Varèse Sarabande par Robert Townson

 

Quelle part accordez-vous aux aspects financiers et artistiques avant de valider les projets ?

Je dois absolument trouver un équilibre entre les aspects financiers et artistiques et prendre une décision en fonction de cela. Mais cela ne veut pas dire que l’un pèse plus que l’autre. Il s’agit vraiment de trouver un équilibre, ce qui est également le cas même lorsque je valide des projets alors que je vais très certainement perdre de l’argent dessus. Certains projets en valent la peine, et cela ne me pose pas de problème : il faut voir les choses sur le long terme, c’est cela qui importe vraiment. Il faut que je termine chaque année dans le positif car c’est ce qui me permet de continuer à éditer toujours plus. Il y a donc toujours une responsabilité fiscale. Je trouve cela important mais, en même temps, ça ne va pas influer au point d’exiger d’un projet qu’il rentre dans ses frais ou qu’il fasse de l’argent… Parce que je prendrai la décision sachant que les choses ne se passeront pas aussi bien que ça.

 

De quelle manière construisez-vous les relations avec les compositeurs, les studios et les ayants-droit ?

Les droits sont généralement détenus par les studios. C’est au compositeur et au studio que j’ai affaire sur chaque projet pour un nouveau film. Heureusement, dans la majorité des cas, tout est assez rationnel, simplifié dans ce domaine, les studios avec lesquels je travaille depuis longtemps possèdent un département juridique, des personnes et des avocats travaillant au sein du département musique, d’autres qui se chargent de l’aspect artistique d’un film…Je connais tous ceux qui sont impliqués. Par exemple, pour un nouveau film chez Warner, les modalités pour trouver un accord peuvent ne prendre que deux minutes car on se contente de faire ce qu’on a fait la fois précédente. Il est possible de s’arrêter plus longuement sur un détail particulier du projet, mais c’est assez simple, ce n’est pas comme si on devait réinventer la roue à chaque fois, ou essayer de faire quelque chose de complètement différent, cela ne demande pas un effort exceptionnel et cela ne réclame pas une réflexion intense…

 

Il peut y avoir plus de difficultés avec des studios moins expérimentés, et le manque d’expérience pose plus de problèmes que n’importe quoi d’autre, car lorsque je travaille chez Warner ou chez Fox, ils savent ce qu’il faut faire. Mais parfois, les compagnies plus petites ne savent pas vraiment ce qu’elles font, elles ne sont pas suffisamment concentrées sur l’essentiel, elles ne savent pas quels éléments nécessitent une attention soutenue quand d’autres peuvent être laissés de côté parce qu’ils ne sont pas très importants, et elles ont donc parfois un problème de gestion des priorités. Dans ce type de situation, je me sens souvent investi d’un rôle de professeur, étant donné le nombre d’albums que j’ai édité et le nombre de contrats que j’ai passés, et cela aide si au moins ils en prennent conscience et respectent cet état de fait. Je peux les aider et leur apprendre s’ils préfèrent s’ouvrir plutôt que de rester dans leur ignorance, mais cela peut vraiment poser un problème car ils finissent parfois par se dire qu’ils n’auraient pas dû m’écouter, et ils sont alors complètement perdus. Et vous essayez de les aider mais ils ne sont même pas en mesure de s’en rendre compte. Certaines de ces situations sont à l’origine de la plus grande des frustrations. Mais avec les grands studios, nous avons un tel passé et une relation de travail tellement longue que les gens seraient surpris de voir à quel point les choses se font simplement et sans effort. C’est tellement agréable de pouvoir traiter rapidement un tas de choses pour ensuite se concentrer sur l’essentiel, ce qui réclame le plus de temps : faire un bon album.

 

