DER HIMMEL ÜBER BERLIN (1987)
Réalisateur : Wim Wenders
Compositeur : Jürgen Knieper
Séquence décryptée : Die Kathedrale der Bucher (0:16:18 – 0:21:00)
Éditeur : Elektra / Nonesuch
« Je est un autre. » Et c’est bien grâce à lui que nous pouvons nous parler à nous même. Mais si, en poètes, nous choisissions de lui donner une forme, un corps, un visage ? Immémorial besoin, auquel on doit sans doute l’origine de la figure de l’ange gardien, dont Wim Wenders, en 1987, veut habiter le regard et à qui il veut faire entendre nos voix intérieures. Silencieuses, nous pouvons néanmoins les écouter par la magie de l’écriture. Qu’est-ce qu’une bibliothèque sinon une polyphonie suspendue et muette ? Pour nous révéler à un peuple angélique dont le pouvoir premier est d’entendre les monologues de nos pensées intimes, le lieu semble bien plus approprié qu’une église, même si la Staatsbibliothek de Berlin, choisie par Wenders, a tout d’une cathédrale des livres.
C’est d’ailleurs le titre que Jürgen Knieper donne à sa composition pour la séquence. Le lieu lui offre un écrin incomparable : au spectacle des alignements de livres et des lecteurs recueillis, nous associons spontanément le silence. Mais Wenders a justement fait un choix à contrepied : sur la bande sonore, au contraire, c’est une prolifération de voix qui accompagne le survol des allées de la grande salle. Déjà musicale, composée de murmures, de fragments de lectures, de réflexions intérieures, en une mosaïque de langues différentes, c’est une masse bourdonnante dont on comprend immédiatement ce dont elle est l’image sonore : la somme des pensées et voix intérieures des lecteurs de la bibliothèque. La nature des anges a été énoncée plus tôt par un trucage gracieux : une paire d’ailes, tout simplement, qui s’efface lentement dans le dos de Damiel, interprété par Bruno Ganz. En voyant ces silhouettes habillées comme lui d’un long manteau monochrome, debout alors que la plupart des personnages sont assis, nous comprenons rapidement qu’il s’agit de ses compagnons. Ce bourdonnement de pensées est donc aussi une matérialisation de ce que seuls les anges entendent. La multiplication des regards à la caméra souligne qu’il va être question de voir au-delà des apparences, d’imaginer que le voile qui recouvre le réel est transparent, et qu’on nous observe depuis l’autre côté. Un effet de mise en scène qui n’est pas sans rappeler le traitement du fantastique propre à Jean Cocteau, dont le chef opérateur de La Belle et la Bête, Henri Alekan, tient ici la caméra pour Wenders.
Knieper, lui, va insister sur la sacralité du lieu et du moment, en apportant à la musique une religiosité épurée, se manifestant par la montée d’un chœur accompagnant l’entrée dans le cadre de Cassiel et Damiel. La psalmodie masculine sous les voix de femmes, les poussées chorales, le crescendo prenant confèrent à la composition une aura de requiem. La présence des voix sans accompagnement instrumental résonne avec une intemporalité renvoyant au passé, ici celui de Berlin, creuset d’où est sortie notre modernité. L’absence de développement mélodique séduisant confère à la musique quelque chose de glaçant, d’étrange, traduisant bien l’inhumanité des anges, aussi bons soient-ils. La musique nous dit aussi la solitude des hommes, chacun perdu dans son ressassement intérieur, inconscient de sa place dans une polyphonie de l’humanité qui ne se révèle qu’en présence des anges, seuls à pouvoir l’entendre.
Au point d’en être si ému que l’un d’entre eux fini par ne rien vouloir tant que troquer son immortalité de pur esprit contre une vie dans un corps corruptible mais capable d’éprouver l’amour. C’est aux mouvements de l’âme de cet ange amoureux que fait écho celui de la musique de Knieper : voix qui, à l’unisson, puissantes, enserrent le cœur et témoignent d’une force inconnue de chacun des chanteurs, et voix détachées, murmurées ou psalmodiées, n’appartenant qu’à ceux qui les prononcent, indistinctes dans la masse sonore, mais possédant chacune leur timbre, leur langue, leur rythme unique et propre. Comme à Damiel, elles nous procurent le sentiment merveilleux et fatal qu’il en est une parmi elles qui ne parle que pour nous, cet autre Je que l’on a parfois l’illusion d’avoir retrouvé, et auquel nous ne pouvons rien faire d’autre que répondre : je t’entends.