Suspiria (Goblin)

Jouir et mourir

Décryptages Express • Publié le 31/07/2017 par

SUSPIRIA (1977)Suspiria
Réalisateur : Dario Argento
Compositeur : Goblin
Séquence décryptée : Suspiria (0:00:00 – 0:06:02)
Éditeur : Cinevox

 

Camé, mégalo, torturé, griffonnant des riffs visuels enfiévrés avec la précision qu’offre le regard des possédés, c’est parce qu’il se comportait comme la première rock star du cinéma d’horreur que Dario Argento fut, le temps d’un film génial, le cinquième membre des Goblin, le groupe qui allait soulever, dix ans durant, les foules des dance-floors italiens au rythme de leur horror music. Pensée, commercialisée et passée à la postérité autant comme bande originale que comme un album de rock progressif abrasif, la musique de Suspiria escalade les cimes et plante avec fracas son drapeau à un sommet jamais dépassé depuis. Pour libérer sa créativité, Argento s’est décidé à franchir le seuil du rationnel qui corsetait encore ses premiers films, des énigmes policières, et à embrasser les figures du cinéma fantastique. Celles de la magie noire et du couvent de sorcières, à l’invitation de sa muse d’alors, Daria Nicolodi. Dissimulées derrière la façade d’une école de danse réputée, les fiancées du diable seront les initiatrices, quatre-vingt-dix minutes durant, de la jeune Suzy Bannion, américaine croyant venir apprendre l’art du ballet, qui découvrira en fait sa sexualité de femme. Un sabbat halluciné, insensé, onirique et sauvage, sans équivalent, et qui impose, avant même qu’une seule image ne perce le noir de l’écran, la musique des Goblin comme son grand ordonnateur.

 

Une rafale de tambours déferle à peine le générique lancé. Un début tonitruant, qui doit autant au concert rock qu’à l’ouverture d’opéra, manière pour Argento de prévenir qu’il n’y aura dans son alchimie aucune hiérarchie entre les ingrédients, tous jetés avec le même amour et la même folie dans son creuset. De même pour les Goblin. À L’orchestre symphonique, symbole du vieux monde qu’Argento veut laisser derrière lui, sont préférés des instruments exotiques, distribués comme dans une formation rock : soubassement obsédant de la batterie, rythmique confiée au célesta, apparitions mélodiques d’un bouzouki puis d’un orgue, et vocalises déchaînées du claviériste Claudio Simonetti lui-même.

 

La sinistre Académie de danse de Fribourg

 

Aux tambours s’ajoutent des frottements de cordes jouant avec la dissonance, auxquels succède rapidement la ritournelle devenue mythique du film, un arpège trouvé par Simonetti à la dernière minute. Mais il est vite interrompu, simple annonce du programme à venir, par une remontée des cordes frénétiques. Un coup de cymbale résonne, sonnant la fin de cette ouverture en forme d’électrochoc sonore. L’image s’éclaire : le tableau d’arrivées d’un aéroport européen. A moins qu’il s’agisse de l’antichambre de l’enfer ? Le rouge qui sature le hall de débarquement des voyageurs peut le faire croire. La reprise de la musique va permettre à Argento de clarifier le statut particulier qu’il va donner à la musique. L’apparition et l’interruption de la ritournelle est parfaitement synchronisée avec l’ouverture des portes automatiques donnant sur la rue enténébrée. Comprendre : la bande originale est un bloc sonore, une entité musicale qui a une existence physique à l’écran. Elle incarne littéralement la présence maléfique d’Elena Markos, la sorcière de Fribourg, et si les personnages ne peuvent pas l’entendre, ils sentent sa présence. Elle semble d’ailleurs accueillir en fanfare Suzy. L’orage qui se déchaîne, le vent, la pluie qui la gifle, les taxis qui l’ignorent, le monde dans lequel vient d’atterrir la danseuse américaine semble tout entier soumis au désir maléfique de la sorcière.

 

Une fois franchi le sas, la boucle du célesta reprend, mêlée à l’orage. Plus développée, elle est traversée de soupirs et de scansions de mots incompréhensibles, zébrés par des « Witch ! » claquant comme la foudre. De là, on est emportés par un flot sonore, parfois expérimental, toujours entêtant, toutes les aiguilles dans le rouge. Un opéra-rock hallucinant, une fusion de l’image et du son inégalée aujourd’hui encore, conçue comme un album concept par le groupe et Argento, enfermés dans un studio dont les producteurs leur ont laissé les clefs, et une carte blanche, suite au succès retentissant du Profondo Rosso de 1975, le galop d’essai du groupe, un abordage musical imprévu, opéré en contrebande après que le compositeur initial, Giorgio Gaslini, eut été écarté par un Argento insatisfait et affamé de sons nouveaux.

 

D’ailleurs, le moindre des éclats de la bande originale de Suspiria ne fut pas de braconner avec l’arrogance de la jeunesse sur un territoire que Morricone avait délimité de sa baguette de maestro trois films durant : L’Uccello dalle Piume di Cristallo (L’Oiseau au Plumage de Cristal), Il Gatto a Nove Code (Le Chat à Neuf Queues), Quattro Mosche di Velluto Grigio (Quatre Mouches de Velours Gris). Pour goûter la gloire populaire, Ennio devra attendre de vendre une mélodie kitsch, composée pour Belmondo, à des restaurateurs de chiens gastronomes. Morante, Simonetti, Pignatello, Marangolo l’auront reçue des pistes acres et bariolées de néons des night-clubs italiens. Moins l’opportunisme d’une époque que la logique d’un attachement jamais démenti pour la valeur viscérale et presque primitive de la musique, affolant le palpitant et nouant les tripes avant de chercher à charmer l’oreille ou se satisfaire d’une expérimentation purement cérébrale. « La forme, c’est comme un coup de couteau » disait Argento. A l’image d’un des plans de Suspiria : en plein dans un cœur mis à nu.

 

Pierre Braillon
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