Entretien avec Mikael Carlsson

De MovieScore Media à ScreamWorks

Interviews • Publié le 18/09/2014 par

 

 

Compositeur autodidacte dont la seule formation à la musique a consisté en six ans de piano, Mikael Carlsson a grandi dans une famille musicale, mais a initialement choisi de poursuivre, pendant les 15 premières années de sa vie professionnelle, une carrière de journaliste, rédacteur et enfin rédacteur en chef pour plusieurs journaux en Suède. Puis, en 2005, il a changé son fusil d’épaule et décidé de consacrer sa vie à la musique, composant pour une chorale et écrivant des musiques originales pour plusieurs programmes télévisés suédois. La même année, il a également créé son propre label de musique de film, MovieScore Media, produisant plus de 270 albums au cours de la décennie qui a suivi. Il est aussi fréquemment sollicité par d’autres éditeurs pour produire des albums de bandes originales. Sa connaissance approfondie du classique et de la musique de film combinée à sa sensibilité artistique et au réseau qu’il a construit avec les professionnels du milieu en font un producteur et consultant très demandé pour de nombreux concerts de musique de film à travers l’Europe, en particulier ceux du Festival International de Musique de Film de Cordoue, ou nous l’avons rencontré pour un entretien exclusif.

 

Vous souvenez-vous de votre premier contact avec la musique de film ?

J’avais 7 ou 8 ans, et mon père a vu Close Encounters Of The Third Kind (Rencontres du Troisième Type) au cinéma. Il a été ébloui par ce film, par ses proportions spectaculaires. Il a donc acheté le LP, et nous l’a fait écouter, à ma mère et moi, encore et encore, en racontant l’histoire du film, ce qui était assez effrayant pour un enfant, sachant qu’il s’agit d’extra-terrestres qui enlèvent un enfant… C’était ma première exposition à la musique de film, et je pense que ça a déclenché mon intérêt pour la musique classique, que j’ai exploré à partir de là. Puis j’ai redécouvert la musique de film lorsque quelqu’un m’a introduit à la musique de John Williams, et j’ai réalisé qu’on y trouvait les qualités que je recherchais dans le classique : le contenu émotionnel, la grandeur de Williams…

 

Vous travaillez pendant 15 ans en tant que journaliste, puis vous décidez de tout quitter…

J’y ai été contraint par le chômage. J’ai été impliqué dans le lancement d’un journal, et j’en suis devenu rédacteur en chef. Malheureusement, ça n’a pas marché, donc après un an et demi, le journal a été fermé. J’ai donc décidé qu’il était peut-être temps pour moi de faire ce qui avait toujours été une véritable passion : la musique. J’ai commencé en me partageant entre la composition et un peu de journalisme en musique classique, avant de me dire qu’il pourrait être intéressant de s’impliquer dans un label. J’ai essayé de débuter une carrière de compositeur pour la TV, pour des séries, mais j’ai vite compris que ce n’était pas pour moi. Tout d’abord, parce qu’il est très difficile de se faire embaucher si l’on n’a pas les bonnes connexions, mais aussi parce que j’ai réalisé que ça ne faisait pas ressortir le meilleur de moi-même, je me sentais contraint, comme si je faisais semblant. Ce n’était d’ailleurs pas pour des drames, pas même pour de la fiction, mais plutôt pour des docu-fictions, presque une musique de catalogue. Ça ne fonctionnait pas pour moi, donc j’ai lancé le label en 2006, et c’est depuis ce jour mon occupation principale. Et ça fait huit ans. Comme le temps passe vite !

 

 

En marge de l’édition de disques, vous composez de la musique chorale. Pourquoi ?

C’est entièrement par passion. Si composer pour la TV ne me semblait pas naturel, ce que j’ai découvert dans la musique chorale vient vraiment du cœur, tout à fait en phase avec ce que je voulais exprimer, à cause des mots, du son, toute cette expérience qui consiste à faire jouer de la musique par le corps humain. C’est une expérience très viscérale. Je n’ai commencé à chanter qu’en 2006, et c’était ma première expérience en la matière. J’avais postulé pour être ténor dans une chorale et j’ai été sélectionné. J’en profite d’ailleurs pour mentionner ma première expérience : tout amateur de musique de film devrait explorer le travail d’Eric Withacre, un compositeur américain, principalement de chant choral : c’est très cinématique, très coloré, ça vous donne sans cesse des frissons. J’ai chanté une de ses pièces, Water Night, dotée de très belles paroles provenant d’un poème d’Octavio Paz, et j’ai été très touché lorsque j’ai interprété cette pièce pour la première fois, à cause de l’harmonie, très forte… J’ai donc décidé de me lancer, d’écrire pour un ensemble à huit voix. Et, les mains tremblantes, je l’ai donné à mon chef de chœur, juste histoire d’avoir un avis. A la répétition suivante, elle avait copié la partition pour la faire répéter à tout le chœur. Je ne m’y attendais pas du tout ! Je tremblais, j’étais très intimidé, mais ça sonnait plutôt bien, et ce fut donc mon point de départ. Je continue de composer pour elle et pour cette chorale, encore aujourd’hui.

