Sparrow (Xavier Jamaux & Fred Avril)

Sur mesure

Décryptages Express • Publié le 25/09/2017 par

SPARROW (2008)Sparrow
Réalisateur : Johnnie To
Compositeurs : Xavier Jamaux & Fred Avril
Séquence décryptée : Ballet Of The Umbrellas (1:07:56 – 1:16:41)
Éditeur : Naïve

 

On ne l’aura jamais pris la main dans le sac. D’abord bien caché derrière son costume de nabab du blockbuster made in Hong Kong, puis derrière les silhouettes de quelques débutants prête-nom à l’abri desquelles il polissait son art de la bricole, sans qu’on puisse jamais vraiment savoir s’il était ou pas un arnaqueur si habile qu’on le laisserait nous faire les poches avec le sourire, en le remerciant presque. Johnnie To, depuis plus de vingt ans maintenant, se joue de nous, nous refilant les même scènes d’un film à l’autre, revisitant sans lassitude tous les clichés du film noir, son genre de prédilection, empruntant aux grands maniéristes du polar leurs fusillades stylisées, ne concevant la mise en scène que comme un exercice de style fétichiste autour de quelques motifs immuables. Par exemple, l’affrontement à mains armées, la camaraderie masculine, ou à l’instar de Jean-Pierre Melville, dont Johnnie To pourrait se revendiquer un des héritiers, la description de professionnels au travail.

 

Des hommes comme Kei et ses complices, pickpockets virtuoses – exactement comme l’homme qui les filme. Le ballet suscité par leur activité inverse élégamment la matière habituelle des morceaux de bravoure des films de gangsters. Ici, il s’agit d’éviter l’affrontement direct, de passer inaperçu, de vaincre en douceur. Le spectacle culmine dans une séquence qui est donc une sorte d’anti-gunfight : il ne faut surtout pas percer le corps des adversaires, mais au contraire, les frôler sans leur laisser la moindre empreinte.

 

Sparrow

 

L’occasion d’un ballet unique dans la filmographie de Johnnie To, qui en regorge pourtant. Ils sont même la raison d’être de son cinéma, peut-être encore plus profondément musical que celui d’autres grands stylistes compatriotes comme John Woo, Tsui Hark ou Stephen Chow. Ses origines martiales et théâtrales, l’importation du savoir-faire des écoles d’opéra, ont participé à l’émergence d’un cinéma chinois fondamentalement axé sur le geste, et donc à la musicalité naturelle. Mais chez Johnnie To, il faut y ajouter un goût authentique pour le cinéma français – Melville, on l’a dit, mais aussi sans doute Truffaut, en témoigne la fascination de la caméra pour les jambes et les talons hauts de Kelly Lin, et surtout Jacques Demy, inspirateur, selon le réalisateur, de l’univers intemporel de Sparrow. On ne s’étonnera donc pas que la musique en soit signée par le versaillais Xavier Jamaux, déjà auteur de celle de Mad Detective, et depuis illustrateur régulier des films de To, dont les images sont si musicales qu’elles se suffiraient presque à elles-mêmes. En ouvrant les parapluies du final de Sparrow, le cinéaste déploie ses instruments habituels : absence de dialogues, bande son économe, et un montage virtuose qui mène la danse à laquelle le musicien est invité.

 

Ayant partagé avec les futurs duettistes de Air ses premières scènes, Xavier Jamaux appartient à ce courant souterrain de la pop française nostalgique de sixties fantasmées, diluant les mélodies easy des maîtres de l’époque avec une mélancolie tenace. Mais élégante : pas d’auto-apitoiement ici, juste un peu d’ironie en passant, un désespoir poli, convenant à merveille à l’élégant Simon Yam, fendant la foule au son d’une samba chaloupée qu’on pourrait croire sortie d’une bande originale de Wong Kar Wai. Loin du minimalisme électro bon marché qui habillait The Mission, film de la reconnaissance, l’approche et la sensibilité de compositeur de Jamaux sont le miroir musical de celles de son réalisateur : sur le canevas d’un genre usé, il élabore une variation soignée, élégante et tenue, mais qui a la vitalité de l’improvisation, et surtout un humour presque incongru. On sourit quand quelques instruments traditionnels chinois s’invitent comme des chiens dans un jeu de quilles, avant de laisser place à… une guimbarde. Difficile d’imaginer orchestration plus improbable, même si l’analogie avec la minuscule lame de rasoir dissimulée dans leur bouche par les pickpockets justifierait presque cette incongruité. Mais en soulignant avec simplicité l’exotisme du regard de To – les instruments sont indiscutablement chinois, la musique ne l’est pas – Jamaux rappelle que le cinéma que le réalisateur s’approprie ici – le style doux-amer d’un cinéaste nantais des années 60 – ne saurait lui être, à priori, plus étranger. Compositeur né à Versailles, parti l’air de rien travailler à Hong Kong, Jamaux incarne élégamment cette idée merveilleuse : réduit à une danse, au spectacle de corps en mouvements, et à l’expression muette d’une sensibilité, le cinéma, comme la musique, touche à l’universel.

 

Pierre Braillon
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