The Lady est le treizième long-métrage de Luc Besson mis en musique par Eric Serra. A l’occasion de la sortie de cette biographie de Aung San Suu Kyi, le compositeur a évoqué pour nous son travail avec le cinéaste, mais aussi sa collaboration avec John McTiernan sur Rollerball, son expérience sur un spectacle du Cirque du Soleil et ses projets de concerts.
Comment a évolué ta collaboration avec Luc Besson depuis votre première rencontre, il y a plus de trente ans ?
Ça se passe très bien. Au fil des années, nous nous sommes de mieux en mieux compris. Au départ, c’est difficile d’établir un langage commun entre quelqu’un qui s’exprime par les yeux et quelqu’un qui s’exprime par les oreilles. Ce n’est pas évident de se comprendre. Avec Luc, on a eu la chance de se comprendre pas mal dès le départ, ce qui a fait qu’on a eu envie de continuer, et au fil des années et des collaborations, on a affiné et perfectionné ce langage. Maintenant, quand on travaille ensemble, il y a rarement d’ambigüité. Lui, je pense, est satisfait de mon travail parce qu’il obtient ce qu’il veut pour ses films, et moi je suis extrêmement comblé du rôle qu’il me donne dans ses films. Donc tout va bien !
Comment travaille-t-on avec quelqu’un qui ne sait pas s’exprimer en termes de musique ?
Lui me parle plutôt en termes d’émotion, de sentiment, de rôle à jouer. Il ne va pas me dire de mettre du violon ou de la guitare électrique, il va me dire plutôt : «Dans cette scène, je voudrais que tu fasses ressentir ça, que tu soulignes telle émotion, que tu m’amènes cette émotion-là, qui n’est pas forcément filmée». Lui filme autre chose. Luc est un réalisateur qui utilise la musique comme un élément très important. Quand il tourne une scène, il lui arrive fréquemment de laisser de côté toute une partie de ce qu’il veut exprimer en se disant : «Ça, je vais l’exprimer via la musique». Il le sait à l’avance, il a déjà en tête le rôle que je dois jouer dans chaque scène. Que ce soit avec un orchestre symphonique ou avec un djembé, il s’en fout du moment que ça apporte ce qu’il veut faire ressentir. Nos discussions ne sont pas techniques, mais émotionnelles. C’est d’ailleurs pour ça que c’est un petit peu compliqué parce qu’on parle de choses très abstraites, les sentiments, les émotions, c’est difficile d’en parler.
Plus spécifiquement, quelles ont été ses instructions pour The Lady ?
Les instructions de Luc ne changent pas fondamentalement à chaque film, ce sont toujours les mêmes. On regarde le film ensemble et il me dit, scène après scène, quelle émotion il veut ressentir. Ensuite, la spécificité de chaque film va évidemment changer mon inspiration et donc la musique, mais la méthode de travail est la même.
Commences-tu parfois à travailler en amont, avant même le tournage, sur les films de Luc Besson ?
Avant, c’était toujours le cas. J’étais quasiment la première personne à qui il racontait son prochain film, parfois avant même de l’avoir écrit, dès que c’était dans sa tête. Mais ma méthode de travail n’a jamais changé. J’attends toujours d’avoir le film devant moi pour écrire, j’aime bien travailler sur les images. Connaitre l’histoire à l’avance, c’est un peu comme de planter une graine : tu ne vois pas ce qui se passe, mais il se passe quelque chose. C’était d’ailleurs le cas sur The Lady : il me l’avait raconté, puis j’avais lu le scénario des mois avant de commencer à travailler sur le film. Toute la période jusqu’à ce que je voie le film, je ne travaille pas concrètement, mais c’est dans ma tête, j’y pense en permanence, je me pose des questions, je m’imprègne des émotions qui vont se dégager du film. À la lecture du scénario, j’ai appris beaucoup de choses sur Aung San Suu Kyi, parce que je me suis rendu compte que je ne connaissais rien de sa vie : elle a une vie incroyable. C’est un bon sujet de méditation et d’inspiration. Donc pendant toute cette période de réflexion et de gestation, il se passe des choses inconscientes qui font que le jour où je commence à écrire, je n’ai plus de questions à me poser sur l’orientation et l’homogénéité, j’écris vraiment instinctivement, tout vient naturellement grâce au travail qui a été fait avant.
Tu as fait des recherches sur la musique birmane ?
