Sylvain Chomet : la magie existe !
Interviews • Publié le 23/04/2011 par

 

Si l’obtention par L’Illusionniste du César du meilleur film d’animation 2010 ressemble à une consécration, c’est que Sylvain Chomet n’en était pas à son coup d’essai. Plusieurs fois nommés pour les Oscars et récompensé ailleurs pour ses films précédents, le réalisateur ajoute à ses talents d’animateur-raconteur d’histoires celui de scénariste, y compris pour la bande-dessinée. Ici, le scénario n’est pas original mais il a trouvé en Sylvain Chomet un lecteur passionné et un metteur en scène sensible : cette histoire inédite de Jacques Tati, narrant la fin d’une époque dans le monde du spectacle d’après-guerre, a fait naître dans son esprit un film d’animation à l’esthétique et au charme totalement cohérents avec le contexte. Les thèmes abordés par L’Illusionniste lui tenant particulièrement à cœur, Sylvain Chomet s’est également découvert le talent de mélodiste et a voulu tenir ce rôle pour raconter – en musique – l’histoire du magicien Tatischeff. C’est donc surtout en tant que compositeur qu’il nous a accordé cet entretien, sans oublier de nous livrer quelques secrets de fabrication.

 

Il y avait des clins d’œil à Tati dans Les Triplettes de Belleville. Qu’est-ce qui vous rapproche de ce réalisateur ?

Il y a effectivement des références à Jacques Tati. Il n’y a presque pas de dialogues chez Tati et mon style d’animation se rapproche assez du mime. C’est assez étrange parce que cela allait croissant au fil de la fabrication du film. J’ai d’abord mis une girouette en forme de facteur, celui de Jour de Fête, car je trouvais que cette silhouette se mariait bien avec le thème du vélo. Puis j’ai mis des posters de ses films parce que ces affiches ont un style très graphique – ce sont souvent des illustrations. Mais ce n’était pas vraiment conscient de ma part, je ne voulais pas rendre hommage à Tati : il s’est invité un peu de lui-même et cela me paraissait naturel. Et c’est étrange parce que plus tard, j’ai parlé à Sophie Tatischeff qui m’a confié le scénario de L’Illusionniste.

 

Vous n’aviez pas encore composé la musique de vos films, sauf la chanson des Triplettes de Belleville. Qu’est-ce qui vous a décidé à le faire pour L’Illusionniste ?

Pour La Vieille Dame et les Pigeons, je n’avais pas pensé à la musique car c’était mon premier film. J’ai donc fait appel à Jean Corti, qui fût l’accordéoniste de Jacques Brel. Il m’a proposé un morceau qu’il avait composé avant la mort de Brel et la musique est donc basée sur l’accordéon. Pour Les Triplettes de Belleville, j’ai tout de même composé quelques morceaux, dont Attila Marcel, une chanson à la manière d’Edith Piaf, ainsi que les paroles et une partie de l’air de la chanson des Triplettes, Belleville Rendez-Vous. Benoît Charest a fait tout le reste. Quand j’ai lu le script de L’Illusionniste, il était évident pour moi que les dernières minutes du film seraient musicales. Et puis il y a pour moi quelque chose de personnel au niveau de l’émotion et je ne me voyais pas essayer de faire comprendre à un musicien ce que j’entendais déjà en termes de musique. Par contre, j’ai travaillé avec un musicien écossais qui s’appelle Malcolm Ross, qui a formé le groupe The Britoons pour interpréter trois chansons originales. Je voulais que cela soit pointu musicalement, que cela sonne vraiment comme du rock anglais des années 50.

 

Oui, c’est à se demander si ce sont des chansons originales ou existantes !

Malcolm est l’ancien guitariste de Orange Juice, un groupe de rock des années 80. Je lui avais parlé du groupe qui apparaitrait à l’écran, avec ce petit côté efféminé ; Malcolm a donc écrit des paroles parfois ambigües mais le tout est très bien fait.

 

 

A quel moment avez-vous commencé à écrire les thèmes ?

J’ai d’abord cherché à composer le thème de l’illusionniste puis à en faire une espèce de concerto pour la fin du film. J’ai trouvé ce thème quand nous étions à l’étape du storyboard animé. D’ailleurs, je l’ai composé avant d’animer le storyboard pour savoir comment monter les séquences. Il fait penser à la musique des films de Tati, avec les appels de piano, ce côté un peu « manège »…

 

De manière générale, quelles thématiques vouliez-vous illustrer avec la musique ?

Les musiques de scène sont vraiment à part. Je ne voulais pas que le reste soit trop homogène, il y a donc plusieurs styles au sein du film, même un morceau arabisant pour le personnage du fakir.

