DAVID RAKSIN CONDUCTS HIS GREAT FILM SCORES (1976)
LAURA / FOREVER AMBER / THE BAD AND THE BEAUTIFUL (1944 / 1947 / 1952)
Compositeur : David Raksin
Durée : 46:58 | 10 pistes
Éditeur : RCA Red Seal
Quelqu’un a écrit un jour de Stravinsky que s’il n’avait écrit que Petrouchka, le Sacre du Printemps et Noces, il serait encore le plus grand compositeur du XXème siècle. De la même manière, on peut affirmer que si David Raksin n’avait écrit que Forever Amber et The Bad And The Beautiful, il serait parmi les plus grands musiciens ayant composé pour le cinéma. L’art de Raksin se caractérise, comme celui des meilleurs musiciens hollywoodiens, par l’alliance du savant et du populaire. Une bonne part de sa musique est clairement marquée par Broadway et le jazz, où il excelle comme dans Too Late Blues. Mais comme chez Alex North, avec qui Raksin partage plus d’un point commun, ces influences sont parfaitement digérées et intégrées à un style personnel fait de rigueur, d’équilibre et de concision. Sa sensibilité musicale fut également ouverte aux courants modernistes de son époque (polytonalité, atonalité), portés par des musiciens européens immigrés comme Hindemith ou Schoenberg, dont il fut l’élève à Los Angeles. Raksin est un compositeur parfois discret, souvent dense, pas toujours mélodique et dont la musique peut parfois sembler quelque peu hermétique. Ajoutons à cela le fait qu’il a surtout écrit pour des films largement oubliés aujourd’hui et on comprendra les raisons d’un oubli très injuste quand on constate sa science orchestrale et le raffinement de son langage.
Réalisé à Londres en 1975 dans le cadre de la mythique série des Classic Film Scores produits par RCA, cet enregistrement s’en distingue néanmoins en ce qu’il est dirigé par Raksin lui-même et non Charles Gerhardt, ici simplement producteur, tandis que le prestigieux (New) Philharmonia Orchestra remplace le National Philharmonic. Réédité à tarif économique avec l’ensemble de la série, ce disque se classe parmi les plus beaux joyaux de la musique de film, aux côtés des grands réenregistrements londoniens de Rozsa et Herrmann pour Decca ou Polydor. Tout ici, des partitions elles-mêmes à l’interprétation et à l’enregistrement, atteint à la perfection.
Le thème de Laura, tiré d’un classique du film noir d’Otto Preminger, a été repris par de nombreux musiciens de jazz. Il est ici exposé dans une longue version symphonique, composée de différentes sections de la partition originale. Une introduction mystérieuse et sensuelle, une phrase descendante des cordes, quelques accords des vents dans un climat d’indécision tonale, amènent magnifiquement la première exposition du thème à la flûte. Après un passage à l’ambiance jazzy, la musique s’anime lentement, prend des allures de valse avant une grande exposition aux cordes. La phrase mystérieuse de l’introduction revient, cette fois aux bois, et la pièce se conclut dans une grande délicatesse par une dernière exposition à la trompette avec sourdine.
Forever Amber est présenté sous la forme d’une généreuse suite symphonique arrangée pour l’occasion par le compositeur. Pour ce film historique de Preminger, Raksin a écrit une partition mêlant des réminiscences classiques et baroques à un langage d’un postromantisme luxuriant. Une fanfare somptueuse précède le thème principal, celui d’Ambre, tout en longues phrases sinueuses des cordes. Un thème indubitablement féminin, plein de grâce et même d’une certaine préciosité, dont les contours évoquent quelque peu la célèbre chanson de la renaissance Greensleeves. Déjà, Raksin le soumet à diverses transformations, variations et digressions autour d’une même cellule mélodique, jouant subtilement des couleurs harmoniques. Un bref pont aux bois sur fond de cordes en trémolo introduit une deuxième section et un nouveau thème, qui semble n’être au premier abord qu’une variante du premier mais dont le caractère est plus contenu.
