Très tôt dans sa carrière, le pianiste de jazz Stephan Oliva intègre dans ses travaux sa passion pour le cinéma. Il travaille ainsi d’abord sur des improvisations autour de musiques de films dès 1997 et propose des « conférences illustrées » autour des partitions de Bernard Herrmann. Après avoir ensuite signé une bande-son imaginaire (Coïncidences) inspirée de ses lectures de Paul Auster, il finit naturellement par composer directement pour le cinéma, notamment pour les films de Jacques Maillot.
Sa rencontre avec le producteur Philippe Ghielmetti accentue encore les rapprochements entre ses propres compositions et la musique de film. Ils travaillent d’abord ensemble sur le premier label de Philippe Ghielmetti, Sketch, chez lequel ils publient Sept Variations sur Lennie Tristano et Itinéraire Imaginaire. Mais c’est en 2007 sur un nouveau label, Illusions Music, que les deux complices sortent Ghosts Of Bernard Herrmann, un disque qui, avec la série de concert qui va suivre, les font connaître auprès des amateurs de musique de films.
A l’occasion de la sortie récente de leurs deux nouveaux disques bâtis autour du cinéma, Film Noir et After Noir, pour le label Sans Bruit, Stephan Oliva et Philippe Ghielmetti répondent aux questions d’UnderScores…
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Philippe Ghielmetti : Je connaissais la musique de Stephan depuis son premier disque, que j’écoute toujours… Quand j’ai démarré mon label en 1999, je lui ai envoyé les disques que je produisais. Il m’a appelé un jour pour me proposer ses Sept Variations sur Lennie Tristano et j’ai accepté. Nous avons travaillé sur plus de douze projets ensemble depuis…
Avec Ghosts Of Bernard Herrmann puis Lives Of Bernard Herrmann, vous avez rendu un bien bel hommage au compositeur d’Alfred Hitchcock. Comment vous est venue cette idée et correspond-elle à une cinéphilie commune ?
Philippe Ghielmetti : Lors d’une soirée arrosée chez Stephan, j’ai lancé « Tiens, pourquoi on ne ferait pas un disque sur Herrmann ? ». Le lendemain, je m’en suis souvenu et Stephan a sauté dessus. Bien sûr, il s’agit d’une cinéphilie commune mais Stephan avait participé en 1996 au projet de Jean-Jacques Pussiau intitulé Jazz ‘n (E)motion chez RCA : il y jouait déjà Vertigo (Sueurs Froides), d’où…
Stephan Oliva : Lorsque j’ai exploré à cette occasion Vertigo pour la première fois, j’ai été frappé par la différence entre les conceptions musicales de Bernard Herrmann et celles des autres compositeurs de musique de film. Cela m’a donné envie d’explorer en profondeur cet univers très particulier.
Bernard Herrmann, à l’instar de Bernstein ou de Waxman, n’est pas a priori le compositeur le plus « jazz » sur le papier. Or, Stephan, votre piano restitue magnifiquement toute la force et la tension qu’il amenait par le biais de la musique orchestrale. Est-ce que le travail d’adaptation a été difficile ?
Stephan Oliva : Pour éviter la difficulté, surtout celle de se retrouver seul au piano en lieu et place d’un orchestre symphonique aux couleurs très hétéroclites, je me suis d’une part imaginé en amont tel Herrmann cherchant seul ses motifs au piano, et d’autre part plus loin de la musique, comme dans une salle de cinéma, essayant de traduire musicalement mes impressions de spectateur à la vue de tous ces chefs-d’œuvre cinématographiques.
Comment avez vous élaboré le tracklisting ?
Philippe Ghielmetti : De façon consensuelle avec Stéphane Oskéritzian, lui aussi de la partie. Nous avons écouté une quarantaine de disques et nous avons proposé à Stephan une liste de 21 pièces musicales. Il y avait des titres ou des musiques qu’il connaissait très bien, d’autres moins ou même pas du tout.
Stephan Oliva : Par la suite j’ai essayé un peu tout et, avec le temps, je me suis rendu compte de ce qui serait intéressant ou pas à jouer.
Y a-t-il des partitions que vous auriez aimé rajouter ou même éventuellement sur lesquelles vous aimeriez revenir plus tard ?
Philippe Ghielmetti : Jane Eyre et une partie de sa symphonie pour ma part.
Stephan Oliva : On découvre ou redécouvre toujours de nouvelles choses et de nouvelles façons de les aborder. C’est ce qui fait que ce genre de projet évolue constamment.
Et à titre personnel, quelle est votre partition d’Herrmann préférée, même si elle ne fait pas partie de celles que vous avez interprétées ?
Philippe Ghielmetti : The Ghost And Mrs Muir (L’Aventure de Mme Muir) : une adéquation incroyable entre le film et sa musique.
Stephan Oliva : Pour moi, globalement, c’est la partition de Psycho (Psychose).
Quand et comment se sont déroulées les deux sessions d’enregistrement pour l’album studio et le « live » ?