 

Qu’est-ce qui vous a amené à composer la Rainbow Suite ?

C’était une commande pour un festival consacré aux gays, lesbiennes et transgenres à Göteborg, ma ville natale. Mon idée était de composer une pièce en connexion avec le drapeau arc-en-ciel qui reflèterait la signification des couleurs de ce drapeau, parce qu’il y a un sens à chacune de ces couleurs. J’ai donc cherché sur internet différents poètes, farfouillant pour trouver des poèmes qui conviendraient, et j’ai composé cette suite de 30 minutes que nous avons jouée lors du festival. Cependant, ce que nous n’avions pas réalisé, c’est que cette même soirée, à la même heure, était diffusé à la TV le concours de l’Eurovision. Donc fondamentalement, tous ceux qui étaient censés venir étaient devant leur télévision, puisque que l’Eurovision est le principal événement gay en Europe chaque année.

 

Vous êtes consultant pour des festivals, en particulier ici, à Cordoue. En quoi cela consiste-t-il ?

Ça dépend. Chaque mission est différente. Par exemple, à Göteborg, je suis impliqué dans plusieurs événements. A ce niveau, pour des salles de concert professionnelles, avec tout la machinerie et tout le personnel inhérents, il s’agit surtout de conseiller sur le répertoire, mettre la musique dans le bon ordre, travailler avec le chef d’orchestre ou le directeur artistique. C’est différent à Cordoue, il s’agit plus de l’organisation des concerts eux-mêmes. Nous travaillons sur des germes d’idées, comme par exemple l’hommage à Jerry Goldsmith, puisque c’est le dixième anniversaire de sa disparition, et que c’est aussi le dixième anniversaire du Festival. Mon rôle est d’établir le programme, de le faire valider par David (Doncel, président du Festival) et Arturo (Diez Boscovich), qui est le directeur artistique. L’étape suivante est bien entendu d’obtenir la musique, de réunir les partitions et de contacter les compositeurs. Par exemple, demander à Joel McNeely s’il accepterait que l’on joue un de ses morceaux…

 

 

Donc nous récupérons tout le matériau, et nous pensons ensuite aux arrangements pour le concert. Cette année, nous avions un manager qui se chargeait de toutes les corrections ou adaptations nécessaires, donc je lui envoyais les éléments. L’année dernière, j’étais aussi en charge de cette partie, qui représente beaucoup de travail. L’organisation du Festival prend beaucoup de temps : il faut gérer les annulations, les sections de partitions manquantes, le planning des répétitions… Il faut s’assurer que chaque invité disposera du temps nécessaire pour répéter. C’est très logistique. Je dois aussi travailler avec l’équipe en charge du son, et je n’étais d’ailleurs pas préparé à le faire pour la symphonie de Doctor Who, mais j’ai dû aller en cabine, parce que la musique avait besoin d’amplification, et qu’il fallait gérer la balance avec l’orchestre.

 

Comment procédez-vous pour obtenir les partitions ?

Chaque cas est différent. J’ai lancé mon premier fanzine en 92-93 et, au fil des années, mon réseau de contacts s’est développé, ça ne pose donc pas de problèmes de contacter un compositeur. Mais ensuite, pour obtenir les partitions, il faut passer par les copistes, ou la compagnie qui s’est occupée de la préparation de la musique. Dans le cas de Goldsmith, j’ai travaillé cette année avec James Fitzpatrick, qui dispose d’arrangements faits pour des réenregistrements, je passe aussi par d’autres sources. C’est un peu un travail de détective.

 

Combien de temps faut-il pour rassembler tout ce dont vous avez besoin ?