Je n’ai pas trouvé grand chose. Il y a apparemment très peu de musique typiquement birmane, du fait que la Birmanie est un petit pays coincé entre l’Inde et la Chine. Selon les provinces, la musique typiquement birmane sonne très chinoise, ou très indienne, ou très laotienne. Je n’ai rien entendu qui soit vraiment exclusivement birman. Un des seuls instruments typiques de là-bas est une espèce de petite harpe qui s’appelle le saung-gauk, c’est un petit instrument avec des cordes en nylon, et il doit y en avoir mille comme ça dans tous les pays du monde, et franchement, pour la reconnaitre… Du coup, il y a des moments où je me suis inspiré de musique chinoise, d’autres de musique indienne. J’ai aussi utilisé un instrument qui s’appelle le khene, c’est un orgue à bouche qui a un son très particulier, pas très joli, on ne peut pas en faire beaucoup de choses, c’est trop spécifique, son timbre n’est pas très romantique et assez limité. Tout ce que j’ai entendu joué par cet instrument-là est assez similaire et ethnique. Donc je n’ai pas vraiment trouvé d’inspiration très birmane typique.
Quelle a été ton approche globale pour la musique de The Lady ?
C’est assez varié, il y a des morceaux purement symphoniques, d’autres purement synthétiques, d’autre encore purement acoustiques, pour petite formation, avec quelques instruments ethniques qui donnent un coté exotique. J’ai beaucoup utilisé des gammes de cette région-là, pas mal de trucs avec des timbres ethniques. Il y a aussi des choses très simples au piano, à la guitare acoustique, quelques solos de violoncelle. C’est assez varié, tout en étant restreint par le style du film : il n’y a pas beaucoup d’action, pas de morceaux dance (rires), ça reste assez mélancolique.
Comment se passe ton travail avec l’orchestre ? Tu fais appel à des orchestrateurs ?
J’ai un orchestrateur anglais avec qui je travaille depuis très longtemps, mais à la base, j’écris les orchestrations moi-même. Sur la plupart des morceaux, je fais 80% des orchestrations. Je ne suis pas pianiste, j’en joue un peu, mais ce n’est pas mon instrument, je n’ai pas ce truc d’écrire au piano un thème et après de l’orchestrer. Je fonctionne à l’envers : j’écris tout verticalement, j’écris en même temps les cordes, les bois… Grâce aux ordinateurs, je peux le faire et programmer au fur et à mesure pour «entendre» mon orchestre symphonique. Donc ce que je fournis à mon orchestrateur est déjà orchestré. Lui fignole et met ça au propre, et après on enregistre avec l’orchestre. C’est d‘ailleurs moi qui dirige également. Avant je n’osais pas, étant autodidacte, je ne pensais pas pouvoir un jour diriger un orchestre symphonique, mais j’ai osé franchir le cap à l’époque du Cinquième Elément, et depuis, je ne me prive pas de ce plaisir.
Pourquoi n’as-tu pas composé le score d’Angel-A pour Luc Besson ?
C’est le seul que je n’ai pas fait. Je pense qu’il avait envie de faire un essai sans moi, puisque qu’on a toujours travaillé ensemble. J’ai fait tous ses films depuis son premier court-métrage, donc je peux comprendre qu’il ait eu envie de faire une expérience différente, et ça tombait bien puisque j’étais à ce moment-là en train de travailler sur Bandidas. Par contre, à une époque, on s’était engueulés, entre Atlantis et Léon, on ne s’est pas parlé pendant pas mal de temps. Au moment où il a fait Léon, ni lui ni moi ne savions si j’allais en faire la musique. Finalement, on s’est réconciliés, et ça a donné Léon, ce qui n’est plutôt pas mal.
Peux-tu nous parler de ta collaboration avec John McTiernan pour Rollerball ?
J’ai été contacté par MGM parce que McTiernan voulait absolument que ce soit moi qui fasse la musique de son film. Il était fan, notamment de la musique de Léon, il m’a même dit que j’étais son compositeur de musique de film préféré, il adorait mon travail. Donc j’étais ravi de bosser là-dessus. Il m’avait laissé totalement carte blanche en me disant : «Je te fais 100% confiance, tu fais ce que tu veux, et si tu me fais la musique de Léon, je suis ravi». Il était vraiment fan. Je comprenais son raisonnement : la musique de Léon a un petit côté arabisant, et Rollerball se passant du côté de l’Afghanistan, du Turkmenistan, du Kurdistan, ce type de musique fonctionnait bien. Je ne voulais évidemment pas refaire la musique de Léon, mais J’étais très content parce que j’avais trouvé un truc, en utilisant des instruments dont je n’avais pas l’habitude, un saz et un buzuk arabe, des instruments à cordes. J’avais trouvé un style assez original, qui ne ressemblait à rien d’autre, qui contenait cette même émotion contenue dans Léon, et je pouvais faire avec des trucs assez rythmés. Comme si j’avais ouvert une porte et trouvé un univers entier. Du coup, tout ce que j’avais composé avait une originalité et une homogénéité, c’était parfait. McTiernan était super content, tout le monde était content.