Philippe Ghielmetti : Les deux disques ont en fait été enregistrés en public. Pour Ghosts Of Bernard Herrmann, environ 80 personnes étaient dans le studio, mais ensuite toute la musique
a été remontée par Stéphane Oskéritzian et Stephan Oliva en utilisant également des prises de studio réalisées l’après-midi, les mélangeant au besoin au sein d’un même morceau. Et finalement je me suis occupé du séquençage final, comme pour un film, l’aspect « live » étant totalement éclipsé. Pour Lives Of Bernard Herrmann, le projet existait depuis trois ans. Stephan avait déjà fait beaucoup de concerts, et le disque Ghosts… était épuisé. Nous avons donc décidé d’enregistrer un concert et de le sortir tel quel, mais là aussi Stéphane Oskéritzian est intervenu, coupant ici et là. Cela reste cependant très fidèle à l’esprit d’un concert de Stephan.
Stephan Oliva : Pour le premier disque, on avait vraiment peu de temps dans l’après-midi. J’ai donc enregistré par sécurité quelques éléments thématiques qui se sont révélés souvent mieux interprétés que lors du concert en studio. Par contre, les improvisations n’existaient que pour l’interprétation en public, d’où le travail de montage ensuite. Pour le « live » à Dudelange, on retrouve vraiment la musique telle qu’elle a été jouée, sans effets de prise de son (pas de réverbération, etc…), le travail pour le disque consistant surtout à raccourcir des pièces : on n’a pas gardé tous les titres joués ce soir-là.
Pouvez-vous nous parler un peu plus de votre dernier projet commun, Film Noir ?
Philippe Ghielmetti : Après Herrmann, je voulais remettre le couvert. Nous nous sommes proposés mutuellement des idées, mais rien ne s’est avéré très convaincant. Puis un jour, j’appelle Stephan et je lui dit : « Et le film noir ? ». En dix minutes, le projet était bouclé !
Stephan Oliva : L’expérience sur les disques consacrés à Herrmann nous a servi puisque nous avons procédé de la même façon, mais cette fois avec une vraie séance d’enregistrement dans la journée en plus du concert du soir. Et finalement, Film Noir est essentiellement constitué des prises de la journée, même si tard le soir (Round Midnight !) j’ai improvisé une suite qui a servi de base à l’album After Noir pour le label Sans Bruit.
Justement, vous avez également ce projet de portraits musicaux autour d’acteurs (Gene Tierney, Robert Ryan, Robert Mitchum, Piper Laurie et quelques autres…) : pouvez-vous nous en dire un peu plus ? Y en aura-t-il plusieurs ?
Philippe Ghielmetti : After Noir est une suite naturelle et indissociable du projet Film Noir. Elle a été conçue dès le départ et elle sera sûrement développée par Stephan durant les concerts à venir.
Stephan Oliva : En fait, c’est une idée de Philippe que je n’avais pas bien comprise. Je l’ai finalement réalisée intuitivement en improvisant ce qui me venait après toute cette longue journée, immergé dans cette ambiance noire.
Là encore, pourquoi cet attachement au cinéma ? Est-ce un univers dans lequel vous aviez envie d’intervenir parce que vous aimez la musique de ces films en particulier ou est-ce une volonté de vous réapproprier totalement ces ambiances ?
Philippe Ghielmetti : Parce que le cinéma fait partie de notre culture, comme le roman ou la bande-dessinée. Comme eux, il a façonné notre imaginaire. Quant aux deux questions suivantes, c’est « oui » dans les deux cas.
Stephan Oliva : L’intérêt avec les projets cinématographiques, c’est d’intégrer au vocabulaire musical d’improvisateur et d’arrangeur des techniques spécifiques comme les travellings, les fondus au noir, les gros plans, les montages… J’irai encore plus loin en disant que je procède comme un acteur qui doit se mettre dans la peau du personnage qu’il veut incarner. J’assimile le sujet de mon projet musical tel que le fait un comédien avec son personnage.
Comment et où s’est passé l’enregistrement de Film Noir ?
Philippe Ghielmetti : En une journée, tout était grandement mûri à l’avance…
Stephan Oliva : … et toujours au studio Labuissonne qui est mon lieu d’enregistrement préféré, avec le talent exceptionnel de Gérard de Haro à la console et la qualité de son piano. J’y ai enregistré tant de disques et j’en garde de très grands souvenirs !
Indépendamment de celles choisies pour le disque, quelles sont les partitions de films noirs qui vous ont le plus marqué ?
Philippe Ghielmetti : Celles dont on a tout oublié ! Celle de Out Of The Past (La Griffe du Passé), dont j’étais persuadé qu’elle était formidable alors qu’elle est finalement quelconque : c’est le film qui est formidable ! Idem pour Armored Car Robbery ou They Live By Night (Les Amants de la Nuit). J’étais persuadé, avant de revoir ces films pour le projet, que les musiques étaient très bien…
Stephan Oliva : Avant ce projet, j’avais assez peu d’idées sur la musique des films noirs. J’aimais pourtant beaucoup le genre mais comme n’importe quel cinéphile. Avec le recul et la plongée introspective par la musique, je considère ces films plutôt comme des objets d’art plastique intemporels, variant à l’infini les mêmes symboles et les mêmes histoires. Ils sont l’inverse de fresques qui s’effacent avec le temps et, au contraire, ils s’enrichissent et prennent une dimension inattendue.