Cette année, j’ai démarré deux mois avant le début du Festival, en travaillant presque à plein temps. La date limite pour tout récupérer était fixée à un mois avant le début du Festival, mais nous avons eu quelques ajouts tardifs. C’est tellement enthousiasmant lorsque vous assistez au concert et que vous constatez que les morceaux fonctionnent. Ça fonctionne aussi pendant les répétitions, mais il y manque l’énergie du concert lui-même. Je regarde le public, tout le monde sourit, et là, je suis heureux ! C’est l’objectif, c’est pourquoi je fais tout ça ! Il ya aussi une grosse différence entre produire un concert ici ou pour une salle de concert, parce que le public est différent, ce sont des fans. Comme j’en suis un moi-même, je sais ce qu’ils attendent et quelle musique va leur procurer des frissons. C’est ce qui compte. Entre la production d’un concert et celle d’un bon album, le processus est assez similaire : il faut que ça fonctionne comme une expérience complète.

 

Pour MovieScore Media, vous avez d’abord édité vos premiers albums uniquement en digital, puis vous êtes passé au CD…

J’avais au début l’idée assez naïve que je pouvais éduquer le public. Le téléchargement légal est un très bon moyen pour découvrir de la musique. En ce qui me concerne, j’achète la plupart du temps ma musique en numérique. Mais je me suis rapidement rendu compte que ça ne fonctionnait pas : en digital, l’investissement est bien moindre que pour le CD, mais le gain n’est pas non plus très élevé. Quand vous éditez un CD, l’investissement est un peu plus élevé, mais vous en vendez plus aux amateurs. J’ai donc passé un accord avec Screen Archives afin qu’ils distribuent mes CDs, et ça a rapidement démarré. J’ai eu quelques succès au départ, comme le dernier score de Basil Poledouris, The Legend Of Butch And Sundance, et quelques autres. Mais j’ai ensuite commencé à éditer des musiques plus difficiles à vendre. Il faut être réaliste : presque toute la musique que j’édite provient de compositeurs inconnus et de tous petits films. De la musique de qualité, mais tout de même difficile à vendre parce que personne n’en a entendu parler. Donc c’est tout sauf facile, et nous avons édité beaucoup de CDs en seulement quelques années, ce qui m’a obligé à revenir en arrière pour trouver un équilibre. J’ai donc recommencé à proposer certaines choses uniquement en digital : ça ne fonctionne pas de tout proposer en CD, malheureusement.

 

 

Mais certains compositeurs étaient inconnus jusqu’à ce que vous les découvriez…

Je sais, et c’est génial. Mais la réalité du marché a beaucoup évolué depuis les premiers albums de James Peterson, Ryan Shore, Jeff Grace… Le temps a passé et tout a changé, il y a maintenant beaucoup plus de compétition. Le nombre de CDs et de sorties en digital chaque semaine est juste incroyable. Trente ou quarante titres par semaine ! Il suffit de consulter n’importe quel listing des nouvelles sorties. C’est cette situation que j’affronte : il y a toutes les grosses sorties de la semaine, films et séries, les rééditions de grands compositeurs, celles de l’Âge d’Or, et il y a un tout petit score d’un compositeur inconnu, qui se noie dans la masse… Il faut trouver un moyen de se distinguer, d’une façon ou d’une autre. C’est plus difficile. Il y encore cinq ans, ce n’était pas ainsi.

 

En quoi consiste exactement votre travail pour MovieScore Media ?

Je produis sans cesse des albums. J’ai toujours plusieurs productions en parallèle, à différentes étapes. Je débute toujours en contactant un compositeur ou un studio pour un film à venir. Comme vous le savez, la plupart de mes albums sont consacrés aux films du moment. Les éditions pour collectionneurs, les archives, la Discovery Collection, ce sont juste des bonus pour moi. Mais mon attention est avant tout orientée sur le cinéma contemporain. Je surveille tout ce qui va sortir dans les deux mois à venir, au cinéma ou à la TV, et j’envoie ensuite des demandes par e-mail aux personnes concernées. Les compositeurs et les studios me contactent aussi très souvent, en particulier les jeunes compositeurs, parce qu’ils savent que je pourrais être intéressé par leur musique. C’est donc ainsi que je commence, et si un accord est trouvé, cela peut prendre un peu de temps en termes d’allers-retours avant de conclure les négociations. L’étape suivante est de pouvoir obtenir la musique et de produire l’album. Les compositeurs disposent rarement d’un album tout prêt. Et j’aime d’ailleurs accéder au score complet, aux partitions, et travailler à partir de là pour construire l’album. Je leur envoie ensuite pour validation, éventuellement quelques ajustements, puis on mastérise et on prépare le design du livret, ce que je fais moi-même : dans mon passé de journaliste, j’ai beaucoup œuvré en tant que graphiste, c’était donc naturel de le faire.