Je devais partir mixer la musique à Los Angeles le 10 septembre 2001. La veille du départ, ils m’ont dit : «On est un peu en retard, viens le 12 seulement». Evidemment, le 12, il n’y avait pas d’avion. J’ai pris le premier avion vers le 15 ou 16, je suis arrivé là-bas, tout le monde était sous le choc. Premier jour, rendez-vous chez MGM pour une réunion au sommet avec John McTiernan, le patron du studio, tous les chefs de poste du film, et là on nous dit : «On ne veut plus rien de vaguement islamique dans ce film». Or, le film, toute l’ambiance étaient basés là-dessus. C’était comme de dire : «Le Grand Bleu ou Atlantis, on ne veut plus qu’il y ait d’eau dedans». Evidemment, vu que le film était terminé, la seule chose qu’il était possible techniquement de changer, c’était la musique. Je me suis donc retrouvé à Los Angeles, sans mon studio, dans un studio de location, à refaire toute la musique, puisque presque tout ce que j’avais écrit avait une couleur arabisante. En plus, avec les limites de culture des américains, pour eux, tout ce qui sonnait ethnique était islamique. J’avais écrit un morceau influencé par la musique bulgare, les voix bulgares. Je leur ai dit : «Ça n’a rien d’arabisant, c’est bulgare». Et le grand patron du studio m’a regardé, et il m’a dit : «Eric, pour l’américain moyen, tout ce qui ne sonne pas américain, aujourd’hui, c’est forcément islamiste fondamentaliste». Du coup, j’ai refait 80% de la musique en trois semaines, avec de la bidouille, très peu de matériel. Abandonner tout ce que je venais de faire, dont j’étais super content, c’était un moment pas facile. Et on était conscient que le film n’avait plus aucun sens, que nous étions en train d’essayer de bidouiller un truc imbidouillable. D’autant que le film a été beaucoup coupé aussi. C’était douloureux, tout ce travail gâché, alors que ça s’annonçait super bien et que j’étais ravi de travailler avec McTiernan, qui est un réalisateur de légende.
Tu n’as fait que peu de films pour des studios américains, pourquoi ?
Je n’ai jamais cherché à faire beaucoup de films. J’en ai fait qui ont marché très fort, donc je n’ai ni besoin ni envie d’en faire énormément. Je ne vois pas comment font les compositeurs qui en font dix ou quinze par an. Moi je mets six mois à faire un film, je serais incapable de faire plus de deux films dans l’année. A une époque, j’en ai refusé pas mal aux USA, et maintenant on ne m’en propose plus si souvent que ça. Pour ça, il faut être sur place. Mon agent là-bas m’avait dit : «Si tu viens vivre ici, je t’en propose cinq par jour». Mais ils sont tellement protectionnistes que ça les ennuie de donner le job à quelqu’un de l’extérieur. Les quelques films que j’ai fait là-bas, c’est parce que le réalisateur était fan et voulait absolument travailler avec moi.
Tu as aussi composé il y a trois ans la musique de Believe, un spectacle du Cirque du Soleil ?
