Red River (Dimitri Tiomkin)

Lonesome cowboy

Décryptages Express • Publié le 09/05/2016 par

RED RIVER (1948)Red River
Réalisateur : Howard Hawks
Compositeur : Dimitri Tiomkin
Séquence décryptée : A Big Day Of Abilene (1:57:38 – 1:58:30)
Éditeur : Marco Polo / Naxos

 

Le metteur en scène d’un film en est-il aussi le co-compositeur ? Quelle part prend le cinéaste à la création de la musique de son film ? Dans ce domaine, de nombreux réalisateurs ne font pas mystère de leur ignorance de la technique musicale. Le musicien se retrouve alors avec quelques indications de couleurs instrumentales, au mieux, ou d’émotion, à transmettre. Et il y a aussi ceux qui, en entendant les premières propositions, se rendent compte de ce qu’ils ne veulent pas. Howard Hawks est de ceux-là.

 

Premier western pour le réalisateur américain, Red River (La Rivière Rouge) cause pas mal de soucis à Hawks, qui finit par devoir revenir sur certains choix : à la place de la voix off de son comédien fétiche Walter Brennan, apparaissent à l’écran les pages – non identifiées – d’un carnet. Il lui faut aussi renoncer à l’actrice Margaret Sheridan, dont il voulait être le pygmalion, qui lui a fait un bébé dans le dos et se retrouve donc indisponible au moment du tournage. Le comédien John Ireland voit également son rôle se réduire au fur et à mesure que son professionnalisme se dissipe entre les cuisses de ses partenaires, ou dans la douce fumées de ses cigarettes de marijuana. Une aventure pénible, donc, jusqu’à la post production du film. Du score de Tiomkin, Hawks va devoir faire bon gré, malgré sa mauvaise fortune.

 

Tiomkin vient de mettre en musique Duel In The Sun (Duel au Soleil) pour David O. Selznick, qui menace d’ailleurs de bloquer la sortie de Red River dont la scène finale, jure-t-il, lui a été volée par Hawks. Le compositeur, qui a tout compris à l’americana et à l’image musicale que l’inconscient collectif américain voudra en garder, devra endurer tout au long du reste de sa carrière le rappel de ce qui semble un paradoxe : comment un russe a-t-il pu devenir un des compositeurs ayant le plus contribué aux stéréotypes de la musique de western ? Question à laquelle il répondait laconiquement : « Croyez-vous que Strauss ait appris à nager pour composer le Danube Bleu ? »

 

A Big Day Of Abilene

 

Mais cette empreinte, le style Tiomkin, Howard Hawks ne s’y retrouve pas vraiment. Il faut dire que le musicien, enthousiaste élève de l’école symphonique russe, n’aime pas laisser le moindre pupitre à l’écart. Si les solistes sont toujours invités à venir aérer la composition au moment opportun, on est quand même, en général, face à des pièces montées assez mastoc. Pas du goût d’Howard Hawks, qui fait la fine bouche devant le loukoum western cuisiné par Tiomkin. Les chœurs, péché mignon du compositeur, saturent la partition. On imagine que la belle aventure collective et masculine déployée par le récit a dû justifier pour le musicien le recours à ces voix viriles. Sauf qu’à y regarder de plus près, le film ne nous raconte pas tant un bel élan partagé par des cowboys avançant, solidaires, vers l’horizon, que l’odyssée anxieuse d’employés entraînés par la volonté d’un rancher prêt à les sacrifier pour faire fortune.

 

Les envolées dont Tiomkin tartine toutes les scènes collectives agacent Hawks. Il n’en conservera qu’au tout début du film, alors que le spectateur est encore entretenu dans l’illusion qu’on va lui raconter la belle aventure d’un groupe d’hommes. Mais deux heures plus tard, alors que le troupeau de Dunson, dont il a finalement été dépossédé par Matt, son bras droit lassé de sa violence, arrive enfin à Abilene, Hawks ne veut plus des cowboys chanteurs. Les garçons vachers, à leur grande stupéfaction, sont invités à traverser la ville, comme à la parade. Venus avant tout pour vendre le troupeau, prendre chacun leur part et se séparer, les employés de Dunson n’avaient pas vraiment prévu de devenir la grande attraction du jour, mais s’y prêtent de bonne grâce.

 

Le réenregistrement de la musique de Red River témoigne d’ailleurs de la composition initialement prévue par Tiomkin. Typique du compositeur, c’est une pièce massive, dominée par les chœurs. On y entend déjà le banjo que Hawks préfèrera mettre en avant. Evidemment. Farouche individualiste, le cinéaste pouvait-il faire un autre choix ? Il a su, en tous cas, l’imposer, nous prouvant quel auteur il est, d’autant mieux que son attention est portée là à un aspect du film, sa musique, qui est souvent vue par les producteurs et les cinéastes comme un simple poste technique. Film compliqué à réaliser par un Hawks tâtonnant avec les règles d’un genre encore neuf pour les grands studios, Red River finira par porter la marque de son cinéaste, qui opéra beaucoup par retraits : plans tournés pour se couvrir, puis retirés ensuite, et une musique stéréotypée à laquelle Hawks refusera d’abandonner toute son identité. Si la composition porte au final indéniablement l’empreinte de son compositeur, elle est aussi, au bout du compte, une partition hawksienne.

 

A Big Day Of Abilene (version film)

 

 

A Big Day Of Abilene (version originale)

 

Pierre Braillon
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