Ecoutez-vous des musiques de films actuelles ?
Philippe Ghielmetti : J’aime beaucoup le travail de Peyman Yazdanian, ceux de Toru Takemitsu et de Krysztof Komeda…
Stephan Oliva : Lorsque je vois un film, j’en écoute attentivement la musique, quelle qu’elle soit : je ne peux pas faire autrement ! Mais je n’écoute quasiment jamais de bandes originales indépendamment du film.
Quels sont les compositeurs ayant travaillé pour le cinéma qui ont le plus compté pour vous ?
Philippe Ghielmetti : Bernard Herrmann, le plus grand. Et aussi Danny Elfman, Carl Stalling, Nino Rota… Et puis les thèmes qui hantent, il y en a mille : ceux du Mépris, de Barrocco, de Alphaville, de L’armée des Ombres, du Robin Hood (Robin des Bois) avec Errol Flynn, de India Song, la chanson de la soubrette dans Boudu Sauvé des Eaux, Nous Sommes Seuls ce Soir dans Le Million de René Clair, le Love Theme d’Alex North pour Spartacus, le thème de S’en Fout la Mort de Claire Denis, les trois (!) notes d’harmonica de Once Upon A Time In The West (Il Etait une Fois dans l’Ouest), la liste est infinie…
Stephan Oliva : Dans le domaine de la musique de film, quelqu’un de complètement inconnu peut aussi écrire quelque chose qui fonctionne très bien. Mais les compositeurs les plus connus n’ont pas volé leur notoriété ! Par exemple, si on voit le nom de David Raksin au générique, on peut être sûr que ce sera intéressant.
Stephan, vous composez vous-même également pour des films…
Stephan Oliva : J’ai composé la musique de trois longs métrages réalisés par Jacques Maillot : Froid Comme l’Eté, avec Sarah Grappin et Nathalie Richard, Les Liens du Sang, avec François Cluzet et Guillaume Canet, et Un Singe sur le Dos avec Gilles Lellouche et Carole Franck. Et quelques courts-métrages, comme La Vie par Volutes d’Emmanuelle Prétot.
Avez vous d’autres projets dans ce sens ?
Stephan Oliva : Pas pour l’instant, mais ça me manque !
En 2005, vous avez enregistré Coïncidences, une « bande originale imaginaire » inspirée des romans et de l’univers de Paul Auster. Pouvez-vous nous en parler un peu ?
Stephan Oliva : A la lecture d’un livre, je pense que chaque lecteur réalise une sorte de film intérieur avec des images personnelles. Et l’ambiance d’un livre est tenue par un rythme intérieur très musical…
On retrouve votre travail d’improvisation pour le film de Pabst, Loulou, sur l’édition zone 1 de Criterion…
Philippe Ghielmetti : Fin 2003, Stephan m’annonce qu’il va faire un ciné-concert sur Loulou de Pabst. Il s’attèle alors à la tache pour pouvoir interpréter plus de deux heures de musique quasi ininterrompue. Au vu du travail fourni, je lui propose d’enregistrer le ciné-concert, sans finalité aucune, juste pour garder une trace de ce travail monumental. La chose faite, nous nous rendons compte qu’il n’existe pas de DVD de Loulou. Je contacte donc des gens que je connais chez Arte qui m’apprennent que le film vient d’être acheté par Carlotta. J’envoie une bande à Vincent-Paul Boncourt en lui demandant si ça l’intéresse : il me répond « oui » et la musique se retrouve donc sur le DVD édité par Carlotta. Un an plus tard, je suis contacté par les gens de Criterion qui s’apprêtent à sortir leur propre version aux Etats-Unis et souhaitent y adjoindre la piste musicale de Stephan qu’ils ont découvert sur l’édition Carlotta…
Philippe, pour finir, pouvez-nous nous parler de votre label Illusions Music ?
Philippe Ghielmetti : Il est né de mes deux précédents labels de jazz contemporain, Sketch et Minium. Illusions s’éloigne de cet univers tout en collaborant avec des musiciens qui en sont eux-mêmes issus. Les projets sont le plus souvent d’ordre thématique : la guerre civile américaine, Bernard Herrmann, Stephen Foster (qu’on entend beaucoup dans les westerns américains de John Ford), le film noir, etc… Le prochain portera sur les hymnes et les spirituals de l’église afro-américaine, puis un autre tournera autour du blues, le tout traité de façon contemporaine, pas du tout dans l’esprit d’un simple revival.
Où est-ce que l’on peut trouver vos disques ?
Sur le net… www.illusionsmusic.fr
Entretien réalisé en mars 2011 par Michel Montheillet
Transcription : Michel Montheillet
Remerciements à Stephan Oliva & Philippe Ghielmetti