Ils m’ont proposé d’écrire la musique d’un spectacle résident à Las Vegas. Je connaissais le Cirque du Soleil pour avoir vu des extraits à la TV, mais je ne me rendais pas bien compte de la taille du truc. Je mélangeais Archaos et le Cirque du Soleil, voyant ça comme quelque chose d’un peu underground et rock ‘n roll. Je me souviendrais toute ma vie du rendez-vous chez eux, à Montréal. Ils m’envoient une voiture à l’hôtel pour m’amener à leurs bureaux… Je m’attendais à un bel immeuble comme peuvent avoir ici Gaumont ou EuropaCorp, assez luxueux. Je suis arrivé là-bas : les bureaux du Cirque du Soleil, c’est carrément l’aéroport de Roissy, c’est gigantesque, immense, magnifique. Après j’ai compris, quand je suis arrivé à Las Vegas : ce sont les plus gros spectacles de la planète. Aux USA, ce sont des superstars, aussi connus que U2 ou les Rolling Stones. Les cinq plus gros shows de Las Vegas, c’est le Cirque du Soleil. Et ils font 4000 personnes par jour pour chaque show, tous les jours, à une moyenne de 100$ le ticket. C’est monstrueux. Ils ont en gros une quinzaine de spectacles résidents, et autant de spectacles itinérants. Trente équipes en tout, plus de 10.000 employés, des dizaines de millions de dollars par jour. Et en même temps, il y a une vraie âme, artistiquement c’est vraiment géré comme une petite boîte, avec l’empreinte du patron du Cirque du Soleil, Guy Laliberté. Pour chaque nouveau spectacle, il vient régulièrement vérifier, donner son avis, et c’est grâce à lui qu’il y a un style Cirque du Soleil. Les spectacles résidents ont des contrats de dix ans, des moyens tellement énormes que ça leur permet d’investir des sommes faramineuses pour créer des spectacles que personne d’autre au monde ne peut faire.
Comment se passe la composition pour un tel projet ?
J’ai eu une espèce de synopsis, avec une description de chaque tableau du spectacle. Tout le monde est parti de ça, et d’une sorte de charte visuelle. J’ai commencé à écrire des thèmes, ce que ça m’inspirait, des embryons de morceaux. Je leur ai donné ça, ce qui les a inspirés à leur tour. Puis ils m’ont donné ce qu’ils ont développé, et moi j’ai développé en fonction de ça, et ça a avancé comme ça, petit à petit. Puis ils ont commencé à créer des costumes, donc on avait un visuel un peu plus précis, ils ont commencé à créer des chorégraphies, des acrobaties, tout s’est construit petit à petit. Pour moi qui suis habitué au cinéma, où je suis le dernier à intervenir, je travaille tout seul, sans jamais collaborer avec l’équipe. Là c’était le contraire, il y avait une vraie collaboration permanente, c’était très agréable, mais aussi très long comme processus. A mi-parcours, tout le monde s’est retrouvé à Las Vegas, un an à l’avance, dans le théâtre où allait avoir lieu le spectacle, et on a tous passé un an là-bas. J’avais mon studio dans le théâtre, où ils commençaient à répéter sur scène, à créer le décor. Pour chaque nouveau show, ils refont tout le théâtre, le détruisent et le reconstruisent en fonction du spectacle, parce qu’ils savent qu’ils vont rester dix ans. Dès qu’on arrive dans le hall du théâtre pour prendre les billets, on est déjà dans le spectacle. Et ce n’est pas du tout la même ambiance que dans le cinéma, de par l’état d’esprit du cirque, des gens à part.
Tu as organisé des concerts symphoniques de ta musique de film… C’est une expérience que tu voudrais reproduire ?
Groupe et symphonique, pas que symphonique. Oui, il y a des gens qui essaient de développer ça pour moi. J’ai monté un groupe, avec lequel je m’éclate, être sur scène et jouer de la musique, c’est de là que je viens et c’est ce que j’aime le plus faire. Puis un jour, on a monté une version groupe plus orchestre symphonique, on a adoré, on l’a refait à l’Olympia. On essaie de le refaire ailleurs, c’est très compliqué parce que ça coûte une fortune, mais on a des projets en cours, notamment à Monaco, avec le Philharmonique de Monte Carlo, en 2012, et d’autres projets à l’étude. Il y a plein de gens que ça intéresse. Il y a aussi un projet à Paris, qui a l’air plutôt bien parti, avec le Philharmonique de Radio France…
Des projets de films à venir ?
Pour l’instant, je n’ai pas de film en prévision, j’ai quelques mois de libre, après quatre ou cinq ans sans interruption. Du coup, je vais m’atteler à faire un album pour mon groupe. À partir de janvier ou février, je commence à écrire ce nouvel album pour développer mon groupe. Les musiques de film ne suffisent pas pour trouver des concerts, les tourneurs veulent qu’il y ait un album, quand je sors un disque de musique de film, ça ne compte pas. Et j’ai envie de le faire, parce que j’ai fait un album solo qui remonte à douze ou treize ans. J’ai un temps de gestation assez impressionnant, l’éléphant est un lapin à coté de moi !
Entretien réalisé à Paris le 16 novembre 2011 par Olivier Desbrosses
Transcription : Olivier Desbrosses
Remerciements à Sony Music, Armonie Bensoussan, Solène Rabot et bien sûr Eric Serra