 

Ce que je ne fais plus, ce sont les notes d’accompagnement. Je travaille avec Gergely Hubai, un ami hongrois. Il écrit pour moi beaucoup de livrets, qui sont de toute façon assez réduits dans mes albums : je ne crois pas qu’il faille 24 pages pour détailler la musique. J’aime que celle-ci s’exprime par elle-même. Donc c’est juste une mise en contexte, quelques souvenirs des sessions… Je ne pense pas qu’une analyse piste par piste soit nécessaire, même si je sais que certaines personnes adorent ça. Mais je dois trouver un équilibre, ça me prendrait beaucoup trop de temps, couterait bien trop cher, et je ne pourrais pas éditer autant de choses. Enfin, à la fin du processus, il y a le calcul des royalties, qui est ennuyeux mais doit être fait cependant. Et ce processus se fait simultanément sur une dizaine d’albums. Voilà en quoi consiste mon travail. Et comme je compose aussi à côté, si j’ai une commande pour un chœur, je mets le label de côté pour quelques jours ou quelques semaines, selon mes besoins, parce qu’écrire de la musique est vraiment ma grande passion. Ne serait-ce que pour ma santé mentale…

 

 

Vous avez également lancé un autre label, ScreamWorks…

Les fans de cinéma d’horreur sont nombreux, tout autant que les amateurs de musique de film. Donc pourquoi ne pas combiner les deux de manière plus claire ? ScreamWorks intéresse peut-être plus les amateurs d’horreur qui normalement n’achètent pas de bandes originales, mais pourraient trouver ici un concept intéressant. C’était l’idée, et nous avons alors trouvé le nom, ScreamWorks, que je trouve hilarant. En Suède, de là d’où je viens, à Göteborg, il y a un certain sens de l’humour qu’on appelle « l’humour de Göteborg. » Ce n’est pas drôle, mais j’adore. Et ScreamWorks correspond bien à cet humour. Donc c’était moitié business, moitié fun de lancer ce nouveau label.

 

Il y a un an, vous avez commencé à collaborer avec Kronos Records. Comment cela s’est-il passé ?

Ça a fonctionné pendant un temps, mais malheureusement, nous n’allons pas poursuivre. Nous avons traversé un an de mariage, avant de décider de nous séparer et de rester amis. Nous partagions la même vision pour ce qui est de défendre la bonne musique et des compositeurs peu connus. Mais j’édite énormément d’albums, et ceci a toujours été la cause d’un écart entre nous. Donc nous avons décidé de nous séparer pour prendre des chemins différents. C’est un peu triste, parce que nous nous sommes beaucoup amusés. Godwin (Borg) est un type très drôle.

 

Allez-vous continuer à éditer des CDs ?

Oui. Je travaille sur une nouvelle solution. Je ne peux pas encore dire quelle sera l’option retenue parce que j’attends une confirmation. Mais d’autres CDs MovieScore continueront à sortir, assurément. Certains titres sont depuis un moment dans les limbes, comme Grand Piano, mais ils sortiront. J’aurai aussi quelques nouveaux titres dans la Discovery Collection, entre autres un score de David Shire pour un téléfilm, Rear Window (Fenêtre sur Cour). Il y a donc beaucoup de choses à venir, mais elles sortiront d’une manière un peu différente.

 

Comment décidez-vous du nombre d’exemplaires qui seront pressés ?

Je pense que c’est au distributeur du disque que revient ce choix. J’ai édité certains CDs qui me semblaient très vendeurs, et il m’en reste 600 exemplaires. J’en ai sorti d’autres à 500 exemplaires et ils ont été épuisés en deux semaines. C’est imprévisible. George And The Dragon (Georges et le Dragon) a très vite été épuisé. Gast Waltzing ? Personne n’en avait jamais entendu parler ! Craig Spaulding, de Screen Archives, m’a dit : « C’est à cause du titre… Il y a dragon dedans. C’est vendeur. Tout le monde sait que ça va être épique ! » C’est donc imprévisible, et il est très difficile de décider. Mais habituellement, ce n’est pas très drôle pour le distributeur de voir les CDs s’empiler, donc nous commençons petit. Et parfois, nous repressons certains disques.

