Aleksandr Nevski (Sergueï Prokofiev)

Le chant des partisans

Décryptages Express • Publié le 06/03/2017 par

ALEKSANDR NEVSKI (1938)Aleksandr Nevski
Réalisateur : Sergueï Eisenstein
Compositeur : Sergueï Prokofiev
Séquence décryptée : The Battle On The Ice (0:55:55 – 1:23:30)
Éditeur : RCA Victor

 

A trop s’étendre vers l’est, l’ombre de l’aigle allemand trouvera dressé l’ours russe sur la neige immaculée d’un lac gelé, prêt à mourir sur sa terre natale plutôt que de l’abandonner à l’envahisseur. Un avertissement imagé, sans demi-teinte, que Staline souhaite adresser au pouvoir hitlérien. Une ombre noire, repoussée sur la neige blanche : la grammaire cinématographique d’Eisenstein n’a pas besoin de couleurs pour servir le message du pouvoir soviétique et trouve dans la bichromie le pinceau puissant et idéal à la composition des tableaux bellicistes confiés ensuite à la baguette de Sergueï Prokofiev. Le compositeur en donne une traduction toute en blocs sonores s’opposant avec un manichéisme musical à l’unisson de celui de l’image. Une dualité qui ne pouvait culminer qu’à travers une scène de bataille, l’affrontement titanesque au cœur du film, voyant la terre de Russie elle-même engloutir l’envahisseur Teuton.

 

Percevant quel outil formidable de propagande, de rayonnement de la culture soviétique et d’unification d’une union de républiques s’étendant des portes de l’Europe à celles de l’Asie, pouvait devenir un cinéma au service du pouvoir, Staline doit faire usage habile de ses artistes. N’admettant aucune recherche formelle débridée, qui serait forcément l’expression d’un individualisme contre-révolutionnaire, le dictateur ne peut pourtant, s’il veut obtenir le cinéma national dont il rêve, se contenter de faire reprendre les recettes des autres, ou d’aller chercher celles d’un passé dont il s’agit de faire table rase. Les artistes en arrivent donc à devoir créer dans le carcan de ce paradoxe : pour inventer ce cinéma radicalement soviétique, il leur faut trouver le compromis acceptable entre expérimentation formelle fertile et conforme aux canons du pouvoir, et revivification de traditions musicales et picturales aimées du plus grand nombre mais compatibles avec l’élan collectiviste et la nouvelle esthétique voulus par Staline.

 

En rabattant un peu de leurs recherches passées, Eisenstein et Prokofiev parviennent à forger, avec Aleksandr Nevski, ce film idéal, cinéma total dont le réalisateur rêvait déjà alors que le cinéma n’était pas encore sonore, à l’époque du Cuirassé Potemkine, pour lequel il fait composer une partition originale plutôt que de s’en remettre, selon l’usage, au répertoire préexistant. C’est pourtant ce que fait Prokofiev, levant le pied sur les expérimentations peu goûtées en haut lieu de la cantate Octobre, en donnant au peuple russe les voix d’un grand chœur  chantant des thèmes populaires et galvanisants, aux harmonies naturelles. La dissonance et la brutalité orchestrale sont pourtant bien présentes, mais elles servent à dépeindre les maléfiques croisés de l’ordre des Chevaliers Teutoniques, auxquels Alexandre va faire face sur le lac des Tchoudes, fort de la combativité de l’armée populaire que son charisme a levé. Le soutien du peuple, mais aussi celui, tellurique, de la terre Russe elle-même, se soulevant pour défendre ceux qui y sont nés.

 

Prince Russe contre Chevalier Teuton

 

La guerre possible avec l’Allemagne nazie, une guerre de conquête de territoires, se traduit littéralement, à l’écran, par une guerre d’occupation du champ de l’image. Venant de très loin du fond de l’image, les cavaliers teutons sont accompagnés par un crescendo orchestral et rythmique parfaitement synchrone, fusionnant le son et l’image avec une intensité justifiant le statut que la séquence conserve dans l’histoire du cinéma épique. Menaçante et reptilienne, la ligne mélodique associée aux envahisseurs culmine avec l’intrusion d’un chœur presque fanatique opposé à celui, joyeux et harmonieux, des russes. A travers cette utilisation duelle des voix du chœur, c’est l’affrontement de deux peuples que Prokofiev illustre.

 

Lorsque les moujiks sont invités à riposter, la musique se fait joyeuse, signe de la réussite de la contre-attaque. C’est même une cavalcade presque foraine qui accompagne les coups que font pleuvoir les combattants d’Alexandre sur leurs ennemis. Une moquerie répétée plus loin lorsque, cruel, le compositeur ponctue la noyade des chevaliers teutons d’une note de trompette mourant si lentement qu’on se croirait dans un des cartoons reêvés par Eisenstein.

 

Avant que la glace couvrant le lac ne se brise pour engloutir les envahisseurs, c’est par le combat singulier entre Alexandre et le chef des croisés que culmine la séquence. Intégrant dans sa musique, par les percussions, la sonorisation des coups d’épées, ce duel est la quintessence d’un film portant à sa perfection le motif des oppositions presque géométriques : visages découverts contre masques impassibles, percussions et cuivres dissonants contre trompettes entraînantes et chansons harmonieuses, peuple contre chevaliers, communistes contre fascistes, blanc contre noir. Un manichéisme sublimé par la fusion de la musique de Prokofiev et des cadres d’Eisenstein. Un manichéisme qui volera en éclat dès le film suivant associant le compositeur et le cinéaste, Ivan le Terrible, qui sera nettement moins au goût du pouvoir. On ne s’étonnera donc pas qu’il marque l’intrusion de la couleur dans l’univers plastique d’un des plus grands couples de créateurs du cinéma.

 

Pierre Braillon
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