Akira (Geinoh Yamashirogumi)

Rêves d'enfants

Décryptages Express • Publié le 12/06/2017 par

AKIRA (1988)Akira
Réalisateur : Katsuhiro Otomo
Compositeur : Geinoh Yamashirogumi (Shoji Yamashiro)
Séquence décryptée : Doll’s Polyphony (0:49:08 – 0:52:14)
Éditeur : JVC

 

Nos cauchemars nous terrifient, mais ils nous aident à grandir. C’est par eux que, sans réel danger, nous pouvons nous confronter à nos peurs les plus profondes. Encore faut-il réussir à distinguer le rêve de la réalité. C’est sans soute plus difficile encore quand on se sent tout à coup investi du pouvoir de la modeler. Autrement dit, quand on devient adolescent. Vu par le prisme de l’anticipation angoissée et typiquement japonaise de Katsuhiro Otomo, c’est en déformant les corps, les décors et les esprits que sont illustrés les soubresauts qui agitent la psyché de Tetsuo Shima, délinquant sans repères dont les pouvoirs télékinétiques sont la métaphore d’un besoin de changements allant jusqu’à la tentation de la table rase. Une vision de la société japonaise encore subversive à la fin des années 80, dans un pays ayant fait de la préservation des traditions un credo indissociable d’une marche forcée vers le progrès, notamment technologique.

 

Une dualité incarnée à la perfection par le grand orchestrateur de la bande originale d’Akira. Homme double, à la fois compositeur sous le nom de Shoji Yamashiro, attaché aux répertoires musicaux les plus traditionnels, et neuroscientifique sous son vrai nom, Tsutomu Oohashi, tellement impliqué dans la recherche sonore d’avant-garde qu’il travaille pendant un temps, dit-on, pour l’armée japonaise. C’est avec le groupe Geinoh Yamashirogumi, dont il est le directeur musical, qu’il crée, en parallèle à la production du film, la bande originale du film tiré de la bande-dessinée alors encore en cours de publication. Un work in progress à tous niveaux, Otomo inventant pour le cinéma une conclusion à une histoire qu’il doit encore terminer sur le papier, Yamashiro, de son côté, composant parfois la musique avant que la moindre image ne soit photographiée. C’est sans doute ce bouillonnement créatif, rigoureux et virtuose par la maîtrise que chacun des artistes impliqués possède de son art, mais les obligeant à poser les rails au fur et à mesure que le train avance, qui explique l’énergie incroyable qui traverse tout le film, surtout lorsque l’on sait que chaque scène, aussi sauvage soit-elle, est le produit de la succession de centaines de dessins méticuleux et presque identiques dessinés à la main. En résumé, une volonté de créer confinant à la folie, à l’œuvre derrière les murs d’un studio qu’on imagine aussi austère que le laboratoire de l’université de Chiba où enseigne Shoji Yamashiro, ou que la chambre d’hôpital où Tetsuo est surveillé par des scientifiques perplexes.

 

Que se passe-t-il donc dans la tête de cet adolescent dont la rage de vivre vient de réveiller des pouvoirs mentaux effrayants ? On va le voir et l’entendre à travers une séquence onirique cauchemardesque. Tetsuo, comme tous les jeunes hommes, veut sortir de l’enfance, mais a du mal à la quitter. Alité, en proie à l’insomnie et la migraine, à l’abri des regards, pourrait-il se laisser aller à chercher le réconfort d’une peluche, d’un doudou, d’une de ses amulettes d’enfant ? Soulageant l’angoisse du moment par l’incongruité, une voix aigüe et nasillarde surgit et scande comme un babil. Un ourson en peluche apparaît et nous laisse croire que la douceur d’un rêve pelucheux et mou vient au secours de Tetsuo.

 

Le cauchemar de Tetsuo

 

Mais il y a tout de même quelque chose d’étrange. Tetsuo veut saisir les jouets, sa main ne serre que le vide. Un chœur masculin écrase la scansion enfantine pendant qu’à l’image, des monstres énormes, identiques aux jouets disparus, s’assemblent. Nous basculons dans le cauchemar. La note grave tenue sans respirer nous transmet une impression de suffocation. Puis les voix s’organisent en polyphonie, battant comme le sang aux tempes et parodiant une marche enfantine, alors qu’apparaît une voiture anthropomorphe se dandinant vaguement. Les objets rassurants sont devenus des golems menaçants, et les chants qui nous donnaient du courage célèbrent maintenant notre peur de grandir. Le lait maternel, symbole universel de consolation et de soulagement, est vomi sur Tetsuo dans des geysers menaçant de le noyer. Dans la chambre de l’enfance, on ne trouve plus aucun réconfort. Au contraire : tout ce qui vient de là ne se repaît que de notre peur. Il faut en sortir et fuir dans le monde des adultes. Irruption du réel dans la séquence, le sang de Tetsuo met fin au cauchemar. Le silence de la solitude, mais aussi de la lucidité, reprend ses droits. La musique s’éteint le long d’une note de synthétiseur qui s’efface.

 

Elle reviendra vite accompagner les mutations entropiques de Tetsuo, toujours rythmique, vocale, délirante. Le futur déliquescent d’Akira, entre deux apocalypses, aurait pu inspirer une musique synthétique, désabusée et planante, dans l’ombre du travail de Vangelis pour Blade Runner – référence à laquelle même le film d’Otomo ne peut se soustraire – ou puiser dans le catalogue rock pour fournir la bande-son des virées de la bande à Kaneda, comme les producteurs de Heavy Metal l’avaient fait pour insuffler une énergie subversive à leur film. Shoji Yamashiro est au-dessus de tout cela, bien au-dessus. Puisant dans les racines musicales les plus traditionnelles du japon (tambours, chants masculins, dramaturgie nô), il invente une musique absolument inédite, d’une originalité folle, dont la découverte reste, encore aujourd’hui, une des expériences les plus bouleversantes qu’on puisse souhaiter aux amateurs de musique de film, d’autant plus forte qu’Akira demeure la seule bande originale du collectif.

 

Sans doute n’a-t-il jamais trouvé un autre film plus propice que le chef d’œuvre incandescent d’Otomo aux expérimentations sans tabou de Yamashiro, pour qui rien ne semble sacré hormis la certitude d’avancer là où personne n’a été auparavant. Là, la ligne entre passé et présent, rêve et réalité, tradition et innovation, mélodie et pulsation, orient et occident, enfance et maturité, sauvagerie et apprivoisement, se brouille et s’efface. L’endroit même où Tetsuo Shima ne cesse d’essayer de se souvenir de qui il est pour imaginer qui il sera, dans un spasme cauchemardesque infini.

 

Pierre Braillon
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