Les jeux Rayman Origins et Les Aventures de Tintin : Le Secret de la Licorne sont sortis cette année à un mois d’intervalle. Il devait y avoir une ambiance électrique chez Ubisoft !
Rayman est un succès, au moins éditorial car il a obtenu de bonnes critiques, mais il aurait fallu le sortir en février ou mars 2012 car nous n’étions pas prêts ! Mais Yves Guillemot (co-fondateur et PDG d’Ubisoft – NDLR) voulait que le jeu figure dans le catalogue pour les 25 ans de la société. Nous avons fait les deux jeux en parallèle et tout le monde en est ressorti épuisé, d’autant que nous avons travaillé en flux tendu pour Tintin parce que nous avions des obligations avec la Paramount.
En tout cas, je n’ai pas vu de bug dans Rayman !
L’équipe était très soudée, il n’y avait aucun conflit entre les différents intervenants. Mais la sortie du jeu nous semblait miraculeuse, comme les sorties de tous les jeux d’ailleurs : on a l’impression d’avoir construit un Lego sans toutes les pièces et que cela va s’écrouler, mais cela marche finalement.
Le fait de travailler sur des films d’animation vous a-t-il aidé pour ce média ?
Incontestablement, mais je suis sûr que le jeu vidéo peut également m’aider dans l’écriture pour le cinéma. Mais le terme «aider» n’est peut-être pas celui qui convient le mieux : c’est surtout le fait de «se nourrir», et là je parle des kilomètres de pellicule que l’on peut «manger» pendant toute sa vie ! Au début de ma carrière, je travaillais pour des films institutionnels. Par exemple, j’essayais d’inventer une histoire d’amour entre deux bactéries dans les stations d’épuration de Nairobi (rires) ! J’écrivais aussi des valses pour ces films des années 80 qui expliquaient la priorité à gauche dans les ronds-points qui se construisaient en masse à cette époque ! Voilà, je voulais écrire une histoire parallèle par rapport à l’image, et j’ai fait à peu près une centaine de films de ce genre avant de passer au court-métrage. Mais pour moi, l’image était simplement l’image ! L’idée de me mettre au service d’une narration m’a toujours plu. Que ce soit dans un jeu ou un film, l’image me sert de support narratif : je la regarde un moment puis j’essaie de deviner la couleur que les gens ne voient pas dedans, car les spectres de l’image et du son sont complémentaires. Les différents médias se nourrissent donc mutuellement. D’ailleurs, plein de gens disent que Rayman ressemble à un dessin animé, c’est parce que la majorité des dessinateurs du jeu viennent de l’animation !
Les décors sont dessinés à la main et intégrés tels quels dans le jeu. Cet aspect fait main appelait-il un score fait à la maison?
Oui, la musique a été faite à la main et roulée sous les aisselles ! Plus sérieusement, les décors appelaient des couleurs musicales, c’est sûr et certain. J’aime ça car ce sont des images qui ont besoin d’être nourries et j’y apporte des couleurs complémentaires qui sont à priori invisibles. Les décors inspirent de la musique comme les falaises d’Etretat ont inspiré des peintures à Claude Monet. J’aime bien l’idée de l’impressionnisme, c’est à dire se nourrir de la réalité et se l’approprier. Je demande beaucoup à voir les concept arts : ce ne sont même pas les décors définitifs mais je m’en inspire. Mais cela peut être le contraire : les dessinateurs s’inspirent parfois d’une musique que j’ai écrite pour concevoir les décors, ce qui peut arriver souvent dans le jeu vidéo. J’aime bien ce ping-pong, quand rien n’est gravé dans le marbre. Nous sommes des molécules : si on ne bouge pas, on s’emmerde (rires) !
Il n’y a pas de scénario prétexte dans le jeu. Tout part d’un tapage diurne de la part de Rayman et ses amis ?
Oui, c’est un problème de voisinage au départ : les djeun’s font de la musique trop fort et les vieux d’en bas ne sont pas contents ! La musique est basée sur des samples de ronflements du genre beatbox, que nous avons faits nous-mêmes, tout cela sur une idée de Michel. Mais je ne peux pas dire publiquement d’où viennent les ronflements… Je peux vous assurer que ce sont des bruits faits par des humains mais je ne peux pas dire qui a participé… Ce ne sont pas seulement des garçons en tous cas, voilà (rires) ! Nous avons donc samplé tout ce beau monde avec un séquenceur et nous avons utilisé une grille sur laquelle on mettait des marqueurs qui correspondaient aux rythmes joués par les différents personnages. Les animateurs pouvaient donc se fier à ce genre de papier à musique pour créer et animer les personnages. C’était beaucoup plus simple de commencer par la musique pour que cela swingue musicalement.
Avez-vous participé à la conception des bruitages et des voix ?
Je n’ai pas tellement participé à leur fabrication en tant que telle car je travaillais déjà à temps plein sur Tintin. J’ai surtout décidé des bases de départ sur lesquelles les gens devaient travailler. Des bruiteurs, dont mon frère Patrice, sont donc venus faire énormément de sons pour Rayman. Tout ce qui paraît un peu con dans le jeu est de mon frère et il était parfait pour ce rôle (rires) ! Il est comme Michel, c’est quelqu’un qui est très généreux : il cherchait vraiment à se dépasser dans la folie.
Avez-vous joué de la guimbarde, notamment pour la poursuite du coffrapattes ?
