

« J’ai une chose en commun avec Wagner, nous avons tous les deux écrit une tétralogie : lui celle des Nibelungen, moi celle de La Polizia ! » De notre côté des Alpes, on pourrait sans trop de scrupules réduire la notoriété du malicieux Stelvio Cipriani à une poignées de titres sommairement choisis et quelques réutilisations plus ou moins récentes de certains de ses thèmes (par Quentin Tarantino ou François Ozon notamment), quitte à passer bêtement à côté d’une vie autrement plus passionnante, faite d’opportunités qu’il a su saisir fermement.

 

Rien, d’abord, ne le prédestinait à une carrière musicale. Né le 20 août 1937 à Rome, d’une mère couturière et d’un père électricien, le jeune Stelvio Cipriani ne manque donc pas d’un certain culot lorsqu’il se propose spontanément de remplacer à l’harmonium de son église le père Borsetti, malade, alors qu’il n’a jamais reçu aucune leçon : c’est à l’instinct qu’il reproduit les positions des mains, mémorisées presque inconsciemment. Quelques cours de piano plus tard, la musique est devenue une telle passion que son père l’encourage à passer l’examen d’entrée à la célèbre et vénérable Académie Sainte-Cécile, au grand dam de sa mère qui le voyait plutôt comptable : il a alors quatorze ans. Quelques années plus tard, à l’âge de 19 ans, le petit groupe dans lequel il se produit est remarqué par un producteur qui proposent aux musiciens un contrat de six mois sur un navire de croisière reliant New York aux Caraïbes. A chaque pause dans la ville américaine, Cipriani en profite pour perfectionner ses connaissances en jazz et, fréquentant notamment le Birdland, rencontre Dave Brubeck qui, appréciant le jeune homme, lui donne quelques leçons. De retour en Italie, il joue dans des boîtes de nuit à la mode et rejoint la maison d’édition CAM en tant que pianiste puis arrangeur. Au début des années 60, il joue avec le chanteur Peppino di Capri puis devient l’accompagnateur et chef d’orchestre de la toute jeune Rita Pavone avec laquelle il effectue deux grandes tournées internationales à travers le monde. De passage à Rio de Janeiro, il rencontre Carlos Jobim, « une révélation » pour lui selon ses propres dires. Il commence parallèlement à participer à plusieurs enregistrements de musiques pour le cinéma, notamment en tant que joueur de célesta, par exemple pour le Giulietta degli Spiriti (Juliette des Esprits) de Nino Rota, sous la direction de Carlo Savina, en 1965.

The Bounty Killer (El Precio de un Hombre)BlindmanUn Uomo, un Cavallo, una Pistola

Mais c’est par l’intermédiaire de Tomás Milián, l’année suivante, qu’il a l’opportunité d’opérer un virage décisif vers le septième art, alors qu’il travaille désormais pour la maison d’édition Ricordi. L’acteur, venu répéter une chanson, demande au musicien s’il saurait écrire un deguello pour le western qu’il tourne alors en Espagne. N’étant pas compositeur et ne sachant pas de quoi il s’agit, Cipriani ne prend néanmoins pas le risque de dire non et répond au contraire qu’il va y réfléchir pour le lendemain. Le soir même, alors qu’il va jouer dans un bar, lui revient à l’esprit sa rencontre, quelques années auparavant, avec le compositeur hollywoodien Dimitri Tiomkin en coulisse de l’enregistrement d’un épisode du Ed Sullivan Show, et un souvenir ramené à cette occasion des Etats-Unis : un 33 tours de la musique de Rio Bravo. Fort de cette redécouverte, il jette quelques notes sur une feuille de musique et propose donc son propre deguello à Tomás Milián, qui recommande aussitôt le musicien au producteur José Gutierrez Maesso et au réalisateur Eugenio Martin. Ces derniers, séduits eux aussi et surtout persuadés que Cipriani est un compositeur accompli, lui demandent simplement combien de films il a mis en musique jusqu’ici : « si vous me laisser faire celui-ci » répond-il, « ce sera mon premier ! ». Sa spontanéité s’avère de nouveau payante et, avec El Precio de un Hombre (Les Tueurs de l’Ouest) en 1966, débute donc la longue et riche carrière pour l’image de Stelvio Cipriani, alors âgé de 29 ans.