Lorsque vous produisez un score, l’existence d’une autre édition est-elle ou pas une bonne chose ?
Chaque film est un cas particulier. Total Recall peut-être un bon exemple pour illustrer cela. J’ai édité un premier album d’environ 40 minutes puis, des années plus tard, j’ai édité The Deluxe Edition, avec une version longue d’environ 70 minutes. Evidemment, nous avions toujours les droits depuis le premier album, et c’est ce qui a permis d’en faire une édition spéciale. Il est moins évident pour moi de créer une édition Deluxe d’un album qui serait sorti d’abord chez un autre label, mais pas toujours. Lorsque j’ai fait Home Alone 2 (Maman, j’ai encore raté l’avion), de John Williams, le premier album était sorti chez Fox Records, mais ils n’existaient plus, alors nous sommes passés par les studios de la Fox pour éditer une édition spéciale, 2 disques dans ce cas précis. Pour The Fury (Furie), j’ai fait un CD de l’enregistrement album, au début des années 90, puis, des années plus tard, un box de 2 CD dans lequel on retrouvait le score original du film et la version album. Hawaï est un autre exemple de ceux pour lesquels nous avons inclus le score original et la version album dans le même package. Nous avons fait aussi plusieurs albums de Vertigo (Sueurs Froides). Donc chaque cas est unique. Mais si un score a été édité par un label qui ne veut pas renoncer aux droits, et qui les détient toujours, alors cela peut poser un problème parce que nous n’avons alors pas le droit de réaliser l’album qui aurait dû exister, et qui devrait exister, parce qu’un studio ou un label refuse de coopérer. Bien des projets n’ont pas pu voir le jour parce qu’il existait déjà une première édition.

 

Pourquoi sortez-vous des éditions limitées? Comment décidez-vous du nombre d’exemplaires ?

La décision de créer des éditions limitées vient du fait de vouloir mettre le plus d’argent possible dans la production de l’album. S’il s’agit d’un score pour lequel je sais, ou je soupçonne, que les ventes peuvent atteindre un seuil donné, 1000, 2000, 3000… Il est alors préférable de positionner, de structurer la sortie de l’album de manière à ce que les bénéfices de la vente reviennent autant que possible au label, en l’occurrence Varèse Sarabande, parce que si je produit un album et que l’essentiel de l’argent rentre dans la poche d’un magasin de disques, alors cela n’aide pas la production de l’album, ni celle des futurs albums. Si l’on veut investir l’argent que ces productions réclament, le principe des éditions limitées est la seule chose qui rend cela réalisable. J’ai eu cette idée très tôt, lors des premiers Masters Film Music que j’ai produits, comme The Boys From Brazil (Ces Garçons qui venaient du Brésil), l’album Suites And Themes de Jerry Goldsmith, le coffret des Concert Suites et Obsession de Bernard Herrmann, à la fin des années 80 et au début des années 90. C’était la naissance de ce qui est devenu le phénomène actuel des éditions limitées.

 

 

Combien de copies vendez-vous dans le cadre d’un lancement habituel ?

Il n’y a jamais rien d’habituel. Les écarts peuvent être considérables. Certains titres vont se vendre à quelques milliers d’exemplaires, d’autres quelques milliers de plus, d’autres encore plus, jusqu’à des dizaines de milliers. Cela évolue sans arrêt, et évolue sans cesse d’un projet à l’autre. Il existe tellement de projets différents. Rien n’est de l’ordre de l’habituel ou du normal car chaque projet a sa propre histoire. Je peux avoir des ventes très importantes, et d’autres très modestes.

 

Si les ventes sont faibles, considérez-vous cela comme un échec ?

Non. Certains titres se vendent effectivement beaucoup moins bien que ce à quoi je m’attendais, mais si l’album est magnifique, je le regarde en me disant : « Vous savez quoi ? Je ne regrette rien, je suis tellement content d’avoir sorti cet album ». Même s’il ne s’est vendu que 300 copies, je suis surtout triste que davantage de personnes n’aient pas eu l’occasion de l’écouter, parce que j’y crois vraiment, et je voudrais toucher plus de gens, les initier à un compositeur ou à une musique, mais je ne peux pas les forcer. Tout ce que je peux faire, c’est rendre cette musique disponible et espérer que, d’une façon ou d’une autre, les gens finiront par découvrir que cela vaut vraiment la peine.

 

 

Quelles relations entretenez-vous avec les autres labels spécialisés en musique de film ?

Je n’ai pas vraiment de relations avec eux. Je connais bien évidemment leur travail et j’en admire particulièrement certains. Ils sont tous différents, je nourris donc des sentiments différents à l’égard de chacun d’entre eux. Je suis moi-même fan de musique de films, au même titre que les autres. Alors parfois j’écoute un album et je pense à ce que j’aurais fait différemment, mais le plus souvent, particulièrement avec des labels comme FSM ou Intrada, je me procure une de leurs éditions et je suis juste très impressionné, et je l’apprécie comme tout un chacun. J’aime travailler sur le plus d’albums possibles mais, en même temps, il est agréable de ne pas avoir à tout faire. Donc j’apprécie le fait que quelqu’un d’autre ait fait beaucoup d’efforts pour ça, j’en profite et j’en suis reconnaissant.

