In The Mood For Love (Shigeru Umebayashi)

La mélancolie

Décryptages Express • Publié le 23/05/2016 par

IN THE MOOD FOR LOVE (2000)In The Mood For Love
Réalisateur : Wong Kar-Wai
Compositeurs : Shigeru Umebayashi & Michael Galasso
Séquence décryptée : Angkor Vat Theme (1:25:27 – 1:28:48)
Éditeur : Virgin France

 

Leur charme poétique est si fort qu’on pourrait presque oublier que les images de Wong Kar-Wai sont intimement liées aux musiques qui les accompagnent, au point qu’il est impossible de savoir lesquelles ont précédé les autres, jusque pour le metteur en scène lui-même, dont la mémoire est autant remplie de sensations visuelles que sonores. Observateur méticuleux, c’est aussi en fermant les yeux que le cinéaste s’imprègne d’un lieu à un moment donné. Temps et espace sont souvent identifiés l’un à l’autre dans les films du réalisateur. Les endroits sont des instants, et c’est tout le drame de ses héros que de n’être pas capable de les différencier. Cinéaste absolument mélancolique, Wong Kar Wai ne nous montre que des héros croyant chercher des lieux alors qu’ils ne cherchent qu’à revivre les moments qu’ils y ont vécu, ou revivant ce qu’ils croyaient perdu, mais au mauvais endroit.

 

A l’image de leurs personnages qui veulent, plutôt que partir et vivre, revenir et revivre, les récits sont souvent des successions de répétitions. Le moteur plastique premier des films de Wong Kar-Wai, c’est le motif de la reprise, qu’il utilise aussi sur le mode musical. Parfois à l’identique, plusieurs fois durant le film, parfois à travers de subtiles variations. C’est autour d’un thème associé aux deux amants du film, Mr. Chow et Mme Chan, que s’articule In The Mood For Love. Ce thème en lui-même est une reprise, puisqu’il provient d’un autre film. Une mise en abyme typique d’un cinéaste dont la cohérence des choix, jusque dans le moindre détail, donne le vertige. Composé en 1991 pour un film de Seijin Suzuki, Yumeji’s Theme est une valse triste à l’émotion instantanée. Pour peu qu’on soit sensible à l’art de Wong Kar-Wai, le thème fend le cœur dès les premières secondes. A travers quelques variations, il inspire au cinéaste une série de courts ballets où le mouvement est au diapason de la musique, à un point tel qu’il n’est pas exagéré de penser que le film est la comédie musicale dont Wong Kar-Wai dit avoir toujours rêvé.

 

Le dernier de ces ballets est immobile. Revenu à l’appartement de madame Suen, sur les traces de l’amour qu’il y a vécu, Chow fait l’expérience tragique de tous les héros de Wong Kar-Wai : il est au bon endroit, mais ce n’est plus le bon moment. Un carton nous l’annonce d’ailleurs : les temps ont changé. Commence alors la dernière scène, entrechoquant deux réalités contraires : le présent, un film d’actualité, et l’intemporel, le temple d’Angkor Vat. Le seul endroit où peut s’achever le récit – autrement dit échapper à la reprise – doit être en dehors du temps, et ne pas appartenir à la mémoire du personnage mais à une temporalité le dépassant. Le silence qui règne, la grandeur des espaces, le vide qui l’occupe, tout contredit les décors précédents, des appartements étroits où les locataires s’entassent dans le vacarme souvent joyeux des conversations, et où l’amour est né.

 

In The Mood For Love

 

Chow est venu là pour se délivrer de quelque chose. Son histoire a été secrète : personne n’a su ce qui l’a lié à sa voisine, et dont, peut-être, il a eu, à son insu, un fils. La solitude de Chow est absolue. Ce qui pèse sur sa mémoire, il ne peut le confier à personne. C’est ainsi qu’il se retrouve à parler à une pierre. Dans un creux d’un des blocs presque millénaire, Chow raconte quelque chose. Nous ne saurons jamais vraiment quoi : la musique envahit une dernière fois l’espace. La composition démarre exactement au moment où Chow commence à parler, oblitérant la bande sonore selon un dispositif utilisé tout au long du film. La musique, si elle apporte une émotion immédiate et très forte, nous éloigne dans le même temps de ce que se disent les personnages, et nous rend souvent inintelligible l’exactitude de leurs échanges, soulignant leur solitude.

 

On pense entendre à nouveau le Yumeji’s Theme. Les premières mesures, des cordes pincées donnant le tempo, nous le font croire. Le violoncelle a remplacé le violon et son chant est glacial. La pulsation est mécanique, le glissement de l’archer comme douloureux. Pour cet ultime reprise, Wong Kar Wai demande d’ailleurs à un autre compositeur, Michael Galasso, de se charger de la composition. Choix étrange, alors que Shigeru Umebayashi est un collaborateur régulier du cinéaste. Dans le jeu de remémoration organisé par le metteur en scène, il semble au contraire assez évident que pour cette variation distante, « comme à travers une vitre poussiéreuse », tel qu’écrit sur le dernier carton du film, il fallait confier le modèle à un compositeur lui étant étranger.

 

C’est d’ailleurs avec distance qu’il traite cette musique qui nous est devenue si familière, pour en donner une déclinaison approximative et mécanique. Sans âme pourrait-on dire. A l’écran, Tony Leung arbore un visage totalement indéchiffrable, inexpressif. Seule la caméra bouge, semblant se souvenir de ses mouvements lorsqu’elle filmait encore le ballet secret des amants. Mais devant elle, tout est maintenant immobile. On touche, avec le final de In The Mood For Love, à la quintessence de l’art de Wong Kar-Wai. Peu importe que nous n’entendions pas ce que dit Mr. Chow, car la musique nous relie à ce qu’il éprouve. L’émotion du morceau de Galasso repose sur un paradoxe : en donnant une version désincarnée de la valse de Umebayashi, il en ravive le souvenir. La musique, comme hantée, n’est plus une reprise mais un écho. C’est l’exacte image musicale de ce que ressent Chow : l’empoisonnement mélancolique d’un amour qui n’est pas mort mais ne pourra revivre, et dont la hantise est d’autant plus terrible qu’est vif le souvenir de la passion vécue.

 

Pierre Braillon
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