 

A cet égard, il y a eu d’abord confusion, parce que nous faisions comme tout le monde : des éditions limitées. Il était donc inscrit « Limited Edition » sur le disque, à 1000 copies ou autres. Puis nous avons sorti Let The Right One In (Morse), limité à 500 exemplaires, et nous en avons vendu au final plusieurs milliers d’exemplaires. A ce moment-là, je me suis dit : c’est stupide, c’est juste un truc marketing pour en vendre 500 ». Donc si la demande est forte, vais-je en faire plus ? Bien sûr que oui. Rien ne l’empêche, ni accord avec les studios, ni musiciens qui s’y opposent, et les compositeurs sont juste ravis que j’en édite plus. Donc j’ai décidé de ne plus limiter, parce que c’est juste un truc pour manipuler la vanité des fans, pour qu’ils puissent dire : « J’en ai un exemplaire ! »

 

 

Cela dit, il est possible que je doive à un moment réajuster de nouveau, pour continuer à prendre une part active à la compétition plutôt que de rester sur le bas-côté en pensant que les autres font n’importe quoi. Parce que c’est ce que je pense, personnellement. Je sais qu’il y a certaines limitations imposées par les studios, mais j’en ai édités quelques-uns de ce type, et personne ne m’a jamais demandé de limiter à 1000 exemplaires. Pourquoi faire ? Tout le monde veut vendre. Sauf quand, parfois, vous avez payé une avance pour un certain nombre d’exemplaires et dans ce cas, l’affaire est réglée. C’est un scénario possible. Donc j’ai essayé de retirer, pour un temps, cette notion de limitation des CDs, indiquant qu’il s’agissait de la première édition de 500 exemplaires, sous-entendu qu’il pouvait, en cas de succès, y avoir une seconde édition. C’est quelque chose que Doug Fake, d’Intrada, m’avait suggéré, et j’ai trouvé que c’était une idée géniale, que c’est bien plus honnête de dire : « Nous avons pressé 500 exemplaires, il n’y en aura peut-être pas plus, mais ce n’est pas limité pour autant ». Mais je sais que ça a perturbé tout le monde : « Est-ce limité ou pas ? Et si ce n’est pas limité, pourquoi n’en font-ils que 500 ? » Mais franchement, comment un collectionneur peut-il savoir que je n’en ai pas fait presser 1000 exemplaires, même si c’est indiqué 500 sur le CD ? C’est pour ça que je parle d’un « truc ». Je ne dis pas que tout le monde triche, je ne pense pas que ce soit le cas. Mais le fait est que ce n’est pas qu’une édition soit limitée qui importe vraiment, c’est la musique qui compte avant tout.

 

Selon quels critères sélectionnez-vous vos albums ?

Surtout des critères musicaux, évidemment. Vous connaissez mon catalogue, qui est riche de musiques intéressantes pour des films qui peuvent ne pas être particulièrement bons, et qui parfois ne sortent même pas. J’aime travailler avec des compositeurs qui on une vision, un style, qui apportent quelque chose de neuf. Et je considère bien entendu aussi le potentiel commercial du film. J’essaie de faire coïncider la sortie des albums avec celle des films. J’essaie de survivre, rien de plus. Mais cependant, si la musique est médiocre, je ne vais pas l’éditer. J’ai publié récemment quelques albums de scores électroniques, et je pense que certaines personnes se demandent pourquoi je les ai édités. Mais je les apprécie vraiment. Par exemple, The Machine, qui n’est disponible qu’en digital, est un film de science-fiction avec un excellent score rétro dans le style de Vangelis. C’est très différent de la musique orchestrale que j’aime tant, mais je pense que c’est rafraichissant d’une autre manière. C’est d’ailleurs curieux, ces derniers mois, j’ai édité plusieurs scores 80’s rétro qui sonnent comme du Faltermeyer. Mais c’est juste une coïncidence, c’est la tendance du moment.

 

Quels sont vos best-sellers ?

Let The Right One In. Les albums de Merlin se sont très bien vendus, en particulier en digital, parce qu’il est évident que la TV vends très bien en téléchargement. Mais les CDs se sont bien vendus aussi. Emma, la série de la BBC. Ici, en Espagne, il y a eu récemment El Tiempo entre Costuras. Grand Piano s’est très bien vendu aussi, jusqu’à présent, sur iTunes. Et avant ça, il y a eu le Poledouris, ainsi que Back To Gaya.

