TRUCK TURNER (1974)
TRUCK TURNER & CIE
Compositeur : Isaac Hayes
Durée : 71:15 | 17 pistes
Éditeur : Stax Records
Et si Isaac Hayes, non content d’avoir fait un monumental tube de ses exploits très « mâles », s’était glissé au surplus dans le cuir de Shaft ? Celui qu’on avait rebaptisé non sans quelque raison Black Moses ne s’en cacha jamais, la perspective de musicaliser le film ne le stimulait guère ; à tout le moins certainement pas autant que d’y obtenir un rôle, de se pavaner à l’écran comme il s’y employait sur scène, par le biais de prestations quasi-messianiques où sa carrure de lutteur ondulait et dégoulinait dans un extravagant entrelacs de chaînes en or. Sans aucun doute, la démesure du prophète de la soul était proportionnée à celle de la blaxploitation déglingo, de même, éclaboussure logique, qu’au privé le plus cool du monde, sex machine au service de toutes les nanas et prêt à risquer sa peau pour ses frères. Avouons-le, les géniteurs de Truck Turner, trois ans après le carton de Shaft arpentant les nuits rouges de Harlem, semblent avoir mis en chantier cette série B teigneuse à seule fin de prouver que les convictions frustrées d’Hayes ne reposaient pas que sur du vent. Le compositeur, chanteur et acteur dilettante devient donc le dénommé Turner, un chasseur de primes à qui on ne la raconte pas, le genre à flinguer d’abord et à très éventuellement poser ensuite des questions. Bref, le meilleur dans sa catégorie, auquel son interprète confère un magnétisme viril… et bien entendu, le charme hyper groovy d’une musique qui dépote sans une once de retenue. Car il ne fut pas question une seule seconde (ni pour Hayes, ni pour les producteurs lorgnant avec insistance les cimes du hit-parade) d’abandonner à une tierce personne le soin crucial de tatouer la pellicule d’une pléiade de croches au diapason.
Chose curieuse, l’on a beau avoir affaire à un rouleur de mécaniques patenté, comme en regorge l’univers abracadabrant de la blaxploitation, l’attitude bravache de Truck Turner se reflète assez peu dans sa garde-robe, où une épaisse toile en jean prend le dessus sur les tuniques de vinyle cramoisi (qu’endossa malgré tout l’acteur pour les besoins de photos promotionnelles un rien captieuses), les chapeaux à bord hémisphérique et les bottes fourrées. Ce vernis de « sobriété », le Main Title, d’humeur taquine, met tout en œuvre pour le faire voler en une myriade de copeaux. Comprenez par là qu’il s’approprie le bric-à-brac stylistique du thème de Shaft, l’infernal bagout de sa pédale wah-wah, ses cuivres acharnés à forer des trous béants dans des murs de béton, ses cordes en train de s’ébattre sur le velours d’une rutilante tapisserie… Un alliage sans faille qu’emmitoufle cette fois encore le timbre de baryton sensuel d’Isaac Hayes. Aux deux questions de savoir qui a dérouillé quelques piliers de comptoir et expédié six pieds sous terre d’odieux maquereaux, la réponse fuse, tel un cri de ralliement, d’entre les lèvres d’un chœur féminin en pâmoison : Truck Turner, tenez-le-vous pour dit ! Mais celui-ci est aussi le cœur tendre qui n’a d’yeux que pour une seule femme, nous renseignent des lyrics épars, soulignant une différence majeure avec son aîné Shaft, ce queutard invétéré. Maintes autres chansons, odes au romantisme tendre et aux joies saines de la monogamie, jalonnent l’album, toutes intra-diégétiques hormis le langoureux You’re In My Arms Again, qui voile de satin et de gaze de coton les retrouvailles entre le héros et sa dulcinée. Du côté de la source music, parmi un amoncellement de joyaux, un saxophone solo se distingue par les adorables rotondités de sa ligne claire, limpide comme l’eau de roche dans laquelle les amoureux d’ici et d’ailleurs trouvent délicieux de tremper leurs pieds.
Dissipons l’éventuel malentendu : non, Turner n’a usurpé ni son sobriquet, ni sa place dans cette rubrique traversée de geyser d’adrénaline ! Conter fleurette à la dame de ses pensées reste un violon d’Ingres, pas son domaine premier, lequel implique de botter des culs à répétition. Il en administre la preuve fulminante lors du règlement de comptes final, une fusillade dans un hôpital qui tourne au massacre, sans rien de commun avec la bienséance des classements tous publics. Flics abattus à bout portant et malades projetés à bas de leurs fauteuils requéraient peut-être une matière plus convulsive, pas aussi machinale que le cocktail funky aussitôt secoué par Hayes. Ces automatismes-là ont au moins le mérite d’être sacrément rodés, passant outre le moindre essor dramatique pour mieux se focaliser (avec quel brio !) sur les notions de rythme et d’efficacité immédiate. Plusieurs bobines auparavant, la recette, basique seulement en apparence, était déjà exploitée à plein pour griser une longue poursuite en voitures et à pied, vrai péché mignon du polar seventies. Sous l’empire d’une pulsation métronomique dont le compositeur semble ériger les crêtes casuelles sans effort, les presque dix minutes de ce morceau de bravoure filent sur les chapeaux de roues et laissent, à l’arrivée, l’impression de n’en avoir duré que la moitié. Au terme de ce disque succulent, on réclamerait bien du rabiot en tapant des mains en cadence sur la table ! Hélas, pas même un timide addenda ne viendra étouffer nos gargouillis d’estomac. Il n’en savait alors rien, mais après Truck Turner, la (courte) carrière du Black Moses en tant que tête d’affiche et musicien pour l’image ne connut, la faute à d’obscurs impondérables, aucun lendemain. Un gâchis désolant, ne mâchons pas nos mots. Mais on paierait cher afin que toutes les œuvres-testament dégagent autant de vigueur et de santé que celle-ci. Damn fuckin’ right, nigga!