 

On ne l’entend pas beaucoup dans le film…

C’est vrai qu’il y a des quelques scènes qui ont été coupées, dont une où on voit le fakir chez lui, mais on entend un peu le morceau au début en off quand il fait son numéro après Tatischeff. Il y a d’autres thèmes qui illustrent des personnages comme le clown, un morceau dont je voulais qu’il soit insupportable. D’ailleurs, c’était drôle de l’enregistrer avec les musiciens anglais qui sont vraiment très bons, alors que je l’avais composé avec le logiciel Logic. Je suis donc arrivé à Londres avec ma musique de clown complètement débile et je leur ai demandé de la jouer comme des clowns mais cela ne marchait pas car cela forçait le trait. Ensuite, ils l’ont jouée de manière sérieuse, ce qui fonctionnait mieux. Alice a également son thème, lorsqu’elle marche dans les rues d’Edimbourg par exemple. Dans le morceau final, il dialogue avec celui de Tatischeff : le piano accompagne le célesta puis s’efface. Cela illustre le thème du changement, du passage. Les deux thématiques se rejoignent à la fin pour laisser parler la musique alors qu’il n’y a presque plus de sons d’ambiance. D’ailleurs, je me souviens m’être battu avec les mixeurs qui n’ont pas pour habitude de retirer l’ambiance. Nous avons trouvé un compromis car je leur ai fait comprendre que la fin est du pur cinéma alors que le reste est quelque chose de théâtral. Là, c’est la musique qui raconte les émotions.

 

C’est à la fois cohérent musicalement et réussi au niveau narratif.

J’étais très ému par le script et je voulais retranscrire cela dans le film. Mais pour tout dire, au tout début de la production, quelqu’un m’a fait écouter l’adagio du Concerto en sol pour piano de Maurice Ravel et je pensais utiliser cette pièce pour la fin. Il s’est avéré que c’était bien trop long et il était hors de question que je fasse des coupes dans Ravel ! Mais je me suis quand même inspiré de la nostalgie de ce morceau pour composer le mien.

 

L’orchestration y contribue beaucoup, notamment avec les cordes.

Terry Davies, l’orchestrateur, m’a effectivement beaucoup aidé, il a vraiment permis que la musique puisse être jouée alors que je lui avais donné des sons échantillonnés avec Logic. Il a éclairci le travail des cordes et pour la musique de clown par exemple, morceau dans lequel il y a un ocarina samplé, il a précisé qu’il en fallait deux pour enregistrer. De manière générale, il a ajusté le registre des instruments, chose dont j’ignorais évidemment l’existence puisque je ne sais pas lire la musique. Et puis il était chef d’orchestre : il avait une manière très délicate de travailler avec les musiciens et il était pourtant très respecté. Tout en restant ferme, il n’avait pas besoin de hausser le ton pour se faire comprendre. Nous avions une bonne relation, je pense que je ferai de nouveau appel à lui si j’ai besoin d’un orchestrateur.

 

 

A propos du thème de l’illusionniste, le film commence avec ce magicien qui tente de faire attendre le public avant un film et, de même que l’image est en noir et blanc, le son de la musique trahit la désuétude du numéro. Le personnage fait face à un monde cruel avec les artistes.

Tati a passé vingt ans de sa vie dans le music hall avant de faire du cinéma. Il a sauté du bateau au bon moment mais il a vu ses amis devenir obsolètes. Il était très en colère contre la disparition du music hall. Le script est assez dur de ce point de vue, il s’y passe quelque chose d’inexorable, mais c’est assez drôle de voir que Tati s’en est sorti grâce au cinéma car après tout, il continuait à faire son numéro dans ses films et il a employé d’anciens collègues pour réaliser des effets plateau. Il est resté proche de ce milieu et comme j’avais entendu dire qu’il avait aidé financièrement des clowns, j’ai ajouté ce personnage du clown qui était absent dans le script original. Par la suite, j’en ai eu la confirmation et j’ai même appris que Tati collectionnait les tableaux de clowns !

 

Ah, ce genre de portraits qui me faisaient peur quand je dormais chez ma grand-mère ?

Oui, c’est vrai qu’ils font peur ! De toute façon, le clown est un personnage tout à fait dramatique, c’est très difficile de faire quelque chose de joyeux avec un clown !

 

Surtout avec celui de votre film ! D’ailleurs, son thème résonne de manière particulière car on n’entend pas la musique de son numéro mais celle qu’il écoute lui-même pour se rappeler qu’il en est un.

J’ai essayé de faire quelque chose qui, pour moi, est tout à fait dans l’esprit des clowns, c’est à dire une fausse joie, une allégresse simulée que je trouve absolument pathétique et sinistre. Je trouve que ce thème illustre bien la scène où il essaye de se suicider.