 

 

Certains compositeurs refusent-ils parfois que l’un de leurs scores soit édité ?

C’est très inhabituel qu’ils refusent. Cela s’est produit en de très rares occasions. Habituellement, ils sont juste ravis et, je pense, surpris du traitement dont ils bénéficient. Je suis moi-même compositeur, et j’ai donc une sensibilité particulière quand il s’agit de concevoir un album. Au départ, la plupart des compositeurs me disent : « Oui, bien sûr, vous pouvez l’éditer. Que dois-je faire ? » Et je leur dis simplement : « Envoyez-moi le score complet, et je vous enverrai l’album finalisé en retour. » Et c’est là qu’ils commencent à être enthousiastes. Parce que la plupart d’entre eux ne l’imaginaient pas ainsi, c’est une nouvelle expérience pour eux, ils n’imaginaient pas que ça pouvait être fait comme ça. Donc c’est vraiment gratifiant pour moi, c’est la partie la plus amusante. Par exemple, Benjamin Wallfisch m’a demandé de produire ses albums même pour d’autres labels, juste parce qu’il apprécie ma façon de travailler.

 

Avez-vous déjà édité un album pour faire plaisir à un compositeur ?

Non. Enfin, si, j’ai produit un album pour Ryan Shore, qui voulait une version en 5.1 de Jack Brooks. Je n’avais pas grand-chose à en retirer, mais je l’ai fait tout de même. C’est le genre de chose que j’ai peut-être fait une ou deux fois. Mais non, je ne produirais pas un album juste pour faire plaisir à quelqu’un. Je pense qu’il est important de conserver ma ligne éditoriale.

 

Est-ce difficile d’obtenir les droits d’un score ?

Parfois c’est très difficile, parfois il suffit d’un seul e-mail. Mais quand ça se complique, il faut parfois cinquante e-mails, et vous n’êtes même pas certain d’arriver à un accord. C’est quelques chose que j’ai appris de mes collègues : nous tous, nous devons éduquer les ayant-droits, les producteurs, parce qu’ils ne comprennent pas, ne savent pas, comment ça fonctionne. Une fois que vous avez fait ça, tout devient plus facile pour la prochaine négociation.

 

Avez-vous déjà échoué à éditer un score faute de parvenir à un accord ?

J’étais intéressé par Police Academy, par exemple. J’ai étudié le projet très en amont, et j’ai fait une proposition à Warner Bros. Mais ils se sont orientés vers un autre label, et j’ai laissé tomber. Mon idée était de produire un coffret compilant les sept films, au lieu des scores complets, parce que je ne suis pas un grand fan des intégrales. Mais je n’ai pas été déçu, ce n’est pas vraiment un problème, ça arrive tout le temps. Parfois, il se trouve que vous collaborez avec un compositeur, et que celui-ci commence à travailler pour un gros studio, et ce studio a déjà un partenariat avec un autre label, donc je ne peux pas éditer le score. Ça arrive. Mais il y a tant de musique à sortir ! Et j’en ai déjà édité beaucoup, donc si j’en rate un ou deux, ce n’est pas bien grave.

 

 

Quelles sont vos relations avec les autres labels de musique de film ?

Nous n’avons pas vraiment de relations, sauf bien évidemment avec Kronos Records. Mais nous sommes collègues, et il y a un certain degré de respect entre nous. Nous n’irions pas sur un forum pour critiquer les autres labels. Ce ne serait pas du tout professionnel. Mais en même temps, ce pourrait être rafraichissant pour les professionnels du marché de la musique de film de se rencontrer et de discuter de ce que nous faisons, tant en termes d’esthétique que de business. Nous sommes si peu nombreux, on pourrait se retrouver et boire quelques bières…

 

Oui, même si vous ne jouez pas sur le même terrain : ils n’éditeraient pas ce que vous choisissez de sortir…

C’est vrai. Mes plus gros succès seraient à peine considérés par la plupart d’entre eux. Nous sommes différents, avec des perspectives différentes et des segments marketing différents. Ce qui est bon pour tout le monde…

 

Selon vous, le CD a-t-il un avenir ?