 

Dès l’année suivante, Luigi Vanzi le choisit pour mettre en musique Un Uomo, un Cavallo, una Pistola (Un Homme, un Cheval et un Pistolet). Il n’est pas le premier choix du réalisateur, qui avait d’abord jeté son dévolu sur un compositeur étranger, trop cher et difficile à contacter rapidement, un certain… Henry Mancini ! Curieux et singulier hasard, ce dernier choisira lui-même le thème composé par Cipriani pour le réinterpréter et le présenter en face B de l’un de ses propres 45 tours : les deux hommes se rencontreront finalement en Italie lors de l’enregistrement de la musique de I Girasoli (Les Fleurs du soleil) trois ans plus tard. Après Luana, la Figlia delle Foresta Virgine (Luana, Fille de la Jungle) ou encore I Diavoli della Guerra, Aggusto sul Bosforo (Les Mille et une Nuits d’Istambul) et Legge della Violenza (La Loi de la Violence), Cipriani signe en 1970 la partition du premier film d’Enrico Maria Salemo, Anonimo Veneziano (Adieu à Venise) qui restera l’une de ses musiques les plus populaires. Suite à l’énorme succès du film en salles en Italie, le thème principal deviendra en effet une chanson, sous le titre Venise va mourir, interprétée par Frida Boccara (pour l’anecdote, le compositeur prendra également peu après la défense de Francis Lai en dissipant lui-même un soupçon de plagiat de la part du français pour son Love Story, sorti aux Etats-Unis trois mois plus tard).

TentacoliSolamente NeroPiranha 2: The SpawningLa carrière de Stelvio Cipriani s’emballe et la décennie qui suit s’avère particulièrement prolifique. Il travaille notoirement avec Mario Bava à l’occasion de Reazione a Catena (La Baie Sanglante), Gli Orrori del Castello di Norimberga (Baron Vampire) et Cani Arrabbiati (Rabid Dogs), avec Riccardo Freda pour L’Iguana dalla Lingua di Fuoco (L’Iguane à la Langue de Feu), avec Ferdinando Baldi pour Blindman (Blindman, le Justicier Aveugle), avec Luigi Cozzi pour Dedicato a una Stella (Passion Violente), avec Joe d’Amato pour Papaya dei Caraibi (Et Mourir… de Plaisir), Orgasmo Nero (Les Plaisirs d’Hélène) et Paradiso Blu, avec Pasquale Festa Campanile pour Cara Sposa ou encore avec Ruggero Deodato pour Concorde Affaire ’79 (SOS Concorde). Il touche ainsi à tous les genres cinématographiques en vogue dans l’Italie des années 70, du western spaghetti au film d’horreur, de la comédie érotique au giallo, et contribue bien entendu largement à l’essor du néo-polar dit « poliziottesco », avec en particulier cette fameuse « tétralogie » que le compositeur distingue lui-même en citant La Polizia Ringrazia (Société Anonyme Anti-Crime) de Steno, La Polizia sta a Guardare (Le Grand Kidnapping) de Roberto Infascelli, La Polizia Chiede Aiuto (La Lame Infernale) de Massimo Dallamano et La Polizia ha le Mani Legate (Boites à Fillettes) de Luciano Ercoli, quatre films sortis entre 1972 et 1975. Il devient également de 1974 à 1980 l’un des collaborateurs réguliers du réalisateur Stelvio Massi pour lequel il signe les musiques de Squadra Volante (Brigade Volante), Mark il Poliziotto (Un Flic voit Rouge), Mark Colpisce Ancora (Agent Très Spécial 44), Poliziotto Sprint (SOS Jaguar, Opération Casse Gueule), Poliziotto senza Paura (Magnum Cop), Un Poliziotto Scomodo (Un Flic Explosif), Sbirro, la tua Legge è Lenta… la Mia… No! (La Cité du Crime), Poliziotto Solitudine e Rabbin et Speed Driver, une collaboration qui trouvera son épilogue plus tard avec Taxi Killer en 1988 puis L’Urlo della Verità en 1992.