 

Parlez-nous du thème du voyage que l’on entend dans Paris London.

Je voulais surtout évoquer cette demi-torpeur que l’on ressent quand on fait des voyages en train. Son mouvement et sa nonchalance nous font divaguer dans nos pensées, chose qui ne nous arrive pas forcément dans d’autres circonstances. Et puis il fallait que ce thème puisse se décliner, par exemple pour l’arrivée en Ecosse. A l’époque, cela prenait des heures pour rejoindre l’Ecosse depuis Londres et c’était souvent par le train de nuit. C’est étrange parce que lorsqu’on est bercé par le mouvement du train et que l’on arrive, le paysage change complètement, ce qui ressemble un peu à un tour de magie. Alors cela fait peut-être cliché mais je voulais qu’on entende des cornemuses et pour l’anecdote, Terry Davies m’a appris qu’on ne pouvait pas faire reproduire les notes telles que je les avait imaginées parce que la cornemuse est un instrument avec lequel on ne peut pas faire ce que l’on veut : on ne peut pas jouer toutes les notes, il n’y a qu’un seul registre et il fallait non seulement réécrire les partitions de cornemuses mais aussi celles des autres instruments. On a donc utilisé les sons samplés et donc, ce que l’on entend dans le film est injouable à la cornemuse ! Et même quand on rejouait ces notes au clavier, j’étais gêné par le bourdon que l’on entend en continu et qui commence avant la mélodie en tant que telle. J’ai donc essayé de couvrir ce bruit que je trouve atroce par le bêlement des moutons qui se trouvent sur le bateau qui transporte Tatischeff !

 

 

On entend le thème d’Alice dans Iona Oban et Blue Dress. On y trouve un peu de fraîcheur mais le ton reste mélancolique.

Je voulais qu’il y ait un côté naïf, c’est pour cela qu’il y a déjà le célesta dans la scène où elle regarde les vitrines. Mais comme l’illusionniste, elle est aussi très seule et c’est pour cela qu’elle essaye de retrouver un peu de son monde quand elle arrive dans la grande ville et qu’elle cueille des fleurs sur la falaise qui surplombe Edimbourg. Ils sont tous les deux très seuls mais, à la grande différence du clown et du ventriloque, ils ont la chance d’être ensemble. C’est pour cela que Tatischeff continue à faire ses tours pour lui offrir des cadeaux, même si cela lui coûte très cher.

 

Comment a été écrit North Sea, que l’on entend partiellement et par fragments dans le film ?

C’est un morceau que j’ai écrit, pas spécialement pour le film, en regardant la Mer du Nord. C’était un peu un coup de bluff parce que j’avais très envie de l’entendre joué par de véritables instruments et j’ai demandé à la production qu’on l’enregistre en faisant croire que c’était pour le film. Je l’ai « essayé » sur la scène dans laquelle ils quittent l’hôtel et je me suis aperçu qu’elle fonctionnait vraiment bien. Je la trouvais tout de suite très cinématographique, dans le sens où elle racontait quelque chose et le ton devenait plus grave.

 

On pourrait l’appeler le thème des adieux…

Oui, Alice et Tatischeff étaient deux personnages différents et il y a le choc de trouver Alice métamorphosée : on la voit qui descend les escaliers dans sa robe bleue, c’est en quelque sorte le premier adieu à la petite fille car elle devient une jeune femme.

 

En parlant d’adieux, que veut dire ce mot laissé par Tatischeff à Alice : « Les magiciens n’existent pas » ?

Mon Dieu, c’est très difficile de répondre… C’est presque comme s’il dit que lui-même n’existe pas puisqu’il s’agit de son métier. En niant l’existence des magiciens, il nie sa propre existence. C’est très dur comme message. Mais ce qui aurait été beaucoup plus grave, c’est de dire que la magie elle-même n’existe pas. Je crois que la magie existe et que chacun est magicien à sa façon, mais c’est la poudre aux yeux et les artifices qu’il faut éviter, comme le fait de posséder des choses par exemple. C’est ce que fait comprendre à Alice le jeune étudiant qu’elle rencontre, quand il lui détache les cheveux pour qu’elle soit plus naturelle. Je crois que l’important est de rester vrai, d’abord avec soi-même.

 

 


Entretien réalisé en avril 2011 par Sébastien Faelens

Transcription  : Sébastien Faelens

Photographies : © Helena Smith / EIFF. Edinburgh International Film Festival 2010

Remerciements à Robert Schlockoff, Lani Sogoyou et Sylvain Chomet

Sébastien Faelens