Body Of Lies (Marc Streitenfeld)

Mensonges et trahisons

Disques • Publié le 10/07/2012 par

Body Of LiesBODY OF LIES (2008)
MENSONGES D’ÉTAT
Compositeur :
Marc Streitenfeld
Durée : 45:07 | 22 pistes
Éditeur : Varèse Sarabande

 

4 out of 5 stars

Troisième collaboration directe entre Ridley Scott et Marc Streitenfeld après A Good Year (Une Grande Année) et American Gangster, Body Of Lies (Mensonges d’Etat) a tout du projet casse-gueule pour le musicien qui n’avait pas encore abordé seul un blockbuster. A ceci près que le film n’appelle pas les clichés du film de guerre ou d’espionnage, le réalisateur abordant les activités de la CIA de manière relativement réaliste, dans un contexte géopolitique crédible. Même si Ridley fait tout de même du Scott… Quant à Streitenfeld, sa tâche n’est pas facilitée par ses prédécesseurs : après Harry Gregson-Williams, John Powell et surtout Hans Zimmer dont il était l’assistant, il attaque un genre musical déjà maintes fois défriché…

 

En adéquation avec l’esprit du film, le compositeur s’est éloigné des canons de la musique d’action aux accents vaguement folkloriques et s’est fondu dans les paysages sonores du Moyen-Orient. Avec le recul, on s’aperçoit que la force des thèmes est moins importante chez Streitenfeld que sa manière de les amener et de les utiliser. Les quelques mélodies entendues dans Body Of Lies sont, plutôt que des leitmotiv pour les personnages, l’expression des circonstances de leurs actions. Et il s’agit moins d’une personnification de la musique que de la création d’atmosphères propices aux développements de l’intrigue, ainsi évidemment qu’un dépaysement total, dû non seulement à la géographie mais également à une orchestration qui s’éloigne de l’utilisation familière des instruments usités dans le style purement symphonique. A l’écoute du score, le rôle du Hollywood Symphony Orchestra and Choir, pourtant crédité, paraît donc limité même si l’on verra l’apport ponctuel et ciblé de quelques instruments de l’orchestre. Dans Body Of Lies, Streitenfeld donne la parole à une source music au réel pouvoir dramatique.

 

Roger Ferris (Leonardo DiCaprio), démuni

 

Le concept d’une musique plus «étrangère» que folklorique permet de transporter l’auditeur sans qu’il se sente en voyage organisé. Dès White Whale, le suspense exprimé par la guitare électrique et les cordes jouées «à l’orientale» semble plutôt familier si l’on considère l’emploi d’instruments connus comme le violoncelle et l’électronique, mais l’instrumentation et l’émergence d’un motif particulièrement important dans le score font de ce morceau une introduction parfaite (l’album non chronologique est d’ailleurs bien conçu) favorisant l’immersion de l’auditeur et traduisant directement un des sujets du film. Le motif, deux notes émergentes qui introduisent un thème louvoyant et torturé, sonne tel un avertisseur – signal destiné autant à Roger Ferris (Leonardo DiCaprio) qu’au spectateur : si le danger vient théoriquement de l’ennemi, le manipulateur est rarement détectable. Ce motif de la défiance reviendra en témoigner par la suite.

 

Dans Punishment, les notes graves martelées par un piano traduisent bien une escalade dangereuse pour l’occidental, mais c’est sans compter l’apport du santur, une cithare iranienne, qui rend l’écoute plus perturbante avec un motif en escalier fermé, ainsi que les cris stridents des cordes dont le son modifié fait douter de leur origine. L’on retrouve d’ailleurs le piano dans Manchester Raid où le danger pour le groupe d’intervention s’amplifie pendant que l’instrument est submergé par un lot de percussions orientales : embusqués dans une maison, les terroristes imposent leur volonté. Et alors que To Amman se désigne peut-être comme le morceau le plus abordable en arborant un folklore plutôt agréable, avec un thème arabisant teintés de percussions légères, les notes martelées, cette fois au santur, viennent détourner le voyage pittoresque. Puis le motif de la défiance, hurlé par un flûte soliste, conclut le morceau en oiseau de mauvais augure. Bien que très simple, ce motif fait l’objet d’une utilisation à la fois discrète et astucieuse dans Aisha : alors qu’un thème très pudique joué par l’oud, instrument avec lequel quelques traits de cordes tentent de dialoguer, les deux notes se font entendre doucement, rappelant que la relation de l’infirmière avec Ferris dépend de la pérennité du mensonge de ce dernier sur son métier.

 

Al-Saleem propose le même thème que White Whale mais l’instrumentation y est à la fois allégée et plus proche, l’écho sur les cordes se faisant beaucoup plus sentir et le solo de violoncelle exprimant mieux sa gravité dans la deuxième partie du morceau. Il en résulte une densité sensitive qui découle du statut du terroriste, cible inatteignable de la CIA. Une portion du parcours du personnage interprété par DiCaprio est d’ailleurs dessinée dans All My Himself et Burning Safehouse : le thème avance d’abord prudemment, les cordes jouées «à l’orientale» mimant celles du milieu dans lequel elles sont censées évoluer, puis le thème se nimbe de regret avec un piano désabusé. Ferris, qui s’adapte naturellement à la culture de ses ennemis, fini par pâtir des agissements de ceux qui devraient travailler dans le même sens que lui.

 

Ferris avec Hani (Mark Strong), une figure des services secrets jordaniens

 

I Am Out reprend le thème arabisant de To Amman avec un arrangement sensiblement différent mais dans lequel la cadence s’accélère tout à coup par l’emballement des percussions et les accords précipités de l’oud. Et alors que l’action s’intensifie encore dans Rabid Dogs (un morceau plus proche de ce qu’a pu faire John Powell, notamment dans l’utilisation des cordes), Lost Vision décrit avec maestria la confusion de ce qui se passe à l’écran par une orchestration à la fois foisonnante et maîtrisée. Après cette suite d’action où certains perdent le contrôle de la situation, vient le temps des remises en question. Half Steps reprend le motif en escalier de Punishment, joué cette fois par une guitare soliste : en réemployant cette figure connue dans des circonstances qui étaient déjà stressantes, le compositeur rend la tension plus palpable encore en s’approchant au plus près des personnages.

 

My Fault fait écho à All My Himself mais les arrangements soustraient l’emphase au thème de Ferris. Enfin, Betrayal reprend White Whale en y apportant également des modifications sensibles, notamment la mise en avant des flûtes agressives et l’alourdissement de la pesanteur par les percussions et les sons électroniques, tandis que Ferris est entre les mains d’Al-Saleem. Bien qu’il ouvre l’album, c’est seulement lors du dénouement que ce thème s’avère être le thème principal du score, celui de la manipulation. Implacable dans sa lente progression et laissant entrevoir sa part de brutalité et de menace, c’est lui qui traduit ce qui motive les personnages ainsi que leurs procédés. En fin de compte, Body Of Lies empêche l’auditeur d’être tout à fait confortable : si, à dessein, il se fond dans le paysage et sait où il met les pieds (à l’image d’un Roger Ferris respectueux et loyal), c’est pour, au final, privilégier l’expression de sentiments négatifs. Difficilement identifiables au début du récit, les enjeux se dévoilent peu à peu au grand jour et la trame musicale trace le chemin vers leur découverte, non sans susciter une certaine amertume. C’est avec une intelligence émotionnelle et un sens aiguisé de la mesure que Marc Streitenfeld déroule une dramaturgie aux ressorts détournés mais finalement explicites.

 

Ferris avec Ed Hoffman (Russell Crowe), collaborateur sans scrupule

Sébastien Faelens