La Belle et la Bête (Georges Auric)

Monstre et merveilles

Décryptages Express • Publié le 20/02/2017 par

LA BELLE ET LA BÊTE (1946)La Belle et la Bête
Réalisateur : Jean Cocteau
Compositeur : Georges Auric
Séquence décryptée : Couloirs Mystérieux / Apparition de la Bête (29:32-35:24)
Éditeur : Naxos

 

Devenir cinéaste ne fut rien d’autre, pour Jean Cocteau, que la continuation de sa vie de poète par d’autres moyens. En assemblant des images en mouvement, trouver cette tension entre pur jeu avec le langage et possibilité d’une interprétation intelligible qui définit toute poétique. Comme le mythe Arthurien ou la mythologie grecque, dont Cocteau tirera pièces et films, le conte de fées est un cadre idéal à cette recherche : riche en images, il développe sa dramaturgie sur les soubassements de la psyché humaine, laissant remonter à la surface les images résonnant le plus puissamment avec nos pulsions parfois contradictoires. Comme celle qui survit à travers les innombrables déclinaisons de l’histoire de la Belle et la Bête : le désir le plus bestial peut-il se métamorphoser en l’amour le plus humain ? La morsure peut-elle se faire baiser ?

 

Pour le savoir, il faut essayer de dompter la Bête, et prendre le risque, en l’approchant, de se faire prendre par elle. Ce risque, Belle veut le courir, d’abord pour l’amour de son père, ne supportant pas l’idée que la Bête en fasse son festin après que le marchand ruiné lui ait, sans le savoir, volé une rose. Rejoindre le domaine de la Bête, c’est aussi, pour la jeune fille, s’écarter d’une vie réduite à son utilité domestique pour partir à la recherche d’elle-même. Ce qui impose d’accepter sa part d’ombre, d’informulé… de magie. Soit les ingrédients essentiels de la féérie selon Cocteau, symbolisée à l’image par le destrier enchanté de la Bête, que Belle accepte de chevaucher pour se laisser emmener en son royaume (1). Un royaume d’ombre et de lumière, sculpté en noir et blanc par Henri Alekan, chef-opérateur débutant, invité par Cocteau à reproduire les images oniriques mais précises de l’illustrateur Gustave Doré, jusqu’au mimétisme parfois. Un film en noir et blanc, mais pas sans couleurs : celles, orchestrales et chatoyantes, de la partition de Georges Auric.

 

Passionné de ballet, mélomane affuté, Cocteau est un peu l’âme, le temps de sa brève existence, de l’informel groupe des six, auquel appartient le compositeur du film. Une poignée de musiciens français réunis par l’amitié plutôt qu’une esthétique commune, dont la plupart des membres, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Germaine Tailleferre et Georges Auric, composeront régulièrement pour le cinéma ou la télévision. Cocteau et Auric partagent un goût pour la musique scénique qui va trouver un écho marqué non seulement dans la partition de la Belle et le Bête, mais également dans sa décoration, devenant parfois scénographie, et le jeu des comédiens, basculant dans la chorégraphie.

 

La Belle et la Bête

 

Cette inspiration fertile éclate lorsqu’au terme de sa chevauchée, Belle découvre le domaine magique de la Bête. Propulsée par des salves de cuivres transformant le trot placide du cheval en galop endiablé, la musique de la traversée de la forêt, se pare d’accents d’aventure hollywoodienne. Or, cette familiarité musicale confortable nous endort pour mieux nous préparer à un réveil paradoxal : après un fondu au noir, c’est la porte du royaume des rêves qui s’ouvre, pour laisser entrer Belle.

 

Débute alors un ballet onirique, d’une grâce folle, à la fois évanescent et concret : l’extrême ralenti engourdit le mouvement mais caresse voluptueusement l’œil, et souligne la matérialité des murs de tissu et des trucages que Cocteau aimait réaliser à vue, à même le plateau, tel un prestidigitateur de théâtre. On peut même saisir un bref regard de Josette Day vers la caméra, alors que sa course l’en approche presque dangereusement. Rien ne semble fait pour nous cacher l’artificialité de ce que nous voyons. On en voudrait presque à Cocteau, qui nous a demandé au début du film de le regarder avec les yeux de l’enfance : comment pourrait-on y croire ?