The King’s Mistress est un délicieux pastiche de la musique de cour à la Haendel, avec trille des trompettes et reprises en imitation. Raksin s’amuse et déploie dans cette pièce de circonstance une superbe maîtrise. Le compositeur explique dans le livret avoir cité une sonate de Scarlatti en clin d’œil aux auditeurs les plus attentifs. La passacaille de Whitefriars est sans doute une des pièces les plus puissantes et les plus élaborées écrites à Hollywood, surpassant même celle de Jerry Goldsmith pour The Blue Max (Le Crépuscule des Aigles). L’écriture y est d’une densité et d’une maîtrise qui suffit à faire de Raksin un des grands maîtres de l’orchestre. Débutant dans un style à la Bach avec la solennité associée traditionnellement à la forme de la passacaille, la pièce évolue vers une musique de plus en plus complexe et discordante et s’aventure aux confins de la tonalité. La reprise du thème principal dans un climat halluciné, la répétition insistante jusqu’à l’exaspération d’un motif de cordes nous emporte dans une tourmente qui ne s’interrompt qu’avec l’exposition majestueuse du second thème aux trombones. La conclusion prend fugacement l’allure d’une sicilienne et la musique s’éteint dans un climat crépusculaire. Mais le plus fascinant est peut-être que, tout au long d’un mouvement de plus de neuf minutes, Raksin emploie un matériel thématique extrêmement réduit qui se résume quasiment à une simple phrase tirée du thème principal.
Après ce monument, que pouvait-il encore nous offrir ? La réponse tient en un scherzo d’une virtuosité ébouriffante : The Great Fire. Cette grande toccata pour orchestre est une véritable course à l’abîme, construite sur un moto perpetuo en triolet. Surgi du grave des cordes dès l’introduction, ce motif (encore une transformation du début du thème principal !) court ensuite dans toutes les sections de l’orchestre, tandis que bois et cuivres font entendre un passage atonal. Après plusieurs tutti puissants, la pièce culmine en un majestueux choral exposé deux fois aux cuivres, qui s’élève au milieu de la plus intense agitation des autres pupitres. La pièce se termine par une descente rapide vers les profondeurs graves de l’orchestre. Raksin nous livre ici un sommet de musique orchestrale qui soutient la comparaison avec les plus brillantes pièces écrites au XXème siècle. Ces pages ne sont d’ailleurs pas sans rappeler une œuvre contemporaine comme les Métamorphoses Symphoniques de Paul Hindemith, à la fois par son brio et par sa manière de réinvestir les formes musicales du passé. Le Finale (End Title : Amber) s’ouvre sur le deuxième thème d’Ambre qui s’étire langoureusement aux cordes, dans un climat d’une luxuriante volupté évoquant certains mouvements lents de Rachmaninov. A l’inverse du Main Title, qui commence fortissimo et se termine dans la douceur, le finale est une lente et progressive montée vers une gloire extatique. Tout au long de la partition, la finesse du tissage thématique, l’intrication mélodique, cette manière de fusionner des idées mélodiques proches mais différentes rappelle un autre chef d’œuvre de la musique de film, exactement contemporain, The Best Years Of Our Lives (Les Plus Belles Années de notre Vie) d’Hugo Friedhofer.
The Bad And The Beautiful est un film sur le cinéma réalisé en 1952 par Vincente Minnelli, l’un des plus intelligents et des plus profonds consacrés à l’univers hollywoodien. Il s’agit ici encore d’une suite en quatre parties, brève mais suffisamment variée et consistante. L’orchestre, plus léger et transparent que celui de Forever Amber, possède une concision et une clarté qui font défaut à la plupart des musiciens hollywoodiens. Le thème principal au saxophone retrouve les couleurs jazzy de Laura, dont il possède l’élégance et la ligne parfaite. The Acting Besson, qui fait office de mouvement lent, est encore un «à la manière de» où Raksin prend pour modèle un certain romantisme russe académique et compassé (il mentionne Anton Arenski comme source d’inspiration directe). Cette pièce est suivie d’un scherzo plein d’excitation et de souplesse rythmique. Le long finale, Nocturne And Theme, possède une atmosphère de langueur et de sensualité, tempérée par une série de cadences pour clarinette solo. Le thème principal est ensuite repris, ornementé, développé avec une superbe invention. Une coda elliptique conclue la suite sur une note de mystère.
Il faut impérativement saluer la qualité superlative de l’orchestre qui apporte une nette plus-value à la richesse foisonnante de cette musique. Le New Philharmonia – en fait le célèbre Philharmonia de Londres qui modifia légèrement son nom entre 64 et 77 – était à cette époque une des plus belles formations du monde. Les cuivres ont une ampleur prophétique, les cordes sont somptueuses de galbe et d’onctuosité (le Finale de Forever Amber), la cohésion et l’homogénéité des pupitres sont parfaites. La superbe prise de son n’a pas pris une ride. On y retrouve l’aération et la définition caractéristiques de la série des Classic Film Scores. Le livret, de la plume même du compositeur, très éclairant et plein d’anecdotes, est complété par une présentation biographique de Christopher Palmer. Une réédition d’autant plus bienvenue que la discographie du compositeur est très pauvre et que la plupart des enregistrements disponibles, datant des années 40/50, sont desservis par leur âge. Un disque essentiel qui doit figurer dans toute discothèque béophile digne de ce nom.