 

Est-ce plus facile ou plus difficile d’éditer des scores maintenant, comparé à il y a 10 ou 20 ans ?

C’est une question complexe : c’est à la fois plus facile et plus difficile. Mais j’en édite tellement, j’ai résolu tellement de problèmes pour tant des ces éditions que, d’une façon générale, je dirais que c’est globalement plus facile.

 

 

Quel a été l’impact d’internet sur votre métier ?

L’impact se poursuit, les choses continuent à changer. Je pense que, d’une certaine façon, cela a rendu plus facile la gestion des commandes et des envois. Mais en même temps, la technologie qui a permis le téléchargement légal, iTunes, Amazon et autres, a aussi ouvert la porte pour des activités illégales, que je ne comprends pas vraiment : des gens qui se prétendent des fans de la musique, mais participent à son piratage, réduisant les ventes et rendant de plus en plus difficile la production de disques. Beaucoup se justifient en disant « Ce n’est que moi, je n’ai pas un impact pareil à moi tout seul », mais lorsqu’on se trouve face à tant de personnes qui considèrent ainsi la situation, on se trouve face à un des grands maux que la musique de film va devoir affronter à l’avenir. Si l’on ne peut plus s’appuyer sur la vente des disques pour en produire d’autres, ceux-ci finiront par ne plus être produits. Alors que les premiers à se plaindre qu’il y moins de choses à sortir sont souvent ceux là-même qui ne nous aident pas en piratant les disques…

 

Mais la majorité des fans veulent posséder le CD et ne sont pas intéressés par le téléchargement…

Je ne parle pas des fans les plus dévoués. Nous produisons beaucoup de disques qui ne sont pas rentables, et nous avons besoin que certains titres qui ont le potentiel de toucher une cible plus large gagnent de l’argent, parce que ceux-ci soutiennent les projets qui ne peuvent pas se financer d’eux-mêmes. Mais même ceux-là se vendent beaucoup moins. Même si notre meilleure vente cette année est le score de Michael Giacchino pour Star Trek, s’il était sorti il y a 10 ans avec le même degré de succès, il se serait vendu bien mieux qu’aujourd’hui. Et même si l’on considère l’ajout des ventes en digital au total, ça ne compense pas le nombre de ventes perdues à cause de la même technologie, ironiquement…

 

A votre avis, combien y a-t-il d’amateurs de musique de film dans le monde ?

Je ne sais pas s’il y a vraiment une réponse à cette question, parce que certains scores touchent une audience bien plus large que d’autres, et il faudrait catégoriser en se demandant précisément quel est le périmètre de cette question. Parlons-nous des amateurs dévoués qui achètent tout ce qui sort, de ceux qui n’achètent que la moitié de ce qui sort, ou de ceux qui achètent les partitions les plus célèbres comme The Last Of The Mohicans (Le Dernier des Mohicans) ou Out Of Africa, des partitions qui touchent un public bien plus vaste que le périmètre habituel du marché de la musique de film ? On peut alors vendre des dizaines, des centaines de milliers, donc c’est toujours différent. Il faut juste avoir une vision réaliste de ce qu’on peut attendre, ne pas se diriger à l’aveuglette, avoir une idée claire de ce à quoi s’attendre. Je procède ainsi, éditant autant de musique que possible, autant de bonne musique que possible tout en conservant un équilibre financier qui permet de continuer.

 

En tant que producteur de musique de film, comment voyez-vous l’avenir ?

Avec optimisme, en conservant les choses telles qu’elles sont actuellement, en participant à de nouveaux projets, en travaillant avec les compositeurs dans toutes les facettes de leur carrière, en invitant mes amis à des festivals, tout ce qui permet de promouvoir et de partager leur musique avec les amateurs autour du globe. J’apprécie beaucoup l’opportunité d’être à Ubeda, de rencontrer les fans, de parler avec eux, de découvrir quels albums ils aiment, ce à quoi ils pensent, et le fait que nous soyons tous là pour célébrer ce que nous aimons dans cet endroit extraordinaire.

 

 

Olivier Desbrosses
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