 

Il suffit d’écouter la musique d’Auric. D’abord délicate : une note tenue par le chœur, reprise par les cordes, rythmée par un piano discret, ponctuée délicatement au celesta. On reconnaît là les outils de la magie selon Maurice Ravel, ceux des ensorcelants Daphnis et Chloé et L’Enfant et les Sortilèges. Plus que de l’inspiration, c’est la réaffirmation, plus de trente ans après, de la modernité de l’approche du compositeur de Pavane pour une Infante Défunte et Gaspard de la Nuit, et de sa valeur appliquée à l’image. L’effet des chœurs est saisissant, d’autant plus que les voix n’articulent pas de mots : ce sont des notes soutenues, comme si la demeure de la Bête était vivante et se mettait à chanter doucement, comme pour séduire Belle, l’envelopper dans un songe bienveillant et ouaté. Le palais se met d’ailleurs à parler : élégamment, Cocteau, plutôt que d’essayer d’animer les objets, les cadre et les laisse se nommer eux-mêmes dans le dialogue. « Je suis la porte de ta chambre », « je suis ton miroir… » Mais ce chant doucereux est un chant des sirènes : Belle le comprend en voyant s’ouvrir la couverture du lit, une fourrure semblable à celle du fauve maître des lieux, pour l’inviter à se coucher.

 

La Belle et la Bête

 

Prenant peur, la Belle fuit la chambre. Après un bref silence, lorsque la porte massive s’ouvre sur le jardin, les conventions de la musique de suspense reprennent leurs droits. D’atmosphérique et onirique, la musique se fait plus illustrative, plus attentive aux gestes et mouvements animant l’écran, traduisant le passage de l’héroïne d’un songe enveloppant à une angoisse mettant en alerte ses sens… Les cordes stressent, une descente de notes accompagne celle de l’escalier menant à la tanière de la Bête, les cuivres saluent son apparition dans un éclat agressif typique du surgissement des monstres à l’écran, synchrone du cri d’effroi de Belle, qui s’évanouit. Comme repus de son angoisse, ils continuent de gronder par intermittence sous les cordes, mais plus bas. La musique, inquiète, finit par se calmer. Jean Cocteau, qui sait disposer d’une composition exceptionnelle, mais dévorant l’écran, et risquant d’accaparer l’attention du spectateur, comprend que pour la mettre en valeur sans amoindrir celle des images, il doit savoir laisser s’imposer le silence.

 

La Bête, portant la Belle, traverse donc le couloir aux chandeliers vivants dans une absence de bruit et de son presque cérémonielle. Montant ensuite vers la chambre dévolue à Belle, ils se dissolvent dans l’image, à la faveur d’un génial éclairage d’Henri Alekan, se fondant dans l’arrière plan, sans qu’on puisse dire qui des ténèbres ou de la lumière avale les personnages. L’image sera reprise, mais cette fois en musique, sur un mode lumineux, lorsque le Prince et Belle, cette fois consentante, s’envolent pour conclure le film.

 

La scène se referme sur cette étreinte de conte de fées. Pâmée dans les bras de la Bête, la Belle a succombé à sa bestialité – symboliquement. C’est la force du film, d’où il puise son intemporalité : avoir su, tout en gardant la portée profonde et les ambigüités du récit, rester à la surface du lac des pulsions, sans jamais mettre à jour ce qui s’agite dans ses profondeurs. Le chatoiement de la lumière sur l’eau recouvrant cet inconscient, l’expression parfois brutale de la peur de s’y noyer, l’ajout de couleurs à ce paysage tout en nuances de gris, pourtant dépeint avec des moyens primitifs, telles sont les beautés de la musique de Georges Auric, dont l’ombre grandissante, comme celle du père de Belle pénétrant dans le château de la Bête, ne cessera d’ouvrir des portes tout au long de l’histoire du merveilleux au cinéma. Le film de Cocteau en constitue peut-être le chef d’œuvre le plus pur, et la partition d’Auric le creuset musical le plus inépuisable.

 

 

(1) Comme Jonathan Harker montant à bord du fiacre envoyé par le Comte Dracula – un écho dont Francis Ford Coppola tirera l’alibi idéal pour piller méticuleusement la filmographie de Jean Cocteau dans son grand braquage qu’il aurait fallu titrer Jean Cocteau’s Dracula, plutôt que Bram Stoker’s Dracula – l’intégralité des trouvailles visuelles du film étant reprises telles quelles de la filmographie du poète français.

Pierre Braillon
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