Merry Christmas, Mr. Lawrence (Ryuichi Sakamoto)

Tabou

Décryptages Express • Publié le 17/07/2017 par

MERRY CHRISTMAS, MR. LAWRENCE (1982)Merry Christmas Mr. Lawrence
Réalisateur : Nagisa Oshima
Compositeur : Ryuichi Sakamoto
Séquence décryptée : Germination (0:11:33 – 0:13:19)
Éditeur : Milan Music

 

L’un chante, l’autre pas, mais ce n’est pas celui qu’on croit : David Bowie, grand échalas à la conquête de la pop mondiale à la faveur d’une de ses innombrables métamorphoses, n’interprète pas le tube resté dans l’écume de Furyo. Celui-ci est d’ailleurs instrumental et son auteur, Ryuichi Sakamoto, toute vedette pop du Yellow Magic Orchestra qu’il soit, n’y chante donc pas non plus. Retitré Forbidden Colors pour le marché de la bande originale recalibrée en tube, le hit eighties de Ryuichi Sakamoto, avec lequel les années n’ont guère été clémentes, reste l’étendard d’un compositeur versatile et surdoué, dont le talent et la curiosité ne se limitent pas à un flair pourtant très sûr quand il s’agit d’humer l’air du temps et distraire dans les ascenseurs.

 

En témoigne la mise en musique du moment où tout bascule, un coup de foudre étouffé et silencieux dont le spectateur va néanmoins être le témoin unique, seul à en entendre l’écho musical passionné. Sakamoto sait très bien ce qui trouble si profondément le capitaine Yonoi, c’est lui qui l’interprète à l’écran. La distribution voulue par Oshima est étonnante, peut-être même sans équivalent. Les deux vedettes sont deux stars de la pop, mais le film n’est pas un musical, et les rôles n’ont rien à voir avec des personnages de musiciens. Pourtant, le film reste dans les mémoires pour son tube planétaire, et la musique, pour rare qu’elle soit, joue un rôle indispensable à la compréhension de ce qui se joue à l’écran, éclairant comme ici l’intériorité de personnages ambigus et parfois indéchiffrables.

 

Raide, projetant un jeu si extériorisé qu’il en devient grimaçant, Sakamoto, dont c’est le premier emploi de comédien, agrège toutes les maladresses du débutant. Oshima veut que l’inexpérience de Sakamoto serve son jeu. Il espérait d’ailleurs la même innocence de David Bowie, et, surpris, lui trouva presque trop de technique lorsque le chanteur rejoignit le tournage après avoir joué Elephant Man sur scène. Car cette inexpérience s’oppose naturellement au talent musical déjà mur, subtil, assoiffé d’expérimentations, du musicien japonais. Le cinéaste s’est garanti une bande originale inattendue, loin de l’illustration ou du folklore toujours tentants lorsque le contexte est exotique et le film historique. Le refus des conventions, l’un des drapeaux brandis par Oshima tout au long de sa carrière, est ici au cœur du drame. Ou plutôt, l’impossibilité de son refus, lorsque Yonoi est torturé par son désir coupable pour le Capitaine Jack Celliers, qui a croisé son chemin à la faveur d’un hasard, accusé dans un tribunal où le japonais est appelé comme témoin.

 

David Bowie et Ryuichi Sakamoto dans Merry Christmas, Mr. Lawrence

 

Un supplice qui prend la forme musicale lancinante d’une phrase de cordes revenant sur elle-même, identique à la précédente, sinon qu’elle fait à chaque retour un peu plus mal, renforcée par le poids de celles qui l’ont précédée. La composition démarre à l’unisson d’un zoom par lequel Oshima nous montre qu’au procès de Jack Celliers, ce n’est pas la vie d’un homme qui est en jeu, mais de deux. Celle du Britannique, explicitement, car on le soupçonne d’usurper l’identité d’un officier exemplaire. Mais aussi celle de Yonoi, implicitement, tout à coup si bouleversé par la présence de ce Capitaine anglais vu là pour la première fois, qu’il a toute les peine à contenir l’émotion qui colore son visage et l’agite de tics nerveux. Mais ce n’est presque rien comparé à l’aveu fait par la musique. Passionnée, romantique, elle relève d’un registre que Sakamoto n’utilisera pas ailleurs dans le film. Orchestrée pour des cordes, elle tranche avec les synthétiseurs dominant tout le reste du score. Elle est l’aveu du compositeur pour le personnage, la clé pour comprendre, pour peu qu’on sache lire entre les lignes, ce qui se passe entre Yonoi et Celliers. On peut aussi y entendre une revendication. En choisissant un registre musical codifié et convenu, Sakamoto efface les particularités de la scène : le tribunal, la guerre, le grade, le sexe, la nationalité. Quelqu’un tombe amoureux, c’est tout.

 

Presque tout. La musique ne s’arrête pas. A la faveur d’une coupe sur le visage de Celliers, elle change brusquement. Du coq à l’âne ? Pas tout à fait. Toujours tenue par les cordes, toujours répétitive, c’est surtout la technique de jeu qui crée le fort contraste. Des pizzicati claquants ont succédé aux longs passages des archets sur les cordes. La différence, pour radicale qu’elle paraisse, n’est pas une opposition fondamentale. Cela, aussi, nous dit déjà la relation de Celliers et du capitaine Yonoi. En apparence contraires, ils sont en fait semblables : soldats idéalistes, icônes pour leurs hommes, portant tous deux le poids d’une faute secrète les entachant d’une culpabilité qui les prive à jamais de la perfection à laquelle ils aspiraient.

 

Se reconnaître en celui contre lequel on pensait se déchirer. Le mouvement fondamental, promis à s’inverser, de la passion amoureuse, par laquelle on finit par se déchirer sur celui en qui on croyait se reconnaître. Une répétition, et une symétrie, les deux motifs justement choisis par Sakamoto pour illustrer la scène.

 

Pierre Braillon
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