Entretien avec Mark Orton

Voyage au Nebraska

Interviews • Publié le 17/02/2014 par

Membre fondateur de l’ensemble de musique de chambre Tin Hat Trio, Mark Orton compose depuis une quinzaine d’années pour le cinéma et a ainsi contribué à la musique de nombreux films et documentaires : The Good Girl, The Real Dirt On Farmer John, Sweet Land, Everything Is Illuminated, Buck, The Revisionaries, Mine, 360 ou encore la série TV E.R. (Urgences). Il sera prochainement à l’affiche en France avec Nebraska, d’Alexander Payne. Ancien élève du Peabody Conservatory et de la Hartt School Of Music, il a été nominé « Révélation de l’année » par l’International Film Music Critics Association. Multi-instrumentiste et collectionneur d’instruments anciens ou insolites, il a aussi travaillé comme arrangeur pour des artistes tels que Tom Waits, Willie Nelson, Madeline Peyroux et Mike Patton. Il compose également pour la danse, la radio, le cirque et le concert.

 

Quelle a été votre formation, et qu’est-ce qui vous a conduit à la musique de film ?

J’ai grandi avec la musique. Mon père est compositeur et chef d’orchestre. J’ai commencé à étudier le piano et la guitare à l’âge de trois ans. Dans ma ville (Stony Brook, Long Island), il y avait un professeur de composition renommé avec lequel j’ai travaillé au lycée. Puis j’ai étudié à la Hartt School Of Music et au Peabody Conservatory. Après mes études, j’ai créé un collectif de compositeurs appelé le Tin Hat Trio. Puis, en 1999, nous avons signé un contrat chez EMI/Angel, réalisé sept enregistrements et entrepris une grande tournée en Europe et aux États-Unis. Les compositions de notre groupe étaient souvent utilisées dans des films, aussi ai-je été approché par des réalisateurs et des producteurs pour composer des bandes originales. Ces premières compositions sont très marquées par l’influence de Tin Hat. Personnellement, j’ai toujours été attiré par la musique de film, je crois que c’est une très bonne ouverture pour un compositeur.

 

Comment avez-vous été contacté pour écrire la musique de Nebraska ?

J’ai été contacté par le directeur musical, Richard Ford. Dans la musique temporaire du film, il y avait un certain nombre de mes compositions. Richard m’a donc demandé des musiques additionnelles. Après de nombreux allers et retours, le montage comptait 27 de mes séquences sur 28 (cette dernière séquence ayant été écrite par l’un des autres membres du Tin Hat Trio, Rob Burger). C’est cette musique qui a été utilisée pour la première du film, à Cannes.

 

Comment votre collaboration avec le réalisateur s’est-elle déroulée ?

Alexander Payne est venu à Portland pour travailler sur la version du film que nous allions présenter à Cannes. Notre premier travail a été d’adoucir les séquences déjà existantes grâce à une instrumentation complémentaire, puis d’adapter certains arrangements pour qu’ils correspondent mieux à l’image. Après Cannes, nous avons passé un mois à écrire de nouveaux thèmes. Nous avons également travaillé à partir de certaines de mes œuvres déjà existantes. Nous alternions des séances à Portland et à Los Angeles. Alexander est lui-même musicien et un musicien très astucieux, inventif. Il savait très bien ce qu’il voulait pour son film. Il m’a laissé une grande latitude pour essayer des choses, mais a toujours été franc et net avec tout ce qui marchait et tout ce qui ne marchait pas. Pour avoir travaillé sur la musique provisoire, j’ai compris quel aspect de ma musique l’attirait. Et nous avons pu, dès le début, résoudre une partie de l’équation grâce à ça.

 

 

Quel type de musique avez-vous cherché à créer ?

La réponse à cette question est d’autant plus simple que nous avons gardé la plupart des pièces de la musique provisoire dans la version finale, même si elles ont été adoucies et réenregistrées. La musique devait être assez dépouillée, presque frugale. Même si quelques pièces sont jouées par de grands ensembles de cordes, la plupart des morceaux sont écrits pour des duos ou des trios. Je pense que cela relie la musique au caractère intimiste du film. Ce n’est pas une épopée multi-générationnelle débridée, mais plutôt une analyse de l’âme du personnage principal, de son moi historique, à travers les yeux de son fils. La musique devait conserver un côté « fait-main », Alexander y tenait beaucoup. Il ne recherchait pas quelque chose qui résonne trop ouvertement « à l’américaine ». Il voulait plutôt une musique qui ressemble à celle du cinéma italien. Il m’a donné aussi l’occasion de composer pour de longues séquences sans dialogue. Une musique sur de très belles images en noir et blanc pour créer des effets de rupture. Le film comporte une trentaine de ces séquences utilisées soit comme des scènes de voyage, soit comme des instantanés entre les scènes.

 

Comment l’enregistrement s’est-il déroulé ?

Nous avons enregistré dans différents endroits, mais principalement chez moi à Portland, dans l’Oregon. Je travaille à New York et Los Angeles, mais j’ai un plus grand studio à Portland, avec une importante collection d’instruments anciens et originaux. J’y dispose donc d’une palette plus large. J’ai une expérience d’ingénieur du son, puisque j’ai pratiqué ce métier en freelance, quand j’avais vingt ans, pour des artistes comme Bill Frisell, John Zorn, John Lurie et The Lounge Lizards. Je réalise l’essentiel de l’enregistrement ainsi que le mixage. L’enregistrement s’est plutôt bien passé. La seule chose qui nous a demandé plus de temps que prévu fut de trouver le piano idoine pour la séquence intitulée The Old House. Alexander était tombé amoureux de mon Steinway A, mais voulait quelque chose qui s’accorde mieux avec un morceau joué à peine plus fort qu’un murmure. Nous avons fini par trouver à la Warner Bros. un Steinway B qui conservait les caractéristiques de mon piano, mais avec des basses plus larges.

 

Quel est, selon vous, le rôle de la musique dans un film ?

Cette question suscite de nombreuses réponses. La musique peut et doit jouer de nombreux rôles, très différents. Dans ce film, elle se trouve souvent au premier plan dans des scènes sans dialogue, aussi son impact en est-il plus fort. Elle n’entre pas en compétition avec le fil du dialogue et cela lui laisse davantage de place. Je crois que la musique d’un film peut aider le spectateur à ressentir un sentiment d’appartenance à l’histoire, et peut aider le film à exprimer la part non écrite de l’histoire. Mais cette puissance ne doit pas aller trop loin, je ne suis pas spécialement attiré par ces musiques qui séduisent trop le public, émotionnellement parlant. Tout dépend donc du film. La musique de Lawrence Of Arabia (Lawrence d’Arabie) joue un rôle différent que celle de Little Miss Sunshine. Et celle de Delicatessen un rôle encore différent que celle de La Vie des Autres. J’espère seulement que la musique que je compose sert le scénario et reste fidèle aux desseins du réalisateur. Cela me semble être le but ultime de la musique de film.

 

 


Entretien publié avec l’aimable autorisation de Milan Music.

Olivier Desbrosses
Les derniers articles par Olivier Desbrosses (tout voir)