Doctor Zhivago (Maurice Jarre)

Autant en emporte la balalaïka

Disques • Publié le 05/04/2019 par et

Doctor ZhivagoDOCTOR ZHIVAGO (1965)
LE DOCTEUR JIVAGO
Compositeur :
Maurice Jarre
Durée : 69:27 | 45 pistes
Éditeur : Sony Classical

 

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Un drame historique de David Lean, d’après Boris Pasternak, avec Omar Sharif, Julie Christie, Géraldine Chaplin, Alec Guiness et Rod Steiger, qui conte les tribulations d’un jeune médecin de bonne famille, poète de vocation, dans le cadre de la révolution russe de 1917. Le scénario écrit par Robert Bolt condense habilement l’histoire foisonnante du livre, évoquée en flash-back du point de vue des années 1930. Somptueusement réalisé, magnifié par la photographie à l’esthétisme marqué de Freddie Young, débordant de scènes spectaculaires (la charge des Cosaques sur un groupe de protestataires, l’interminable périple en train de la famille Jivago, le paysage hivernal dans lequel le docteur doit cheminer pour rejoindre Lara dans une maison déserte…), le film privilégie l’aspect sentimental au détriment d’une vue plus universelle et humanitaire qui aurait conforté l’impact final de l’œuvre. Célèbre à juste titre, le score ponctue admirablement le récit. Maurice Jarre y insuffle une chaleur, une émotion dont la spécificité slave est importante : c’est elle qui apporte cette vibration romanesque dont les couleurs un peu amères soulignent l’immensité et l’âpre beauté des paysages russes. Le personnage de Lara, dont le héros est tombé amoureux, bénéficie d’une mélodie poignante, ardente et passionnée, qui a fait le succès de l’œuvre.

 

Omar Shariff & Julie Christie

 

« Monsieur Lean, si je puis m’exprimer ainsi, Jarre est excellent pour les grands espaces et le sable. Mais Hollywood dispose de meilleurs compositeurs pour la Russie et la neige. » (1) Mais David Lean sait ce qu’il veut et les exécutifs de la MGM devront bien s’y résoudre : c’est donc bel et bien le compositeur français qui, un jour de 1965, rejoint le tournage espagnol de Doctor Zhivago. Par ailleurs, comme il en a l’habitude, le réalisateur s’est déjà préoccupé de la musique de son film : un son de balalaïka en tête, il pense même avoir résolu la question du thème principal, souhaitant utiliser pour cela une vieille chanson russe qui semble convenir parfaitement. Au final ? Pas moins de deux douzaines de balalaïkas (en un ensemble improvisé) au sein de l’orchestre et, en lieu et place d’une chanson dont les droits s’avèreront difficiles à localiser, tout simplement une mélodie qui deviendra l’un des thèmes musicaux les plus célèbres du cinéma, un air si aisé à fredonner que sa notoriété auprès du grand public ne se dément pas depuis maintenant une quarantaine d’années et qui, à l’instar de celui de Lawrence Of Arabia, s’impose comme le thème le plus emblématique de la carrière de Maurice Jarre.

 

Peut-on pour autant, comme cela est (trop ?) souvent fait, résumer cette contribution à un simple « tube » détrônant les Beatles (anecdote appréciée par Jarre) de leur première place du hit-parade de l’époque ? Non, bien sûr. D’ailleurs, seule une mise en perspective de ce thème au sein d’une partition considérée dans son intégrité permet de dissiper un malentendu tenace. Car ce qui est connu chez nous comme la Chanson de Lara (Lara’s Theme), naguère popularisée par les Compagnons de la Chanson sur des paroles de Hubert Ithier, n’est pas à strictement parler le thème attribué au personnage de Lara, ni même celui de la balalaïka du film, instrument qui permet à plusieurs reprises de lier les destins des différents protagonistes. En fait, c’est tout cela à la fois et plus encore, tant cette mélodie (entêtante sur la longueur) semble trouver sa place au sein du récit pour évoquer une notion moins tangible : l’idée même d’inspiration, celle (créatrice) de l’artiste. C’est peut-être là en effet qu’il faut chercher la pertinence de ses interventions tout au long du film : inspiration symboliquement transmise à Yuri lorsqu’il reçoit la balalaïka de sa mère musicienne défunte (scène des funérailles), inspiration provoquée par des visions poétiques (un champ de jonquilles, le son d’une chute d’eau, la lune), inspiration de l’amour via l’être passionnément aimé (Lara donc), trouvant sa concrétisation dans l’écriture d’un cycle de poèmes, ou, finalement, inspiration à nouveau transmise et se manifestant sous la forme d’un don inné chez une jeune fille, permettant ainsi au public de voir en elle l’enfant de Yuri et Lara. Ce thème musical, quoique central, ne doit cependant pas faire oublier les autres aspects de la partition mis à son service.

 

La charge des Cosaques

 

« Chez moi, l’idée d’orchestration vient avant le thème lui-même. » (2) Celle de Zhivago est foisonnante. Outre l’ensemble de balalaïkas déjà mentionné, l’orchestre de la MGM est pour l’occasion mobilisé dans sa plus grande largeur (110 musiciens) et est pourvu, en plus de l’effectif traditionnel, d’instruments de toutes sortes : piano électrique, orgue, clavecin, accordéon, cithare, gong, entre autres petites choses que l’on ne s’attendrait pas à entendre ici, telles un koto (cithare japonaise), quelques shamisens (l’instrument favori des geishas) et même un synthétiseur Moog, à l’époque tout juste inventé (et dont l’heure de gloire n’interviendra que deux ans plus tard avec le fameux album Switched On Bach de Wendy Carlos). Ainsi armé, et malgré un montage final qui tronquera quelque peu les intentions initiales du compositeur, Maurice Jarre réussit subtilement à tirer parti des forces en présence et confectionne sur mesure à l’intention des images de David Lean un tissu musical hautement dramatique d’autant plus admirable qu’il s’avère presque tout entier au service de la mélodie principale. De fait, il n’est guère ici d’autres clartés que la sienne. Même les valses pourtant raffinées des soirées de la haute société russe, symboles d’un pouvoir tsariste en sursis, ont déjà perdu leur éclat, avant d’être tout bonnement chassées par les chœurs révolutionnaires. Ce ne sont ensuite qu’accents tragiques, dissonants et étouffants, ceux de la guerre et du règne violent du bolchevisme. C’est dire alors combien cette Chanson de Lara, constamment rehaussée au sein d’une partition relativement sombre dans son ensemble, n’en paraît que plus lumineuse et salvatrice, au point que son omniprésence dans les derniers chapitres du film paraisse presque naturelle tant elle symbolise un besoin vital de liberté.

 

Bien qu’unanimement reconnue comme un incontournable de la musique au cinéma, la contribution de Maurice Jarre pour Doctor Zhivago souffre néanmoins aujourd’hui (à l’image du film) de se voir trop facilement parée de l’étiquette d’un soi-disant classicisme, manière polie de ranger une partition jugée vieillotte dans un placard poussiéreux duquel, par la grâce presque miraculeuse du public, il convient de sauver l’éternelle Chanson de Lara. Il est plus que temps de redorer un blason ainsi terni et de permettre à la partition toute entière de recouvrer le statut qu’elle n’aurait jamais du quitter : plus qu’un classique, jusque dans ses moindres détails, un authentique et exemplaire chef-d’œuvre.

 

Omar Shariff & Julie Christie

 

(1) Kevin Brownlow – David Lean, une vie de cinéma – Éditions Corlet, 2003.

(2) Cinéma 64 n°89 – Septembre/Octobre 1964.

Florent Groult
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