Oui, ainsi que du banjo, mais au ralenti. En fait, je suis un véritable escroc (rires). C’est à dire que je ne maîtrise pas assez mes instruments pour jouer à une telle vitesse, mais je maîtrise très bien ProTools (rires) ! (Référence au time stretching qui permet d’allonger la durée d’un échantillon sonore sans en altérer la hauteur tonale – NDLR). J’ai joué du banjo car Michel a eu l’idée de faire une bande-annonce montrant des courses-poursuites sur une musique jouée au banjo. Je lui ai dit que j’en avais un et il m’a dit «Vas-y, essaye !» Je ne sais pas combien j’ai d’instruments : j’en ramène un à chaque fois que je vais dans un pays étranger. Du coup c’est un vrai musée chez moi. Mais nous avons eu des problèmes avec l’équipe du marketing parce que ça ne faisait pas assez sérieux. Le truc, c’est qu’on déconne mais on le fait sérieusement (rires) ! La musique des water glou-glou par exemple, dans laquelle il y a un orchestre de cordes, les musiciens se régalaient en la jouant !
On entend aussi l’orchestre dans une phase de jeu de tir à dos de moustique : un air de space opera… avec du kazoo !
Effectivement. Mais Michel est allergique au kazoo et a insisté pour que l’on mette un remix sans kazoo dans l’édition de la musique en téléchargement ! Le kazoo dans Shooter Kazoo est donc de moi mais c’est Billy Martin qui a travaillé sur les autres niveaux, par exemple le shooter dans le monde de la nourriture.
D’ailleurs, on y trouve beaucoup d’accents latins. D’où vient ce choix ?
En fait, nous nous sommes aperçus assez vite que je ne pourrai pas assumer toute la musique de Rayman. Nous avons donc fait un appel d’offre et avons retenu Billy qui avait déjà beaucoup travaillé sur des films et des jeux vidéo. Mais lui voulait tout de même qu’on lui donne des directions et je me suis donc occupé de la direction musicale. Pour le monde de la nourriture, étant donné que j’avais travaillé avec des mariachi pour le générique d’une série, je me suis dit que ce serait bien d’utiliser les cris du genre aïe ! aïe ! aïe ! en rapport avec les piments que l’on voit dans le niveau. Ils ont des voix suraigües de fillettes mais bon, il faut voir l’effet qu’ils font ces piments (rires) ! J’ai donc donné les pistes musicales et certains éléments à Billy puis il a fait sa propre sauce chili.
Il y a aussi une ambiance bossa-nova à la surface, notamment avec des bruits de quelqu’un qui sirote une boisson…
C’est également Billy qui a écrit tout cela, il faut rendre à César ce qui est à César ! Nous ne nous sommes jamais vus car il est à Los Angeles mais nous avons tout de même réussi à trouver une cohérence : il a également fait des variantes du thème des water glou-glou et du thème principal par exemple…
Comment avez-vous enregistré les différents éléments, c’est à dire les instruments «maison» et l’orchestre ?
Tout a été enregistré à part. Pour les parties orchestrales, nous sommes allés au Studio Davout avec le Star Pop Orchestra, au studio Guillaume Tell ainsi qu’à Skopje en Macédoine. Le chef d’orchestre était en fait le premier violon du F.A.M.E.’s Orchestra et comme la musique était écrite uniquement pour les cordes, entre autres le thème des water glou-glou justement, c’était parfaitement dirigé. J’avais envie de revoir ces musiciens car j’avais déjà travaillé avec eux pour Kérity, la Maison des Contes. Ils n’étaient pas tout à fait au point à l’époque mais maintenant, ils ont franchi une étape et ont vraiment envie de jouer, ce qui est plutôt agréable pour nous compositeurs. La prochaine fois, j’essaierai d’aller à Londres. Mathieu Alvado avec qui je travaille beaucoup, en est revenu enchanté. Et je lui fais confiance car c’est un très bon chef d’orchestre.
Concernant le monde de la musique, il y a une véritable interactivité qui passe par l’instrumentation…
Vous faites bien de mettre le doigt dessus car c’est exactement notre travail. Il fallait que nous cherchions des gameplay elements, c’est à dire des éléments avec lesquels le joueur peut interagir et qui s’intègrent dans le rythme et l’harmonie. Par exemple, j’ai écrit les notes que jouent les oiseaux qui piaillent : le son qu’ils produisent est intégré dans la partition et dans l’espace. Ce sont des objets autonomes qui ont leur propre vie mais qui se situent sur la même base de temps que le reste. Et quand Rayman marche sur les touches du piano, celui-ci est désaccordé mais il est raccord avec la musique du jeu. C’est le genre de détails qui prend vraiment beaucoup de temps à mettre au point mais c’est le fun car tout bouge en musique ! Bon, nous n’avons fait ça que pour un monde, celui de la musique, car la mise en place demande beaucoup de ressources. Mais le résultat est payant. Je dois avouer que j’en suis très content car c’est une requête que j’avais faite auprès des ingénieurs qui développent le jeu – requête que j’avais déjà faite du temps de Beyond Good & Evil. Et puis c’est la base de tout Nintendo, notamment Super Mario Bros. : les rewards, les objets que l’on attrape… tout est cohérent, ce qui fait que le joueur se sent bien dans le gameplay.
A lire : la biographie de Michel Ancel par Daniel Ichbiah, aux éditions Pix’n Love
Entretien réalisé en décembre 2011 par Sébastien Faelens
Transcription : Sébastien Faelens
Photographies : © DR
Remerciements à Emmanuel Carré et à Christophe Héral pour sa disponibilité et son talent