 

Parmi les innombrables autres films et coproductions pour lesquels il travaille pendant cette période (et dont certains titres ne sont pas piqués des hannetons, avouons-le) citons également pêle-mêle Le Mans, Scorciatoia per l’Inferno (Le Mans, Circuit de l’Enfer), L’Uomo più Velenoso del Cobra (Plus Venimeux que le Cobra), La Belva (Le Goût de la Vengeance), Se t’incontro t’ammazzo (Si je te rencontre, je te tue), Metti lo Diavolo tuo ne lo moi Inferno (Ton Diable dans mon Enfer), Il Medaglione Insanguinato (Emilie, l’Enfant des Ténèbres), Zwei Teufelskerle auf dem Weg ins Kloster (Attachez vos Ceintures), Frankenstein all’Italiana (Plus Moche que Frankenstein tu Meurs), un Suor Emanuelle (Emmanuelle et les Collégiennes) période Laura Gemser et même un film érotique avec Curt Jurgens, Der Zweite Frühling (Les Prouesses Sexuelles du Printemps). Cipriani participe enfin à quelques titres catastrophes très en vogue après le succès international du Jaws (Les Dents de la Mer) de Steven Spielberg en 1975 : Tentacoli (Tentacules) d’Ovidio G. Assonitis avec Henry Fonda et John Huston en 1977, Il Fiume del Grande Caimano (Le Grand Alligator) de Sergio Martino avec Barbara Bach et Mel Ferrer en 1979 ainsi que Piranha II: The Spawning (Piranha 2 : les Tueurs Volants), premier baptême du feu en 1981 d’un certain James Cameron.

Poliziotto SprintSpeed DriverPoliziotto Solitudine e Rabbia

Cette période faste passée, outre diverses productions télévisuelles, Cipriani collabore dans les années 80 avec Umberto Lenzi pour Incubo sulla Città Contaminata (L’Avion de l’Apocalypse) puis I Cinque del Condor (Cinq Salopards en Amazonie), Fabrizio Lori pour Il Falco e la Colomba (Point de Mire), Riccardo Sesani pour Buona come il Pane (Bonne comme du Pain), Pasquale Festa Campanile à nouveau pour Un Povero Ricco, René Cardona Jr. pour El Ataque de los Pájaros (Falco Terror), Tonino Ricci pour La Notte degli Squali (La Nuit des Requins). Il s’implique également en 1990 dans la musique d’un téléfilm réalisé par Dino Risi, Vita coi Figli, ainsi que dans celle de Présumé Dangereux, un film avec Michael Brandon, Robert Mitchum, Sophie Duez et Francis Perrin réalisé par Georges Lautner pour le compte du producteur Sergio Gobbi. Au cours des années qui suivent, le travail pour l’image se tasse doucement et fort peu de productions auxquelles il participe trouveront le chemin de la France. Citons tout de même Queen’s Messenger (Espion en Danger) en 2001. Ballando il Silenzio, du réalisateur Salvatore Arimatea est, en 2015, sa dernière contribution pour le grand écran.

 

Profondément croyant, Stelvio Cipriani a également composé plusieurs œuvres sacrées dont La Preghiera per la Pace (La Prière pour la Paix), une mise en musique d’un texte prononcé par le pape Jean-Paul II à l’ONU en 1992, une Missa Solemnis, une Sinfonia Vaticana, La Divinità del Verbo d’après l’évangile selon Jean, I Fioretti di Padre Pio et plus récemment La Primavera di Francesco en l’honneur du Pape François. Atteint d’ischémie depuis la fin de l’année 2017, Stelvio Cipriani est mort le 1er octobre dernier, à Rome, à l’âge de 81 ans. A la question de savoir d’où provenait sa créativité, il répondait humblement : « C’est quelque chose d’inné, avant tout une question d’intuition, et puis beaucoup de travail. »

Florent Groult
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