LE JOUEUR D’ÉCHECS (1927)
Réalisateur : Raymond Bernard
Compositeur : Henri Rabaud
Séquence décryptée : Boze Cos Polske (0:51:34 – 0:55:38)
Éditeur : Inédit en disque
Abel Gance lui-même l’avait pris en grippe, et laissait rarement filer une occasion de transpercer de banderoles fielleuses le crédit grandissant de son rival. Cette bataille d’égos, hier sans merci, a sombré depuis lors dans l’oubli, en même temps que les aspirations de Raymond Bernard à donner une réponse française aux monumentales fresques de David W. Griffith. Que les flamboyances d’avant-guerre du cinéaste, couplées au triomphe que lui fit le public dès son coup d’essai épique, Le Miracle des Loups, aient pu être érodées ainsi par le passage des ans, ne laisse pas d’abasourdir. Sans compter qu’avec sa seconde superproduction, Le Joueur d’Échecs, il s’empressa de transfigurer son tout nouveau statut, déjà admirable, de chef de guerre inspiré et de technicien hors pair pour devenir, tel un papillon s’extrayant de sa chrysalide, un conteur lyrique sujet aux plus belles fulgurances baroques. C’était là un véritable don des cieux pour le compositeur Henri Rabaud, fabuleux pionnier qui, se lançant dans le cinéma comme dans une foucade sans lendemain, « inventa » alors la musique pour l’image, lié par une fraternelle alchimie à l’immense tandem Eisenstein-Prokofiev et au tonnerre wagnérien déchainé par Gottfried Huppertz au sein des blockbusters de Fritz Lang.
Un petit mot, ici, s’impose au sujet de Carl Davis. Musicien et chef d’orchestre de renom, l’homme a œuvré sans relâche pour le bénéfice du cinéma muet, au point de figurer désormais parmi ses mécènes les plus précieux. Si Le Miracle des Loups, seulement audible aujourd’hui dans une très frustrante réduction pour piano, n’est plus que le spectre des déploiements de force d’Henri Rabaud, il en va tout autrement du Joueur d’Échecs. Deux morceaux de bravoure, en particulier, sont sortis grandis du bain de jouvence dans lequel Davis immergea le film en 1991 : le ballet mortel des automates, et ce qui nous intéresse à cette heure, à savoir l’irrésistible charge sonnée par les insurgés polonais. Une vague déferlante pleine de panache… qui n’existe nulle part ailleurs que dans l’esprit exalté de Sophie Novinska, égérie de la rébellion contre les oppresseurs russes. Le montage de cette séquence ne cesse, à cet égard, d’entretenir la confusion, gommant les frontières de l’espace et du temps entre le champ de bataille jonché de rocs, et le salon luxueux où siège Sophie. Celle-ci, les yeux inquiets, jette aux orties toute vraisemblance géographique en « voyant », à des lieues de distance, le tournant désastreux que prend un combat par trop inégal. Sous les mousquetades roulantes des cuivres, les armées de Catherine II paraissent marcher inéluctablement vers une nouvelle et écrasante victoire.
Mais la jeune fille ne peut s’y résoudre. Emportée par son caractère de pasionaria, qui a déjà enflammé les réunions secrètes données à l’insu de son baron de père, elle s’installe au piano et entonne d’une voix vibrante l’hymne d’indépendance. Henri Rabaud, aussitôt, vole à son secours, tout l’orchestre s’employant dans une majestueuse débauche à porter jusqu’aux oreilles de ses compatriotes guerroyant son extatique péan. Ce faisant, le compositeur s’octroie aussi un menu arrangement, cette fois avec l’Histoire, laissant triomphalement éclater Boze Cos Polske, un chant national que son auteur Alojzy Felinski n’écrivit qu’en… 1816. Soit plusieurs décennies après les évènements relatés ici. Un pieux mensonge, ou une omission étourdie, que l’on a tôt fait d’oublier face au visage transformé de Sophie. Son regard écarquillé toujours, mais scintillant désormais d’un éclat indomptable, elle voit les arêtes de pierre où se meurtrissent cruellement ses compagnons remplacées par une plaine gigantesque, qui semble ne pas avoir de fin, et que recouvrent pourtant de nobles cavaliers lancés au triple galop. Parmi eux, l’image récurrente d’un tout jeune Polonais, paré d’un sourire qui est comme une réponse pleine d’optimisme à l’incandescence romantique dont Rabaud commande la folle ruée.
Hélas, si Raymond Bernard, son héraut musical et Sophie ont un peu l’air de n’en avoir fait qu’à leur tête depuis le début de la bataille, il n’est rien entre leurs mains qui puisse affecter son dénouement. Le compositeur, avant tout le monde, dessine les premières lézardes à la surface de ces images édéniques et barbouille de brou noir les cors, moins éclatants, tout à coup, que violemment bilieux. Les chimériques œillères de l’héroïne tombent à leur tour, et lui révèlent, à sa grande horreur, le triste état de son valeureux soldat, abattu et s’étranglant avec son propre sang. C’est plus que ses nerfs n’en peuvent endurer, elle dont la noble ascendance l’avait toujours préservée d’un monde qu’elle savait injuste, au-delà des murs de sa maison, mais qu’elle découvre maintenant affamé de carnage. Laissant agonir soudain toute révolte patriotique au profit de son thème, d’un goût exquis de dragée rose, elle cherche un peu de réconfort dans les colifichets agrémentant son existence dorée. Comme ce ravissant collier de perles qui scintille à son cou, ou ce portrait d’elle-même, peint par un galant éperdu d’adoration, qui lui donne le port superbe d’une femme maitresse de son destin. Sophie se faisait un film, elle vient d’en amorcer un autre. A peine moins fallacieux, celui-là, que le précédent.