Je pense que oui, définitivement, et le vinyle également. C’est un marché curieux pour ce dernier, mais j’ai parfois des demandes. C’est très souvent lié aux films cultes, comme Let The Right One In, dont j’ai cédé les droits à une compagnie de vinyles. Et Big Bad Wolves, qui va aussi sortir en vinyle. En quantités réduites, bien sûr, mais je pense que s’il y a encore une place pour le vinyle, il y a définitivement une place pour le CD. Le marché s’est beaucoup transformé avec les années, les ventes en digital prospèrent plus qu’il y a 6 ou 7 ans, mais en même temps, les collectionneurs de bandes originales, les fans, sont de plus en plus nombreux. Donc ce petit marché se développe, il y a beaucoup de concurrence, de très nombreux titres. Probablement trop, même si j’y contribue aussi… Peut-être que les CDs de Kylie Minogue, par exemple, sont en voie de disparition. Mais pas les niches très spécifiques que sont la musique de film ou le classique. Il y a tellement d’amateur audiophiles. Ce qui est possible, c’est que le prix du CD augmente par rapport à aujourd’hui. Et le marché numérique va aussi évoluer, parce que même si le streaming n’est pas encore très lucratif, il va perdurer, parce que c’est un moyen très facile de faire des découvertes musicales. Nous, labels et producteurs, compositeurs et artistes, devons nous adapter à cette réalité. Aucun d’entre nous n’aurait survécu sans Spotify, la plupart d’entre nous ne seraient plus là depuis longtemps. Donc tout n’est qu’une question d’adaptation et de rééquilibrage.

 

A votre avis, combien y a-t-il de collectionneurs de musique de film dans le monde ?

Quelque part entre 5.000 et 10.000, je pense. Peut-être plus… Je me souviens qu’il y a quelques années, quelqu’un m’avait dit qu’il n’y en avait que 3.000, et que c’était pour cette raison que toutes les éditions étaient limitées à 3.000 exemplaires ! Ce qui sous-entendrait que tous achetaient systématiquement tous les CDs… Donc bien sûr qu’ils sont plus nombreux. Mais nous ne sommes pas non plus tant que ça.

 

 

 

Que pensez-vous de la musique de film d’aujourd’hui, en 2014 ?

Ces dernières années, je n’achète plus grand-chose. J’écoute déjà tellement de musique dans mon travail… Donc quand j’achète un album, c’est en général un Graal, un Goldsmith que j’attends depuis des années, ou un Williams que je n’ai jamais acheté. Cela dit, pour répondre à la question, je pense que l’état de la musique de film aujourd’hui est plutôt bon. Il y a une grande diversité. Le volume de films tournés chaque année, de musique composée, est énorme. Si vous regardez un peu au-delà du Top 10 des films de la semaine, vous trouverez des choses uniques et intéressantes. Je ne dis pas que ça ne peut pas être trouvé dans le Top 10, mais il y a quand même une tendance à standardiser l’esthétique des musiques des films grand public, ce que je trouve complètement déprimant. Ils ont tous le même son, il n’y a aucune surprise, sauf si Hans Zimmer fait quelque chose d’inattendu pour un film comme Sherlock Holmes, pour lequel il a vraiment de chouettes idées, qu’il peut tenter de développer parce qu’il est très respecté. Mais beaucoup de jeunes compositeurs sont obligés de suivre la musique temporaire, et c’est assez déprimant.

 

Mais je pense que, par exemple en Europe, il y a beaucoup de bonne musique de film. En France, en Espagne, la qualité est stupéfiante. Donc je reste positif. Certains se plaignent que les compositeurs manquent de temps lorsqu’ils travaillent sur un film, qu’ils ne disposent que de trois semaines, que les budgets sont restreints… Mais ce n’est pas vrai : il y a beaucoup de films avec un budget confortable, sur lesquels les compositeurs ont un an pour écrire la musique. Rien n’est tout noir ou tout blanc. Il y a tant de belles choses à découvrir, il suffit juste de chercher. Par contre, si vous ne voyez que les trois gros films de l’année, et que vous n’achetez que ces trois albums-là, oui, ça risque d’être un peu noir… C’est juste une question d’équilibre entre culture populaire et qualité artistique, comme pour toute forme d’art.

 

 


Entretien réalisé le 27 juillet 2014 par Olivier Desbrosses
Transcription: Stéphanie Personne
Traduction : Olivier Desbrosses
Illustrations : © MovieScore Media / Alexandre Lessertisseur
Remerciements à Mikael Carlsson pour sa disponibilité et sa gentillesse.

Olivier Desbrosses
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